Ce
texte a été rédigé par Thérèse Boutinon des Hayes, élève de
Rameau et future madame La Pouplinière, en réponse aux attaques
lancées contre Rameau et sa Génération Harmonique par
l'abbé Desfontaines dans ses Observations sur les Ecrits
modernes. Desfontaines reprochait à Rameau son intellectualisme
et l'aridité de son livre.
Le commentaire de la Génération Harmonique de Thérèse
des Hayes fut publié en 1937, dans Le Pour et le Contre,
revue dirigée par l'abbé Prévost (vol. 13, CLXXIX, pp. 33-48),
accompagné de cette remarque :
"Un extrait si clair et si précis fera changer de langage
l'Auteur des Observations. Et ce n'est pas la moindre gloire
de M. Rameau d'avoir formé une Elève si capable de faire honneur
à ses principes, que la manière seule dont elle les expose
est une Réfutation de la Critique."
Cet
essai valut également à Thérèse Boutinon des Hayes les éloges
de Voltaire.
0n
voudrait tout savoir, on aime à s'instruire, mais on craint
de se donner la peine de penser. M. Rameau nous indique un
riche pays qu'il a nouvellement découvert. Si l'on veut le
parcourir, il faut consentir à le suivre, à marcher comme
lui dans les routes qu'il a tracées le premier.
Il
nous apprend et nous démontre le principe qui nous meut et
nous dirige dans toutes nos productions et affections en Musique.
Suivons-le donc.
Monsieur
Rameau appelle ce principe : Basse fondamentale.
Il a raison, puisque ce principe y paraît toujours comme base
et fondement de l'harmonie et de sa succession.
Pour
le prouver, M. Rameau met en avant plusieurs propositions,
et ce sont autant d'axiomes qu'il appuie de plusieurs expériences
sensibles, desquelles il résulte que le son appréciable,
c'est-à-dire, celui dont nous sentons le juste degré,
et dont nous pouvons entonner en conséquence l'unisson ou
l'octave, n'est tel que lorsque son octave, sa quinte,
et sa tierce majeure résonnent avec lui.
Par
ces mêmes expériences, M. Rameau prouve l'action des Corps
sonores sur l'air, et la réaction de l'air sur ces mêmes
Corps sonores.
Après
avoir supposé l'air divisible en un infinité de particules,
dont chacune est capable d'un certain nombre déterminé de
vibrations qui lui est particulier, il fait voir qu'un
Corps sonore mis en mouvement agite d'abord la particule
de l'air dont le nombre de vibrations répond aux siennes,
et qu'en même temps cette particule agite toutes celles avec
lesquelles elle a de certains rapports, comme étant une
moitié d'elle, ou un tiers, ou un quart
etc. ou comme étant un double d'elle, un triple,
un quadruple, etc.
M.
Rameau démontre que toutes ces particules réagissant sur le
même Corps sonore, et sur d'autres qui pourraient se
trouver auprès, elles obligent ce Corps sonore à se
diviser dans toutes les parties dont le nombre de vibrations
répond aus leurs, et ces autres Corps à frémir du moins de
leur réaction, s'ils se trouvent susceptibles de ce même nombre
de vibrations. Seconde Expérience, page 8.
Mais
il observe, et on le sait bien, que nos sens ont des bornes,
et qu'en cet état nous ne pouvons employer que
des Corps sonores d'une certaine grandeur, et que
conformément à la puissance de ces particules sur les Corps
plus ou moins grands, plus ou moins flexibles, nous ne distinguons
sensiblement que la résonance des plus grandes parties
dans le Corps sonore mis en mouvement ; de sorte
que si ce Corps sonore est si petit qu'on ne puisse
y distinguer la résonance d'aucune de ses parties, ou s'il
est si grand qu'on y distingue la résonance d'un trop
grand nombre de ces mêmes parties, alors le son de sa totalité
deviendra inappréciable. Cinq et sixième Expériences,
page 16 et suivantes.
Après
avoir bien débattu le fait, M. Rameau n'en reconnaît encore
que mieux la nécessité d'entendre raisonner la quinte
et la tierce qui naissent du tiers et du cinquième
du Corps total, sans parler de leurs octaves
qui sont des moitiés des uns et des autres, parce qu'en
effet on ne saurait sans cette résonance de quinte
et de tierce rendre appréciable le son de la
totalité du Corps sonore ; ce sont, comme vous voyez,
trois sons qui n'en font qu'un, et dont le principe
réside dans celui de la totalité du Corps sonore, et
c'est, comme vous le voyez encore, l'union de ces trois sons
qu'on appelle Harmonie. Il n'est donc plus question
que de savoir comment donner une succession à cette Harmonie.
C'est
ici le noeud, car il s'agit de n'envisager désormais tous
les principes reçus que comme des matériaux bons et mauvais,
à choisir ou à rejeter ; et c'est ici que M. Rameau se
met à la place d'un homme qui ne sait ni ne sent la différence
des intervalles harmoniques. Je ne connais, dit-il,
que la quinte et la tierce du son fondamental ;
donc je ne puis faire succéder que cette quinte ou cette tierce,
qui n'existant encore que comme partie de ce son fondamental,
ne peuvent me donner de succession. Que faire ? Ne puis-je
pas regarder ma quinte et ma tierce comme pouvant
produire ainsi qu'elles ont été produites ? Ne puis-je
pas les distinguer du premier son fondamental, leur
en faire prendre, à elles-mêmes, le caractère dans un autre
Corps sonore dont la totalité réponde à leur ton ?
Oui ; je le puis, je le fais. Ma quinte et ma
tierce, alors comme fondamentales, me rendent
leurs petites quintes aussi bien que leurs petites
tierces ; car ce sont de vraies générations,
où l'on verrait les enfants aux droits des pères ; et
c'est ainsi que chacun de ces sons peut être fondamental,
en ce qu'il porte avec lui son harmonie essentielle ;
et c'est de là, sans doute, que je puis tirer la succession
des moindres degrés naturels à la voix, tels que si
ut ré mi ; je m'en donne l'exemple.
Si
mon premier Corps sonore est ut, sa quinte est sol,
sa tierce mi ; prenons cette quinte sol dans un autre
Corps sonore, la voilà son fondamental, et qui
me donne en conséquence sa quinte ré et sa tierce
si ; faisons marcher alternativement, et cet
ut, et ce sol, celui-ci me présente sa tierce
majeure, c'est si ; mon premier ut
me présente son octave ut, sol ensuite me fournit
sa quinte ré ; je me retourne à la puissance d'ut
qui me donne sa tierce mi.
tierce octave
quinte tierce
Et
voilà...
si ut
ré mi
pris
dans...
sol
ut
sol
ut
Il
est vrai que je ne m'étends pas davantage, mais par raison
que je ne connais encore que cette marche par quinte
d'ut à sol, qui m'est donnée et qui est contenue
dans le premier Corps sonore ut.
Les
note supérieures sont les moindres degrés, mais il
est sensible que ce qui les produit, j'entends les notes inférieures,
en sont la Basse fondamentale.
C'est
sur des moindres degrés que tous les Auteurs ont fondé
leurs systèmes ; il n'est pas surprenant qu'ils se soient
égarés, puisque ces mêmes degrés ne sont pas le principe,
et que ce principe n'est, et ne peut être que dans le son
de la totalité du premier Corps sonore, d'où naît
la quinte avec laquelle il forme une succession,
qui en produit plusieurs autres, entre lesquelles se trouve
celle des moindres degrés.
M.
Rameau rappelle dans cette succession la puissance réciproque
du Corps sonore sur ses parties et sur les autres
Corps sonores qui sont plus grands que lui, et conclut
de là que tout ce qui peut s'y prendre au-dessus, c'est-à-dire
à l'aigu, peut également s'y prendre au-dessous, c'est-à-dire,
au grave ; ce qui lui sonne le Mode complet.
L'exemple en est sensible ; car si l'on a d'abord pris
sol pour le faire succéder à ut comme sa quinte au-dessus,
on peut après prendre fa qui est sa suinte au-dessous,
et qui donne son harmonie fa la ut, ce qui rend :
tierce
octave quinte
tierce octave
quinte tierce
Notes
supérieures
si
ut
ré mi
fa
sol
la
prises
dans les
Sons fondamentaux
sol
ut
sol
ut
fa
ut
fa
Sur
quoi l'on doit remarquer que cette Basse fondamentale
ne marchant que par quinte, il faut toujours passer de sol
quinte en dessus, ou de fa quinte en dessous, à l'ut base,
pour retourner ensuite à l'un ou à l'autre.
Après
avoir reconnu que l'octave sert de bornes à l'Harmonie
et à tous les intervalles, et après avoir formé des progressions
de quintes et de tierces, M. Rameau a recours
à l'octave du premier son fondamental, pour servir
de bornes à ces progressions, qui sans cela deviendraient
infinies, et qui d'ailleurs de trois quintes en trois
quintes deviennent dans la nature même vicieuses, eu
égard au premier son fondamental ; car on peut
voir, comme lui, que la troisième quinte comparée à
ce premier son fondamental forme une sixte majeure
trop forte d'un comma, et cela peut se connaître si
l'on suppose suppose qu'ut soit le premier son
fondamental, la première quinte sol, la seconde
ré, la troisième la ; c'est ce la
qui avec ut formera la sixte dont je parle,
et c'est là qu'on aperçoit les bornes du Mode ;
puisque le Mode, en effet, n'embrasse fondamentalement
que deux quintes, non pas trois, et que la troisième
appartient à un Mode nouveau ; et de là vient,
si l'on veut passer d'un Mode à un l'autre, qu'il faut
noyer cet excès du Comma dans les trois quintes ;
c'est ce qu'on appelle Tempérament dans l'accord de
toutes ces quintes ; Tempérament dont
on a senti la nécessité, sans en avoir connu la cause, ni
le moyen de l'appliquer ; cependant par de nouvelles
Expériences, M. Rameau nous apprend que, quand on ne serait
guidé que par l'Oreille, la Nature elle-même nous inspirerait
ce Tempérament par les lois invincibles de la Basse
fondamentale ; et il prouve que ce Tempérament
doit être Géométrique, par la raison que s'agissant d'y découvrir
les bornes des Modes, on ne peut les établir sur une
autre proportion que sur celle que le Mode naturel
nous a donnée dans les deux quintes, qui sont en proportion
Géométrique 1. 3. 9. Voyez sur ce sujet son chapitre VII.
A
la suite de ces Observations qui sont à portée de tout le
monde, nous voyons le Musicien suivre le Philosophe, et passer
à la pratique ; mais ceci est l'objet des Musiciens en
particulier. Nous voyons M. Rameau suivre son ordre de génération,
et tirer du même principe tout ce qui peut concourir à l'agrément
et à la variété de cette pratique.
Soit
pour les consonances qui sont la tierce, la
quarte, la quinte, et la sixte, sans
parler de l'octave.
Soit
pour les dissonances qui consistent dans une tierce
mineure ajoutée au-dessous du son fondamental, ou au-dessus
de sa quinte, et qui forme toujours une septième
ou une seconde avec l'un des sons de son harmonie.
Soit
pour les différentes successions fondamentales qui consistent
en des marches par quintes et par tierces.
Soit
pour le rapport des Modes qui se tire de celui qu'ont entre
eux les sons fondamentaux.
Soit
pour les différents genres d'harmonie, qu'on appelle
Diatonique, Chromatique et Enharmonique,
et qui consistent ; le premier dans les moindres degrés
les plus naturels à la voix, formés de tons et
de demi-tons majeurs ; le second dans un degré
moins naturel ; c'est le demi-ton mineur
mêlé avec les tons et les demi-tons du genre
précédent ; et le troisième dans un degré nullement
naturel : c'est le quart de ton qui, sans
s'exprimer, devient sensible par une certaine succession
fondamentale, laquelle en passant d'un Mode à autre
non relatif, reçoit une harmonie commune à ces
deux Modes.
Soit
pour la Supposition, qui consiste à ajouter une tierce,
ou une quinte au-dessous de la Basse fondamentale
d'un accord où la dissonance est ajoutée au-dessus de la quinte.
Soit
pour la Suspension, qui tire son origine de la
Supposition, et qui n'est que le retard de la chute d'un
son distant de celui qui doit le suivre de la valeur d'un
ton ou d'un demi-ton majeur.
Soit
enfin pour le Renversement, c'est-à-dire, de transposer
à son gré l'ordre d'une harmonie fondamentale ;
par exemple, dans cette Harmonie d'ut mi sol,
je puis mettre mi sol ut, ou sol ut mi ;
ce qui rend de mi à ut une sixte pour
une tierce, et de sol à ut une quarte pour une
quinte.
M.
Rameau met sous les yeux le double emploi d'un
accord fondamental, ou la tierce mineure est ajoutée
au-dessous du son fondamental, et ou cette tierce
mineure, quoique dissonance, peut devenir son fondamental
elle-même, dont on tire une nouvelle succession fondamentale
en montant de seconde, ou par renversement en descendant
de septième ; et tout cela prouve combien il est
exact à ne jamais s'écarter de son principe, combien ce principe
est simple et fécond, et combien le Musicien est encore éloigné
du but, puisque cela est tout nouveau pour lui.
De
plus, il tire de ce principe celui de la liaison nécessaire,
ou, si l'on veut, de le nécessité qu'il y a de lier tous les
accords et tous les Modes qui se succèdent
par un son au moins, qui leur soit commun ; ramenant
même la chose à la liaison des sons fondamentaux
entre eux, il fait voir que moins la succession est parfaite,
plus il s'y trouve de sons communs ; par exemple,
comme la succession par quintes est plus parfaite
que celle par tierces, si je passe d'ut à sol,
sol se trouvera seul commun dans l'Harmonie d'ut
mi sol et dans la sienne sol si ré, au lieu que
si je passe de tierce d'ut à mi, je trouve mi et sol communs
dans l'Harmonie d'ut mi sol, et dans celle de mi
sol si ; le défaut d'un côté se trouvant réparé par un
avantage de l'autre.
C'est
de là qu'il tire encore la nécessité de préparer les dissonances,
quand il convient ; et surtout appliquant à ce seul principe
que les Musiciens imputent aux deux octaves ou quintes
de suite, qui, comme il le dit, sont trop agréables par elles-mêmes
pour que leur succession immédiate puisse déplaire ;
ce qui ne peut donc arriver que par défaut de liaison.
M. Rameau sait bien, d'ailleurs, que c'est effectivement un
défaut de variété : mais il observe que l'Harmonie,
le beau Chant, et le Dessein, doivent marcher
avant tout. Il n'y a qu'à voir sa Récapitulation dans le dix-septième
Chapitre, pour se mettre au fait de toutes ces choses.
Le
chapitre 18 donne le détail des règles pour la composition,
et pour trouver la Basse fondamentale d'un chant donné.
C'est là que l'Auteur nous laisse cueillir tout le fruit qu'il
a tiré de son principe. Tout y est conséquent, clair, simple,
pour quiconque aura pris la peine de se bien instruire de
tout ce qui a précédé.
A
l'égard du dernier Article de ce même chapitre, on pourrait
souhaiter qu'il eût été accompagné d'un plus grand nombre
d'exemples, quoiqu'on y trouve les moyens de se les donner
à soi-même : mais on voit assez que l'Auteur a voulu
s'y réserver quelques droits.
Il
rappelle ensuite sa Dissertation sur les différentes méthodes
d'accompagnement, dont le rapport avec l'Ouvrage en question
prouve bien que ce n'est pas d'aujourd'hui qu'il a conçu son
système, et que depuis son Traité de l'Harmonie il
ne l'a pas perdu de vue.
Le
dernier Chapitre contient des réflexions sur les Systèmes
de Musique, tant anciens que modernes, que son principe fait
disparaître.
De
tout ce que je viens d'extraire, je crois que l'on jugera
l'Ouvrage de M. Rameau moins comme un système, que comme une
démonstration sensible et palpable de la Musique prise dans
son origine, et suivie dans tous ses effets ; puisque
le principe sur lequel il se fonde nous est donné, comme nous
l'avons dit, par la Nature, et que tout est produit Harmoniquement,
Arithmétiquement, et Géométriquement.
Cette
vérité existait, mais il fallait être né pour la découvrir ;
il fallait un homme grand Musicien, mais tout à la fois capable
de devenir Physicien et Géomètre habile en cette partie, pour
rassembler sous un même point de vue ce que les Anciens, ou
Musiciens, ou Physiciens, ou Géomètres, nous ont laissé à
deviner dans leurs différents Ouvrages, et dans leurs différentes
recherches ; aussi cet Auteur élevé dans l'étude et dans
la pratique de la Musique a-t-il bien senti que, quand on
la lui donnait seulement comme un Art, on ne lui donnait pas
tout ; aussi a-t-il bien aperçu, dans les Anciens comme
dans les Modernes, des opérations émanées de faux principes,
des méthodes sans fondement principal, des règles de simple
convention, sans accord, sans correspondance entre elles ;
aussi a-t-il découvert et puisé dans la Nature même toutes
ses expériences et le principe fondamental dont tout es produit.
C'en
serait assez pour faire son éloge, mais il ne saurait être
complet, parce que sa pratique savante et agréable y concourt
actuellement, et y ajoutera toujours.