Sur
Rameau et son oeuvre
Sur
l'oeuvre
Monseigneur, il y a dans cet opéra assez
de musique pour en faire dix.
C'est Maret qui rapporte cette réflexion de Campra
au Prince de Conti, à propos d'Hippolyte et Aricie
(1733). A propos de Rameau, et en cette même occasion, Campra
aurait également déclaré : Voici
l'homme qui nous chassera tous.
...Beaucoup
de bruit, force fredon ; et lorsque par hasard il s'y
rencontrait deux mesures qui pouvaient faire un Chant agréable,
l'on changeait bien vite de ton, de mode, et de mesure, toujours
de la tristesse au lieu de la tendresse, le singulier était
du baroque, la fureur du tintamarre ; au lieu de la gaieté,
du turbulent, et jamais de gentillesse, ni rien qui peut aller
au coeur.
Anonyme,
Mercure de France, mai 1734, à propos d'Hippolyte
et Aricie.
De
tout ce que je viens d'extraire, je crois que l'on jugera
l'Ouvrage de M. Rameau moins comme un système, que comme une
démonstration sensible et palpable de la Musique prise dans
son origine, et suivie dans tous ses effets ; puisque
le principe sur lequel il se fonde nous est donné, comme nous
l'avons dit, par la Nature, et que tout est produit Harmoniquement,
Arithmétiquement, et Géométriquement.
Cette vérité existait, mais il fallait être né pour la découvrir ;
il fallait un homme grand Musicien, mais tout à la fois capable
de devenir Physicien et Géomètre habile en cette partie, pour
rassembler sous un même point de vue ce que les Anciens, ou
Musiciens, ou Physiciens, ou Géomètres, nous ont laissé à
deviner dans leurs différents Ouvrages, et dans leurs différentes
recherches ; aussi cet Auteur élevé dans l'étude et dans
la pratique de la Musique a-t-il bien senti que, quand on
la lui donnait seulement comme un Art, on ne lui donnait pas
tout ; aussi a-t-il bien aperçu, dans les Anciens comme
dans les Modernes, des opérations émanées de faux principes,
des méthodes sans fondement principal, des règles de simple
convention, sans accord, sans correspondance entre elles ;
aussi a-t-il découvert et puisé dans la Nature même toutes
ses expériences et le principe fondamental dont tout est produit.
Thérèse Boutinon des Hayes, "Etude sur la Génération
Harmonique de Rameau", Le Pour et le Contre,
1737.
Monsieur
Rameau après avoir donné des preuves de ses profondes connaissances
dans la musique, après en avoir découvert le principe, principe
aussitôt adopté que conçu, hasarde un nouveau genre de musique
sur le théâtre. On en est d'abord étourdi parce qu'on ne soupçonnait
pas encore qu'il pût se trouver de l'expression dans une musique
indépendante des paroles, parce qu'on ne se doutait pas encore
de la séduction des paroles en faveur du chant qui s'y trouve
joint, et parce qu'on ne songeait point encore à se prêter
à la musique relativement aux situations.
"Lettres sur les Opéras de Phaëton et d'Hippolyte",
In Guyot-Desfontaines, 1743.
M.
Rameau est considéré par tous les connaisseurs, comme un des
plus grands musiciens qui ait jamais existé, et c'est avec
raison.
Baron
Grimm, "Lettre à Gottsched", 1752 - peu de temps
avant son entrée dans le camp des Italiens, et ses critiques
virulentes de Rameau et de ses oeuvres.
Mon
étonnement est à son comble, quand je pense que l’auteur de
Pygmalion est celui du quatrième acte de Zoroastre,
que l’auteur de Zoroastre est celui de Platée,
et que l’auteur de Platée a fait le divertissement
de la Rose dans l’acte des Fleurs. Quel Protée toujours nouveau,
toujours original, toujours saisissant le vrai et le sublime
de chaque caractère !
Baron Grimm, Lettre sur Omphale, 1752
Personne
n'a mieux que lui saisi l'esprit des détails, personne n'a
mieux su l'art des contrastes..
Jean-Jacques Rousseau, Lettre à Grimm.
Je
connais des gens à qui un Opéra de M. Rameau, a valu les conseils
des Molins et des Vernages, ils étoient fort malades en entrant,
ils en sortoient guéris. Je ne parle que de ceux qui ont un
organe sensible.
Pierre-Louis d'Aquin de Châteaulyon, Le Siècle Littéraire
de Louis XV, vol. I, "Sur la musique et ses effets",
1753.
En
donnant les louanges les plus grandes et les plus méritées
au génie de Rameau, il faut pourtant avouer que ce grand homme
a fait un tort considérable à l'Opéra, en sacrifiant, sans
esprit et sans goût, continuellement, les poèmes à la musique.
C'est lui qui le premier a forcé les poètes lyriques à restreindre
un sujet traité dans un seul acte, à quatre-vingt-dix ou cent
vers tout au plus [...].
Rameau a toujours immolé les poètes aux danses et aux ballets
proprement dits ; il lui faut un valet de chambre parolier,
si l'on peut s'exprimer ainsi ; un poète, un homme qui
aura du talent, ne voudra pas sacrifier sa réputation à la
manie du musicien, et Rameau a poussé cette manie jusqu'où
elle pouvait aller.
Charles Collé, librettiste, 31 mai 1757.
Ce
génie en musique, très bête d'ailleurs, a donné dans une très
grande absurdité, de penser que les paroles d'un poème n'étaient
pas nécessaires à sa réussite ; je ne craindrais point
de prédire que ses chef-d'œuvres de musique, dont les poèmes
sont mauvais, n'iront point à la postérité, et je parierais
que Platée, par exemple, qui est au dire des connaisseurs,
le morceau le plus singulier de musique qu'il ait fait, et
de la plus belle et la plus forte, ne se jouera pas encore
dans vingt ans, ou bien il viendra quelque auteur qui fera
et calquera un autre poème sur sa musique, ce qu'il n'y a
pas lieu d'espérer ; et voilà ce que c'est que
d'avoir eu la présomption de dire qu'on mettra la gazette
de Hollande en musique ; d'avoir, sans pitié et sans
raison, sacrifié comme un stupide le Poète à son orgueil musical ;
d'avoir réduit le plaisir de l'Opéra à des sons ; d'avoir
mis tout en ports de mer ; de n'avoir voulu que des airs
de violon, des choeurs et des fêtes ; et jamais des scènes,
et jamais des poèmes.
Charles Collé, librettiste, 12 février 1760.
Il
était réservé à un génie profond de sonder toutes les profondeurs
de l’harmonie, de démontrer ce qui n’avait été que senti,
et de jeter un jour nouveau sur la théorie de son art… La
veine inépuisable du grand Rameau est tour à tour forte, sublime,
tendre et voluptueuse. Il a été bien plus loin que Lully à
quelques égards, parce qu’il est venu après, et, sans être
son copiste, il a été avec lui l’Empire de de la Musique.
Daquin, " Les Spectacles de Paris ",
in Le Censeur hebdomadaire, 1761.
....
il a osé tout ce qu'il a pu, et non tout ce qu'il aurait voulu
oser..., il nous a donné non la meilleure musique dont il
était capable, mais la meilleure que nous puissions recevoir.
Jean Le Rond d'Alembert, 1763.
Il
faudra revenir à la noblesse, à la belle harmonie et au sentiment
de la belle musique du grand Rameau.
Jean-Baptiste-Antoine Forqueray, "Lettre au Prince Frédéric
de Prusse", 1769.
Il
nous semble que le Compositeur qui sent ces nuances, a vu
dans la musique dramatique ce que personne n'y cherchait.
Gluck, à propos du choeur "Que tout gémisse" de
Castor et Pollux.
Rameau
est le premier musicien français qui mérite le nom de maître.
Hector Berlioz, 1842.
Je
suis un ardent admirateur de cet homme illustre : il
a rendu à l’art musical de si grands services… Les productions
dramatiques, les ravissantes compositions de clavecin que
je fais toujours exécuter chez moi par la meilleure interprète,
Mme Tardieu, ont été et seront toujours l’objet de ma constante
admiration et de mon bonheur.
Rossini, "Lettre à Stephen de la Madeleine", 4 septembre
1862.
Rameau
est un contemporain de notre Haendel, de notre Bach, et digne
de ces grands noms... La cérémonie funèbre du premier acte
de Castor, l’arrivée des démons au troisième acte,
l’invocation au Nil du troisième acte des Fêtes de l’Hymen,
ce sont là des scènes qui appartiennent à ce que la musique
dramatique a produit de plus puissant.
Kretzschmar.
Vive Rameau ! A bas Gluck !
se serait écrié Claude Debussy en assistant à la recréation
de La Guirlande, à la Schola Cantorum, en 1903.
Pourquoi
n'avoir pas suivi les bons conseils qu'il nous donnait d'observer
la nature avant de nous essayer à la décrire ?
Claude Debussy, Figaro, 8 mai 1908.
Il
eut peut-être tort d'écrire ses théories avant de composer
ses opéras, car ses contemporains y trouvèrent l'occasion
de conclure à l'absence de toute émotion de sa musique.
Claude Debussy, Rameau, novembre 1912.
L'immense
apport de Rameau est ce qu'il sut découvrir de la "sensibilité
dans l'harmonie" ; ce qu'il réussit à noter certaines
couleurs, certaines nuances dont, avant lui, les musiciens
n'avaient qu'un sentiment confus.
Claude Debussy, Rameau, novembre 1912.
Rameau, qu'on le veuille ou non, est
une des bases les plus certaines de la musique, et l'on peut
sans crainte marcher dans le beau qu'il traça, malgré les
piétinements barbares, les erreurs dont on l'embourba. C'est
pourquoi, aussi, il faut l'aimer, avec ce tendre respect que
l'on conserve à ses ancêtres, un peu désagréables, mais qui
savaient si joliment dire la vérité.
Claude Debussy, Rameau, novembre 1912.
Pourquoi tant d'indifférence pour notre
grand Rameau ? Pour Destouches, à peu près inconnu ?
Pour Couperin, le plus poète de nos clavecinistes, dont la
tendre mélancolie semble l'adorable écho venu du fond mystérieux
des paysages où s'attristent les personnages de Watteau ?
Cette indifférence devient coupable, en ce qu'elle donne aux
autres pays - si soigneux de leurs gloires - l'impression
que nous ne tenons guère aux nôtres, puisqu'aucun de ces illustres
français ne figure sur les programmes, pas même à ce moment
de l'année où il est d'usage de se rapprocher de ses vieux
parents.
Claude Debussy, S.I.M., 15 janvier
1913.
Souhaitons, qu'à côté de la Société
Bach, qui s'occupe si activement de conserver le souvenir
de cet ancêtre de toute musique, il se fonde une Société
Rameau, celui-là est notre ancêtre par le sang ;
nous devons bien cet hommage à son esprit.
Claude Debussy, S.I.M., 15 janvier
1913.
Nul musicien n'a créé plus de rythmes que Rameau.
Pierre Lalo.
Monsieur
Rameau est le peintre sublime des grandes émotions.
Daquin.
Un
des grands mérites de Rameau, c'est que dans ses vingt-deux
opéras, il ne s'est jamais répété.
Hirsching.
Dans
ses rencontres avec d’illustres adversaires, il a été souvent
vainqueur, toujours invaincu. Chaque fois, surgissant du passé,
il s’est dressé devant nous, face aux musiciens de son siècle :
supérieur à presque tous, égal aux têtes les plus hautes.
Pierre Lalo.
Händel
a étudié en connaisseur l'opéra-ballet
français et Rameau ; il y a puisé volontairement
des idées, et, partout où s'offrait une occasion
favorable, les a utilisées dans ses oeuvres.
Leichtentritt.
Rameau,
symphoniste, est l’égal des plus grands. Il suffirait de feuilleter
ses partitions pour reconnaître que Mozart ni Beethoven ne
le dépassent dans l’invention.
Pierre Lasserre, in L’Esprit de la Musique française,
Payot, 1917.
La
musique éloquente et passionnée de Rameau amena
le ballet, de l'aveu de Noverre, bien proche de la perfection.
Heine.
Lisez
et relisez-les, ces quatre pages immortelles... et vous ne
vous en lasserez pas. Quel rythme ! Quelle démarche !
Quelle délicatesse ! Quelle mesure ! Que de coeur !
Et quelle musique ! Je sais, dans la musique moderne, de longs
duos d'amour, couverts d'une gloire méritée, qui remplissent
l'orchestre de mouvements, la salle de sons et les âmes de
vertige. Combien j'aimerais mieux avoir écrit ces quatre petites
pages, ce murmure mélodieux et divinement scandé de tendresse
et de douleur ! C'est la manière française. Il faut y
revenir... si l'on peut. Ce n'est pas commode. C'est infiniment
difficile. C'est le comble de la finesse musicale et de l'exquis
dans la sensibilité. Mais c'est la manière française.
Pierre Lasserre, à propos de la scène d'amour
entre Castor et Télaïre au cinquième acte
de Castor et Pollux.
De
toutes ces compositions, rien n’a vieilli, alors que Beethoven,
Schubert, Berlioz, Liszt, Wagner et César Franck nous montrent
tant de pages et de phrases surannées.
Louis Laloy.
Nous
savons que Vogler a adapté Castor et Pollux au goût
allemand... nous savons d'autre part que Weber était
l'élève de Vogler... Nous trouvons... de Weber,
des variations sur des passages de Castor et Pollux, où
le style de Rameau peut encore être reconnu.
Gaudefroy-Demonbynes.
Il
se montre à nous comme le créateur non seulement
de la symphonie qui va de Haydn à Mozart, mais aussi
de la symphonie moderne, à commencer par Beethoven,
dont certaines pages... semblent évoquer impérieusement
certaines pages d'"ouvertures ramistes".
Georges Migot.
Cette
polyphonie en mouvement est assez puissante pour être
la génératrice de tous les genres symphoniques
venus après Rameau.
Georges Migot.
On
doit même voir dans les récitatifs de Rameau,
les meilleurs qui nous aient jamais été donnés,
avec ceux de Monteverdi. Et nul après eux, pas plus
Berlioz que Gluck, Mozart que Pergolèse, Wagner que
Rossini, ne les a égalés.
Jacques Gardien, Rameau, 1949.
Sur
l'homme
Rameau
était d'une taille au-dessus de la médiocre,
mais d'une maigreur singulière ; tous les traits de
son visage étaient grands et annonçaient la fermeté
de son caractère, ses yeux étincelaient du feu dont
son âme était embrasée ; si ce feu paraissaît quelquefois
assoupi, il se ranimait à la plus légère
occasion, et Rameau portait dans la société
le même enthousiasme qui lui faisait enfanter tant de
morceaux sublimes...
Maret.
Il
se plaçait presque toujours dans une petite loge, lors
des représentations de ses opéras ; mais il
s'y cachait de son mieux, et même s'y tenait couché.
Si le public l'apercevait et l'applaudissait, il recevait
les applaudissements avec une modestie qui l'en rendait encore
plus digne.
Maret.
Je le voyais venir à l'aide de la lorgnette :
ce n'était plus qu'un long tuyau d'orgue en l'absence du souffleur.
Après m'avoir meurtri les joues du choc des siennes, nous
nous efforcions d'entrer le premier en conversation ;
sa grosse voix lui donnait le pas.
Piron.
Rameau
était d'une taille fort au-dessus du médiocre, mais d'une
maigreur singulière... Il ressemblait plus à un fantôme qu'à
un homme.
Chabanon.
... Rameau, déjà vieux, n'était pas
disposé à changer de manière, et dans celle des Italiens,
ne voulant voir que les vices et l'abus, il feignait de la
mépriser. Le plus bel air de Leo, de Vinci ou de Pergolèse,
de Jomelli le faisait fuir d'impatience...
Marmontel, Mémoires.
Mais tout à son talens, il voyait peu
les siens ;
Très souvent, toutefois approuvant sa doctrine,
Aux Jardins on le vit me faire bonne mine :
Des heures se passaient tous deux à discourir,
Mon art à l'écouter sçavait le retenir,
Surtout à ce grand mot, basse fondamentale,
"Comme elle est des accords la marche principale ;
"Comme dans la nature, elle prend ses progrès,
"Que c'est à ce sçavoir qu'on doit tous ses succès ;
"Comme elle est le flambeau, la plus sûre boussole,
"Pour trouver un beau chant sans faire efforts d'école
"Comme elle est le moyen qui nous fait découvrir
"Les beautés d'un Auteur qu'on chante avec plaisir,
"Que cela supposait dans cette conjecture,
"Connaître des accords, l'effet & la nature ;
"Qu'il fallait de l'organe être favorisé,
"Pour ordonner du goût dans le bon sens puisé ;
"Qu'on ne pouvait juger du trait de mélodie,
"Qu'à raison de l'effet de ce fond d'harmonie,
"Qu'elle était du beau chant le principe & la fin
"Qui dans ses procédés rend l'Artiste certain.
Comme je l'entendais, je lui plaisais sans doute,
A pouvoir quelque tems ensemble faire route,
Car d'humeur d'en parler, il n'était pas toujours :
Trêve alors de musique, on parlait des beaux jours.
Mais bientôt emporté par des traits de génie,
C'était bien vite à moi de quitter la Partie :
Si bien donc il parvint, moi toujours espérant,
Sans pouvoir m'être utile à son dernier instant.
Il fut l'admirateur des talens de mon Père,
Mais il en fut rival pour la main de ma mère.
Jean-François Rameau, La Raméïde.
Voyez
cette pure intelligence!... Voyez cet esprit droit et probe,
cette ardente sensibilité vibrante sans effort et sans quête
pénible de soi-même! Voyez cette bonté céleste ! L'harmonie
la plus parfaite a façonné ce visage... Cet équilibre intérieur
et contentement de soi, également éloignés de la vanité rayonnante
que de la morgue hautaine, témoigne de la vie intérieure de
cet homme excellent.
Goethe, 1775.