La Raméïde
Jean-François Rameau




"to hide art by very art"
"cacher l'art par l'art même"

 


 



 

 



 


 

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Allez, mes vers, allez, craignez peu les méchans,
Ils ne font pas la loi chez les honnêtes gens.

Chant I - Mes Objections
Chant II - La Défense du Goust
Chant III - Suite de mes objections
Chant IV - Honneur aux Grands
Chant V - Réponse à tout.

 

CHANT I
Mes Objections.

Apollon m'inspira dès ma plus tendre enfance,
Consultant la Nature & l'Art & la Science,
Glorieux de mon nom, plus encore de succès,
Dans le champ des Talens, on a vû mes effais.
J'ai paru sur les rangs, & selon ma Minerve
J'ai fait plus d'une fois bruit des fruits de ma verves ;
Et je suis sûr encor, que dans bien plus d'un lieu,
J'ai fait ausi parler de Rameau le neveu.
J'ai saisi le moment, où mon ame allarmée
Scût tracer le tableau du Général d'armée.
Marche bruyante et fiere, excitant au combat,
Commandant au Guerrier, animant le [...]
J'entonnai le clairon & la fiere trompette,
Je fis pour le hameau résonner la musette :
Mon archet à son tour, rend les êtres moraux ;
Icy, c'est là Voltaire, & là les trois Rameaux.
Après d'autres portraits, avec un nouveau zèle,
Peint le Français aimable & la toujours nouvelle ;
De l'Amour & Psiché raconte le destin,
Sous ce titre gravé, Piéces de clavecin.
Mes chants ont parcouru ces Temples de miracles,
A plus d'une reprise ont fait acte aux Spectacles (1).
Tout ce que j'entendis me parût être beau,
Jusqu'à me prendre alors moi-même pour Rameau.
Mais pure illusion ! Sur les traces de leur Pères,
Voit-on de race en race, également prospères,
Les ayeux, les germains, les enfans, les neveux,
En partage avoir eû mêmes faveurs des Cieux ?
Dans le rang des Talens, si le Ciel n'est propice,
Le mérite est sans force & dépend du caprice.
Avant Rameau peut-être on auroit pu me voir
Paraître avec éclat dans le rang du savoir.
Tout dépend ici bas du temps, des circonstances,
Sur lui pouvais-je enfin avoir les préférences ?
Dans mon obscurité depuis trente ans assis,
Crûment je le dirai, je ne fais ou j'en fuis.
Quand cet oncle vivait, embelissait la terre,
Je sçûs bien tout ensemble admirer & me taire.
J'affectais l'air content, l'on me croyait heureux,
Sous le joug le plus rude & le plus onéreux.
De gloire trop épris, il en coute sans doute
Lorsque de la fortune il faut prendre la route.
Aux volontés d'autrui soumettant la raison,
Souvent on est contraint à prendre plus d'un ton.
Il faut bien au besoin écouter la sagesse,
Dans le rang des talens on en prend on en laisse ;
On espère toujour parvenir jusqu'aux Cieux,
Comme un autre Pagin devenir cher aux Dieux.
Leur présence, leur goût favorise le zèle,
L'on voit naître près d'eux, les émules d'Appelle,
Ou de Rameau mon oncle ; oui ce fut l'homme enfin,
Qui surprit ma raison, qui me parut divin.
Mais je m'arrête ici, j'interroge sa cendre.
Quels soins jusqu'à présent, les liens m'ont-ils sçû rendre !
Que je sois bien, ou mal, c'est plus qui en rira ;
(2) Le matin aux Jardins, le soir à l'Opera.
(Endroit où le voulant, je n'oserais paraître,
Au moment où cet oncle à mes yeux cesse d'être).
Ils jouissent entr'eux, rians de mon respect,
Dans tous leurs intérêts me trouvant circonspect.
Quoique parle pour moi l'expérience et l'âge,
Qui me donnent, je crois, du monde un peu d'usage.
Moi, dont toujours le sang me parle en leur faveur,
Sensible en tous les tems à la voix de l'honneur.
Malgré l'injuste oubli qu'ils font de ma Personne,
N'enchaînant point les coeurs, ma raison leur pardonne,
En s'éloignant de moi dans l'aisance qu'ils ont,
J'interroge les loix, font-ils bien ce qu'ils font ?
Armé contre le fort quand je songe à mon Père.
Il laisse après sa mort enfans & belle mère,
Qui de mon héritage usent tout bonnement,
Me croyant à Paris un Chanteur opulent.
Moi dont le gain jamais n'égala la dépense,
Et qui connaîs encore la parfaite abstinence ;
Mais de loin qui croira qu'un auteur de mon nom,
Ne tient pas dans Paris la meilleure maison ?
De tout presqu'ici bas l'on s'attache à la pompe.
Examiné de près, l'on voit que l'on se trompe.
On croit que dans Paris il suffit d'exister,
Là, que de toutes parts on vient vous apporter,
L'héritage plus grand, j'aurais plus de courage
A reprendre le bien qui me tombe en partage,
Bien qui me vient de ma mère, auquel j'aurais recours,
Si je ne vois pour moi luire de plus beaux jours.
De quelle mère, hélas, je transmets la mémoire !
Qu'on me permette ici quelques traits à sa gloire !
Pour sa fille & pour moi quelle fut sa bonté !
(3) Dijon, tu te souviens te son urbanité !
(4) Joli, tu la louas ! Le soin de notre enfance,
De toute autre que d'elle eût lassé la constance,
Exacte à ses devoirs les soins du temporel,
N'altérerent jamais ceux du spirituel.
Depuis qu'elle n'est plus, je remets, je diffère
A me plaindre du sort qui m'est toujours contraire.
Mais si je prends mon bien, je ne rends point heureux,
Quatre petits enfants & la mère avec eux.
Ce ne sont pas les seuls de la cadette branche.
Pour qui mon sang circule & mon ame s'épanche
Cette fille surtout vertueuse, ma soeur,
Qui toujours conserva tous les droits sur mon coeur.
Comme de moi cet oncle en avait connaissance,
Mais il eut sur son sort la même indifférence ;
Le travail & l'espoir, à tous ceux de nos jours,
Nous font de la fortune attendre les retours.
Quand il vivait enfin nous supportions nos chaînes,
Sa présence après tout, adoucissait nos peines.
Aujourd'hui qu'il n'est plus cet homme aimé de tous,
Nous perdons le vernis qu'il répandait sur nous :
"Tel au tour d'un haut chêne un liere en sa naissance ;
"Soutient en l'embrassant sa trop faible existence ;
"Si le chêne abbatu, le laisse à découvert,
"Il sèche, il dépérit au grand jour qui le perd.
Succombant sous le coup plus enfin je médite,
Dois je encor faire fond sur mon propre mérite ?
Faut-il encor paraître avec l'air de Censeur,
Et sérieusement afficher le Docteur ?
Voici le juste effroi dont mon ame est atteinte,
Je le crois bien fondé, j'en juge par ma crainte,
A l'aspect des grandeurs, des chefs d'oeuvres si beaux ;
De ces traités profonds, de l'aîné des Rameaux ;
Il semble avoir dit seul dans son heureux délire,
A nos derniers neveux, ne laissons rien à dire.
Hypolite, Castor, les Indes, Dardanus,
Zoroastre, Trajan,(5), Pygmalyon & plus ;
Comment puis-je à l'aspect du plus petit volume
Sensément me résoudre à prendre en main la plume ?
Je n'ai jamais senti mon sort comme aujourd'hui,
Pour avoir un état, faut-il donc être lui ?

(1) Entre'autres au Concert du Louvre. (retour au texte).
(2) Palais Royal, Thuileries. (
retour au texte).
(3) Capitale de la Bourgogne, sa patrie (
retour au texte)
(4) Curé de sa Paroisse qui fit en chaire l'éloge de ses bonnes qualités. (
retour au texte).
(5) Trajan, pour le Temple de la Gloire, V. L'Année Littéraire, 57 (
retour au texte).

 

CHANT II
La Défense du Goust

Je sçais de mes effais, le cas que je dois faire,
Consultant les Journeaux, mes chants ont de quoi plaire ;
Mais on peut bien sentir sa patience à bout,
Quand il faut tenir tête aux cabales du Goût.
A mauvais argument on peut encor répondre,
Le public dans les Arts est prêt à tout confondre.
Dans celui du beau chant, qu'un esprit soudain
Frédonne, il doit sans doute en fixer le destin.
Tel qui vient avec art enflant sa cornemuse,
Nous faire le portrait de sa rustique muse,
Dois nous convaincre tous que de champêtre sons,
Doivent être pour nous les plus belles chansons.
D'harmonie & de chants dépouillant notre langue,
Plus il est maître en chaire & plus il nous harangue,
Et si l'on prenait bien le sens de ses écrits,
Il faudrait chanter suisse (1) à la Cour de Louis.
Le Devin nous séduit & plait d'un bout à l'autre ;
Mais l'esprit de l'Auteur doit-il régler le nôtre ?
L'emploi de notre chant qu'il censure à plaisir,
Est d'élever notre ame, & non de l'affadir.
De la Musique, alors le ton naît de la chose,
Tout le monde reçoit cette métamorphose ;
Mais on ne reçoit pas qui vient, & veut en tout
Nous faire aveuglement adopter son seul Goût.
Chez un peuple éclairé l'on peut tout laisser dire.
Là le bon Goût jamais ne perdra son empire :
On peut parer un fruit, on peut peindre une fleur,
Mais ne pas leur donner le Goût ni la saveur ;
La langue d'un Pays a son ton, sa musique,
Le peuple est sur ce point la plus saine critique.
Lully, le grand Lully, pour ne point s'égarer
Ne chercha qu'à lui plaire, il s'en fit admirer.
Lui, sa secte & Rameau tiennent la même école,
Leurs chants remplissent l'air de l'un à l'autre Pole,
Pour chanter bien partout & plaire à la raison,
Du langage il faut suivre & le sens & le ton.
Mais en critique adroit, au Lecteur qui veut rire,
L'on fait goûter bien mieux le sel de la Satyre,
Il est répandu sur un grave sujet,
Plus la main est habile, & plus le mal se fait.
Ce que dit l'imposture, un ignorant l'approuve.
Elle a ses partisans, il est sot qui se trouve ;
Mais l'Artiste éclairé, Juge plus souverain,
N'obéit qu'à l'Art même & rit de l'Ecrivain.
On peut répondre donc à ce fameux Athlète,
Qu'en France l'on connaît le prix de l'Ariette (2);
Qu'on aime tous les chants, l'Italien, l'Anglais,
Le Suisse, le Gascon ; mais par choix le Français.
Entendez-vous Atis, Bellerophon, Persée,
Amide, Phaëton, Acis, Roland, Thésée,
Combien d'autres encor ? Quels sublimes accens
Cette école a produit, les Elemens, les Sens,
Jephte, Zaïde, Issé, j'entend depuis Pelée,
Thisbé, le Sylphe, Eglé Titon, Glaucus, (3) Enée.
"D'un peuple aimable & sage, éternels Monuments ;
"De vivre dans ses murs, je chéris les momens.
Brille par ton emploi, FRANÇAISE ME'LODIE,
Toi qui fait des Quinault admirer le génie,
Quand le coeur vole à toi, l'esprit est enchanté,
Tu fais goûter alors la pure volupté.
Quel dépôt précieux, France dans tes archives !
De tout autre climat, dois je chercher les rives ?
Je vis où l'on entend le grand, le vrai, le beau,
Où l'on voit couronner les Lully, les Rameau.
Perpétuez vos sons, enfans de l'Harmonie ?
Que le ton des Arnoult impose à l'Italie ?
Successeur des Grennets, (4) Jeliotte & Chaffé,
Brillez dans le chemin qu'ils ont si bien tracé ?
Le chant d'un Peuple, enfin est fait pour son organe,
L'instinct le dicte seul, de lui seul il émane.
La nature a son cri, l'ame en est le moteur,
Qui n'entend point sa voix, méconnait son Auteur.
"Que Messieurs les Savans que le bon sens honore,
"Pour bien juger d'Euterpe appellant Terpsicore,
"L'une jugeant de l'autre, elle nous fait la leçon,
"Quand vous dansez Lany, (5) je prends l'air et le ton :
C'est pour venger le Goût qu'en lion je m'élance,
Sur le critique hardi qui m'irrite et m'offense.
Réveillez-vous Français, fécondez mon courroux0
C'est vous que l'on veut perdre en détruisant vos goûts.
Jamais d'un Etranger, sans frein & plein d'audace,
Ne recevez la loi, gardez-vous qu'il la fasse :
Lully qui vint en France, y vins dans son printems,
Au ton du Souverain, il monta ses talens :
Il ne débuta point par des sons de village ;
Les portraits des Héros devinrent son ouvrage.
La Déesse, la Nymphe, aux généreux guerriers,
A la fin du combat accordent des lauriers ;
Tout respire le grand, le galant, le sublime,
Quand j'admire Quinault, c'est Lully qui m'anime.
Abandonnant mes sens à ces hommes chéris,
Je reconnais bientôt l'Empire de Louis.

(Parmi nos grands hommes comptons nos Clérambaults, &c.
Je ne suis pas au courant des talens du jour, depuis la mort de mon oncle)

(1) Ou musique des Alpes, pays de l'Auteur. (retour au texte).
(2) Tout le monde se rend aux charmes de celles de M. Duny, & à la vérité de celle de MM. Philidor, Monsigny, Pere Golese. (
retour au texte).
(3) Du fameux le Clair, le Corelli Français. (
retour au texte).
(4) Ce celebre chanteur devint l'Auteur du Triomphe de l'harmonie. (
retour au texte).
(5) Melles Alard, Pelin, Srs Vestris, Gardel, &c. (
retour au texte).

 

CHANT III
Suite de mes Objections

Quelques furent les tems, j'eus l'ame peu ravie,
De trouver par les Arts les besoins de la vie,
Et je crus la fortune être l'ouvrage heureux,
Du crédit de cet oncle en faveur des neveux.
C'est encore la raison qui me berce & me flatte ;
Qu'on daigne la péser, plus elle est délicate,
En naissant l'on n'a rien, ou l'on est héritier,
L'un doit vivre du sien, & l'autre d'un métier.
Voilà comme aujourd'hui j'entens encore la thèse,
Combien, comme héritier je vois paraître à l'aise
Quand il faut chaque jour m'armer d'un nouveau soin,
Pour aller malgré moi combattre le besoin.
Chimère, diront-ils ? dont encor je m'amuse,
Faites là disparaître et l'objet qui m'abuse,
Faites taire Rameau, la raison & le sens
Qui réveillent en moi l'esprit de ses talens.
La Musique est l'objet de tout ce qui respire,
Plus elle a de beauté, plus grand est son empire :
Le Ciel se sert d'elle pour nous donner des loix
Pour soumettre les coeurs, il emprunte sa voix.
Celle qui pour la France est un présent céleste ;
C'est celle de Rameau que le bon goût atteste,
Son effet divin sert aux citoyens entr'eux,
De moyens pour s'entendre & pour se rendre heureux,
Qu'on daigne parcourir & les Cours & les Villes,
Tout renaît, tout jouit de ses veilles fertiles :
Combien dans le Royaume on voit d'hommes nouveaux,
Dans différents emplois les devoir aux Rameaux ?
S'il faut selon les siens une honnête retraite ;
Le Ciel qui nous fait naître en contracte la dette.
Quand la faveur aux uns donne un peu plus d'éclat,
C'est pour le bien de l'ordre & celui de l'Etat.
Selon toute raison, il est d'un Peuple sage,
De compter les neveux dans un grand héritage,
Et dans une famille où les liens sont doux,
Celui qui réussit devient père de tous.
Prêtez-moi vos accords, sçavantes Pimpleides,(1)
Vous les illustres soeurs des tendres Piérides,
S'il faut en ma faveur disposer les esprits,
Secondez mes efforts, ils iront à LOUIS.
DE CET ETRE IMMORTEL LA VASTE INTELLIGENCE,
Embrasse en un clin-d'oeil d'un tableau l'ordonnance.
Des Bouchers, des Vanloo, il voit les coloris
Le dessin, rien n'échappe au regard de LOUIS.
De la splendeur du trône il passe au Ministère,
Il paraît au Conseil moins souverain que son père :
A ses yeux ses Sujets lui semblent ses enfans,
Il ne forma des voeux que pour les voir contens.
C'EST LE ROI, LE HEROS dont la fidelle histoire,
A nos derniers neveux confirmera la gloire,
"Il regne sur nos coeurs, & nous l'avons nommé,
"Pour prix de ses vertus, LOUIS LE BIEN AIME.
Il peut voir sur le mien qui sçut regler ma vie,
Ou si c'est la sagesse, ou si c'est la folie.
De la fortune alors si briguant les faveurs
Je puis selon mes voeux éloigner les rigueurs.
J'attendais de cet oncle, au moins un peu d'aisance,
Par pur égard au tems de trente ans de constance,
A lui faire ma cour à l'exemple des miens ;
Mais tout à son talens, il voyait peu les siens ;
Très souvent, toutefois approuvant sa doctrine,
Aux Jardins on le vit me faire bonne mine :
Des heures se passaient tous deux à discourir,
Mon art à l'écouter sçavait le retenir,
Surtout à ce grand mot, basse fondamentale,
"Comme elle est des accords la marche principale ;
"Comme dans la nature, elle prend ses progrès,
"Que c'est à ce sçavoir qu'on doit tous ses succès ;
"Comme elle est le flambeau, la plus sûre boussole,
"Pour trouver un beau chant sans faire efforts d'école
"Comme elle est le moyen qui nous fait découvrir
"Les beautés d'un Auteur qu'on chante avec plaisir,
"Que cela supposait dans cette conjecture,
"Connaître des accords, l'effet & la nature ;
"Qu'il fallait de l'organe être favorisé,
"Pour ordonner du goût dans le bon sens puisé ;
"Qu'on ne pouvait juger du trait de mélodie,
"Qu'à raison de l'effet de ce fond d'harmonie,
"Qu'elle était du beau chant le principe & la fin
"Qui dans ses procédés rend l'Artiste certain.
Comme je l'entendais, je lui plaisais sans doute,
A pouvoir quelque tems ensemble faire route,
Car d'humeur d'en parler, il n'était pas toujours :
Trêve alors de musique, on parlait des beaux jours.
Mais bientôt emporté par des traits de génie,
C'était bien vite à moi de quitter la Partie :
Si bien donc il parvint, moi toujours espérant,
Sans pouvoir m'être utile à son dernier instant.
Il fut l'admirateur des talens de mon Père,
Mais il en fut rival pour la main de ma mère :
Les deux freres alors se divisent entr'eux, (2)
Se séparent de là pour pouvoir être heureux.
Mon père eut pour son lot la Province en partage
Et mon oncle à Paris fixa son héritage,
De l'Orgue mon père eut le talens le plus beau,
Et dans son genre aussi ce fut le grand Rameau.
Son esprit, ses talens, ses moeurs dans la Province,
Le rendirent l'objet des faveurs d'un grand Prince. (3)

Jamais indifférent sur les peines d'autrui,
Pour servir l'indigent, il n'avait rien à lui.
A l'âge de vingt ans, ayant perdu ma mère,
Je me trouvai contraint sous les loix de mon Père,
Pour les autres si bon, de moi plus exigeant,
De quitter la maison sous la loi du talent.
C'est depuis ce tems-là paroissant sur la scène,
Qu'aujourd'hui je confesse être tout hors d'haleine,
"Il semble que le Ciel m'ait fait pour les revers,
"Connaissant mon devoir, je les ai tous soufferts.
"Dans les rangs des talens, tout n'est que soins qu'intrigues,
"Les études de l'Art sont les moindres fatigues.
Oui sous un autre nom j'eusse eu moins de travaux,
Le cas est que le mien me fait trop de rivaux.
Sitôt que je parais, on frappe à quelque porte,
Le plus jeune chanteur s'anime, se transporte,
S'éleve, s'evertue en esprit, en bons mots ;
Et je deviens l'objet de son gentil propos.
Moi, qui ne fus jamais atteint de basse envie,
Quoique j'eusse à chercher les besoins de la vie,
La Musique eut pour moi les charmes les plus doux ;
Le bien de la sçavoir me rendit seul jaloux.
"Voilà l'étrange fort de l'homme né sensible,
"Il veut tout ce qu'il sent, tout lui paraît possible.
"Tel qui court la carrière, arrive-t-il au but ?
"C'est pour-lors le phénix, trop heureux qu'il le fût !
Je me suis ressenti des traits de la critique :
Ce n'est jamais en vain que le méchant l'applique !
"Chacun sans y penser prête l'oreille au mal ;
"Et l'on souffre souvent du plus petit rival.
Sans disputer de rang aux neveux des Corneilles,
Ne puis-je rien devoir, aux Rameaux, à leurs veilles ;
Et par quelques bienfaits m'en ressentir des fruits,
A titre de Neveu, comme à titre de Fils ?
Peut-être qu'échauffé d'une faveur légère,
Je chanterais encore après l'oncle, ou le Père,
Eprouvant la fortune & des jours tous nouveaux,
Mes chants pourraient s'accroître & devenir plus beaux ?

(1) Nom des Muses qui racontaient les histoires des hommes de mérite qui n'étaient pas connus. (retour au texte).
(2) Les fils de Maurice Rameau, auxquels remonte leur réputation pour l'Orgue & la science de l'harmonie. Les Organistes sont les Compositeurs, ils sont inspirés par le lieu seul où tout respire le vrai sublime. C'est l'orgue qui donne & donnera toujours le ton & le goût du chant à une Nation, qui ne fait que varier selon les Tems & les lieux. On a vu les Leclaire, Guignon, Guillemin, tous les ordres des Calviere, d'Aquin, Clairambeau, [.?.] Rameau alors leur rival, tous ceux de Marchand. Je crois que ceux de nos jours ne manquent pas les occasions d'entendre le fameux d'Aquin qui nous reste ; le digne neveu du grand Couprin, notre jeune et renommé Balbâtre, ni ceux qui remplissent les places de leurs habiles prédécesseurs ; ne touchent point sans gens de l'Art qui les entendent. Voilà une question pour notre Adversaire. J'entrerais en matière, si je n'avais pas à me conformer au tems que je me suis prescrit pour finir tel Ouvrage. (retour au texte).
(3) Son S. A. S. M. le Prince de Condé, honora toujours mon Père de sa haute protection, & lui fit accorder une pension de la Ville de Dijon pour le fixer dans sa Patrie, où se tiennent ordinairement les Etats de Bourgogne, sa reconnaissance en fut gravée dans le coeur de toute la famille. (
retour au texte).

 

CHANT IV
Honneur aux Grands
Hommage à l'Amitié.

 

En avouant les miens, si je lève la tête,
C'est lorsque je tiens d'eux une naissance honnête.
Ils ont à la vertu formé mes premiers ans ;
Et pour moi la Nature eut comblé ses présens,
Si jettant sur mon sein de l'amour pour la gloire
Elle eut par la fortune assuré ma victoire.
De bonne heure animé de noble ambition
J'eusse encore voulu datter d'un plus grand nom.
Descendant d'Achille, ou neveu d'un Pompée,
J'eusse eu contre le sort assez de mon épée.
J'aurais malgré les flots, passé de mers en mers,
J'aurais porté mes pas jusqu'au fond des déserts.
De gloire insatiable au péril de ma tête,
Mon bras du monde entier eut tenté la conquête.
Je sens en ce moment, qu'assis au banc d'honneur
On écoute ardemment la voix de la VALEUR.
A de Martinecourt (1) tenant par alliance
J'ai sçu toujours préter l'oreille à la vaillance,
Dans Byzance on le vit pour la cause des Rois ;
Philippe le Hardi couronna ses exploits.
J'ai sous l'habit du Roi, paru six fois en lice ; (2)

L'on sçait combien je fut aimé du grand Maurice
Que sont-ils devenus ces beaux jours de Chambord ?
Loire, tous les plaisirs accouraient sur ton bord !
Richelieu n'y parut brillant de ses conquêtes,
Que pour mettre le comble à ses superbes fêtes.
Les talens & les Arts disputaient à l'envi,
Sous l'habile crayon du grand Servandoni.
Tout se passait au gré d'une AUGUSTE  PRINCESSE.
J'AI CE GRAND MARECHAL en mon esprit sans cesse.
En le quittant, je vois cette beauté du Nord ;
De grâce & d'esprit, quel agréable accord !
Solstikoff, je te vis dans ta gloire suprême ; (3)
Je croyais voir en toi l'Impératrice même ;
Pour chanter ses vertus, à ceux d'un digne époux
Tu mêlais tes transports, tu nous animais tous.
AUGUSTE IMPERATRICE en tous lieux révérée,
Il est beau de régner quand on est adorée !
Tu régnes sur ton Peuple, aux voeux, au gré de tous,
On consacra toujours aux Regnes les plus doux !
Que le grand nom d'ANHALT honore ici ma plume ;
Pour les vôtre Lamoth (4)  en voeux je me consume !
Fille de la valeur, digne d'un pur encens,
D'un hommage immortel écoute les accens ;
Lowendal, tu m'aimas ! le Ciel à mes yeux brille,
Quand je les fixe encor sur ta noble famille.
Traverse, je te dois les beaux jours d'Orsteischting. (5)

Qui n'applaudirait pas à l'époux de Reding ?
La valeur, le savoir me l'avaient fait connaître.
Avec ses qualités, l'amitié le fit naître,
Elite des Cantons ! par lui je te connais,
Brave de Zurlauben, bon ami des Français.
Qu'un Choiseul s'applaudisse & soit content dans l'ame
La fille de Devane (6) est aujourd'hui sa femme
Cet hymen a dû plaire aux yeux du Souverain,
Quand ce sont les vertus qui se donnent la main.
Noble de Chevriers, si je suis au Parnasse,
A vos graces j'en dois & l'honneur & la place !
Je dois à vôtre goût le premier de mes Chants,
Je vis sous vos beaux doigts éclore mes talents.
BERTIN (7) y mit le prix, & dans la capitale,
A lui seul doit le jour ma verve originale ;
Dans la société, ce mortel généreux,
Ne connais de plaisirs qu'à faire des heureux.
Brosse le docte ami, présent à ma mémoire (8)

Ici se joint à moi pour chanter votre gloire.
L'estime nous unit, & dans nos entretiens,
Pour plaire à sa vertu, de vous je me souviens.
Flambeau de ma raison, Denuis, Bret & Cazote ! (9)

Cazote, bon ami, brave compatriote,
Toi qui voudrais me voir heureux à ton souhait,
Qui ne te connait pas, je ne fais qui lui plait.
Jouis d'aimer les tiens, aime, aime, ta femme !
Ces enfans du Soleil, (10) le bon coeur, la belle ame
Dont toi même tu pris le soin dès ton berceau.
Jouis de ce plaisir pour toi toujours nouveau ?
Et toi, sage Denuis dans ta course splendide,
Ton mérite, à nos yeux, nous présente un Alcide.
Bret, dans un autre champ moissonne des lauriers,
Combien fiers de votre nom seraient vos écoliers ?
En chantant l'amitié, Fréron. Que je t'encense ?
Des bonté de son coeur, j'ai fait l'expérience.
J'en sçai nombre qui l'aime, & Fréron a son prix.
"L'on n'est pas sans vertu quand on a des amis.
Un juste souvenir m'avertit et m'engage,
D'adresser à ... un légitime hommage.
D'un rang bien distingué, le Ciel lui fit don,
Lui donnant un beau coeur, & le plus joli ton.
Et vous parfait Bonhomme, (11) ô mon Révérend Père !
Vous que Bonaventure, éleve, échauffe, éclaire !
"Vous souvient-il des jeux de notre premier tems ?
"Combien ils nous plaisaient ? Ils étaient innocens.
Au rang des immortels, homme de la Patrie,
Toi, que l'on reconnaît sous les traits du génie,
Dis ce que tu m'as dis ; ajoute à mon sermon,
"Dis, j'aimai les Rameaux, & dis, je suis Piron. (12)
D'avoir eu des amis, je m'applaudis encore
Au défaut d'un Etat, leur amitié m'honore.
"Non, l'on n'est point du Ciel encore abndonné,
"Nous donnant des amis, que n'a-t-il pas donné.
D'Esculape rival, Dusouart, l'on t'appelle !
Moi, je t'appelle encor, époux, ami fidèle,
Mais toujours dans tes mains le trop fatal cizeau,
Attend cher Dusouart, hors moi, plus de RAMEAU.

(1) Voyez Gaulu, & Paradin, Hist. de Bourgogne. Si l'on tenait au noble Seigneur Rameau de Flagei, mon Oncle avait raison de ne pas chercher à acquérir de nouveaux titres de Noblesse, Titre que je n'ai pas encor le Tems, ni les raisons de rechercher. (retour au texte).
(2) Deux ans dans Poitou, sous Bonneval, en 36. (
retour au texte ).
(3) Epouse de monsieur le Comte de Solstikoff, Ambassadeur de Russie en 64. (
retour au texte).
(4) Dames qui furent mes écolières de Clavecin, ou de Chant. (retour au texte).
(5) Beau château de M. & Madame la Baronne, au Pays des [?iritons], près de [Clur ?], bornant le Rhin. (
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(6) Nièce de feu M. l'Abbé de Chevriers, Doyen des Comtes de Lyon, premier Aumonier de la Reine, & parente de l'Abbé de Chateauneuf, oncle de MM. de Brosse, qui m'inspira mes premières Pièces de Clavecin & les touchaient de préférence sur cet instrument avec le goût le plus distingué. (
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(7) M'en fit trouver les moyens. (
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(8) Brosse de S. Laurent, Chanoine honoraire de S. Saintin de Meaux, Avocat consultant, Canoniste, & Docteur de Paris. (
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(9) Ancien Commissaire de la Marine, auteur de... (
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(10) Demoiselles Amériquaines que j'appelle de ce nom. (
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(11) Cordelier du grand Couvent, Docteur de Sorbonne, &c.(
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(12) Cet illustre Compatriote, rival tout ensemble des Corneille, Crébillon, Molière fait passer jusqu'à l'honneur de son amitié. (
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CHANT V
Réponse à Tout

Quoique j'aie tenu la route peu commune,
Ce ne fut point pour moi celle de la fortune.
Pour posséder du bien, les voeux sont réunis,
Tout nous y sollicite, & même nos amis.
Il est plusieurs moyens par l'où on peut m'en faire !
Sur la Caisse Lyrique ? ou bien qu'on délibére :
Sur quelque Bénéfice ? on me vit en rabat,
J'ai la tonsure enfin, j'en aime encor l'état.
Mais il fut marié, dira quelque bonne ame ?
Il eut vraiment beau fils & toute aimable femme.
Au moment d'éprouver l'effet de la faveur,
Je reçois cet échec de l'esprit destructeur.
Eh ! Messieurs en un moment, j'eus une brave femme,
Fille honnête, exempte de tout blame 
;
Ses neuds donc avec moi, furent ses premiers noeuds,
Et la mère et l'enfant, ils sont morts tous les deux.
J'en ai porté le deuil, on vit couler mes larmes,
D'une digne épouse en rappellant les charmes,
C'est pour louer ici, qui mérita ma foi,
Et qui ne voulut être heureuse que par moi.
L'honneur par-tout l'honneur sçut me servir de guide,
Sans refuser l'hommage aux douces loix de Gnide,
Je connus qu'on pouvait allier aux talens,
La sensibilité ; c'est la vertu des grands.
"Pour les coeurs généreux, il est des simpathies,
"Quand on voit les vertus aux graces réunies.
"Il n'est aucun mortel dans l'ordre d'ici bas,
"Exempt de rendre hommage aux célestes appas.
"Ce tendre sentiment, cette flamme divine,
"Qui rend l'homme si grand où le Ciel le destine,
"Qui l'échauffe, l'élève, est un si grand don des Cieux,
"Pour deux coeurs qu'ont unis de légitimes noeuds !
Mais au service encor ? si Dieu ne pardonne,
Eh bien qu'est-ce Messieurs ? je n'ai tué personne.
Quand je montrai du coeur, quand j'eus de la vertu,
Je fus jaloux d'honneur, non de sang répandu.
"Sur le champ de bataille un combat suit l'offense ;
"Il est pour tel débat, un dégré de vengeance ;
"Quand on a fait rougir l'agresseur de son tort,
"On serait infame en lui donnant la mort.
Quand on est dans un corps, on en suit l'étiquette,
Et sur-tout au service, où l'audace est muette ;
"C'est la première école où rien ne se permet ;
"Là, tel apprend au moins à régler son caquet.
Pour l'Eglise il n'est rien qu'ici je doive taire.
J'ai fait depuis l'épée un an de séminaire.
Sensible à la faveur, en court, ou long manteau,
L'on verrait désormais le neveu de Rameau.
"Sous cet habit pieux renonçant à la gloire,
Qu'on accorde à mon nom, du moins je le veux croire ;
"Je serais tout entier à mes dix lustres faits,
"A l'Etude du sage, où je me livrerais,
"Attentif & soigneux à donner bons exemples,
"Plus qu'en tout autre lieu, l'on me verrait aux temples.
"Là m'adressant au Ciel, ma prière & mes voeux,
"Seraient encor pour ceux qui m'auraient fait heureux.
Mais si pour cet état nulle porte ne s'ouvre,
Je ne vois pas l'abus d'un logement au LOUVRE.
Avec marque d'honneurs, au troisième héritier
De l'école des sons, de celui du clavier,
De celui de l'archet, de la voix, de la flute,
Assez pour soutenir son coin dans la dispute.
Au neveu de Rameau, qu'on accueille son gout ?
On voit les protégés venir à bout de tout.
Là, je ferais leçon de Chants & d'Harmonie,
A pouvoir être utile à notre Académie ;
Et Citoyen fidèle en maisons de nos Rois,
De notre gout français je soutiendrais les loix.
Peut-être je pourrais sans être dans un rève,
Lancer de nouveaux traits au Docteur de Genêve ;
Lui prouver à lui même en chanteur sur les rangs,
Après son attentat la beauté de nos chants.

RAMEAU

Si le tems du travail me devenait plus favorable, en écoutant mon ressentiment, je croirais en Prose pouvoir entrer en matière contre notre adversaire, & profiter de ce language pour être entendu du plus grand nombre.

 

Qu'attendre de nos voeux le sort est inflexible,
Candide, dit si bien, tout est au mieux possible ;
A tout évenement soumis à cette loi,
Je dis comme il vient, ceci fut fait pour moi.