Les Lettres de noblesse de Rameau
Arthur Pougin




"to hide art by very art"
"cacher l'art par l'art même"

 



 



 

 



 


 

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Ce texte a été publié dans le Bulletin de la Société de l'Histoire du Théâtre, en 1902 (avril, année 1, n° 2).

Il est ici question de l'immortel auteur de Castor et Pollux et des Indes galantes, de Dardanus et d'Hippolyte et Aricie, de l'artiste illustre qui fit l'admiration de l'Europe entière, et qui fut à la fois un théoricien profond, un claveciniste et un organiste de premier ordre, un compositeur d'une étonnante fécondité, et enfin, pour tout dire d'un mot, le réformateur de la musique française.

On a beaucoup parlé des lettres de noblesse accordées à Rameau par Louis XV, afin de récompenser ce grand homme du lustre qu'il avait donné à l'art national et de la gloire qu'il avait acquise ainsi à sa patrie. On savait bien que ces lettres avaient été expédiées, mais quelques-uns croyaient qu'elles étaient restées sans effet, parce que Rameau, mort peu de temps après, aurait négligé de les faire enregistrer ; il s'est même trouvé un écrivain pour affirmer que c'était par pure avarice que Rameau s'était abstenu de faire procéder à cette formalité. Castil-Blaze, en effet, avec sa faconde provençale et sa manie habituelle des commérages, voulant faire ressortir la parcimonie que l'on reprochait à l'illustre artiste, a bâti sur ce fait une petite anecdote ridicule, dont il était facile de démontrer la fausseté, mais que personne cependant, jusqu'à ces derniers temps, ne s'était avisé de révoquer en doute.

Voici ce que dit à ce sujet Castil-Blaze, au premier volume de son Académie Impériale de musique : - "Rameau reçoit des lettres de noblesse, prélude nécessaire pour le rendre digne d'accepter le cordon de Saint-Michel, que le roi lui destinait. Ce musicien se garde bien de faire enregistrer sa patente nobiliaire. Louis XV pense que Rameau ne veut pas débourser les frais de chancellerie, et lui fait proposer de se charger lui-même de cette dépense. - "Que Sa Majesté veuille bien m'en remettre l'argent, je saurai l'employer d'une manière plus avantageuse. A moi des lettres de noblesse ? Castor et Dardanus me les ont depuis longtemps paraphées."

En parlant ainsi, Castil-Blaze faisait de Rameau non seulement un avare, mais un goujat. Cela lui était bien indifférent, pourvu que son anecdote parut piquante. Le malheur, c'est qu'il y avait un obstacle à la véracité de son petit récit, obstacle consistant en ce simple fait que les fameuses lettres de noblesse avaient été bien et dûment enregistrées en parlement. Le médecin Maret, compatriote de Rameau, auteur de l'Eloge de ce maître écrit pour être lu en séance solennelle de l'Académie de Dijon, leur ville natale, Maret, qui s'était entouré avec le plus grand soin de tous les éléments utiles à son travail, est très explicite à ce sujet et dit formellement : - "Le roi lui avait accordé (à Rameau) des lettres de noblesse qui ont été enregistrées à la Chambre des vacations du Parlement de Paris en 1764 ; et il était désigné pour être décoré de l'ordre de Saint-Michel, lorsqu'il mourut le 12 septembre de la même année (Maret, Eloge historique de M. Rameau, Dijon, 1766, in-8°)

Ceci, toutefois, n'est pas une preuve matérielle, décisive, et, à la grande rigueur, un doute pouvait encore subsister en ce qui concerne l'enregistrement des lettres de noblesse de Rameau. Ce doute ne sera plus possible maintenant, en présence de deux documents découverts récemment par moi et qu'on va retrouver reproduits ici. C'est au département des manuscrits de la Bibliothèque nationale que j'ai pu mettre la main sur ces deux pièces précieuses, dont l'une est le texte même des lettres de noblesses accordées à Rameau par Louis XV (qui nous donne la date de ce fait, restée jusqu'ici inconnue), et l'autre le "règlement d'armoiries" rédigé par d'Hozier, "juge d'armes de la noblesse de France", pour Jean-Philippe Rameau. Or, on n'admettra pas sans doute que d'Hozier ait réglé les armes du nouvel anobli avant que celui-ci ai pris soin de faire enregistrer, comme elles devaient l'être, les lettres qui lui conféraient le titre d'écuyer.

Je reproduis ici, avec une exactitude scrupuleuse, ces deux pièces intéressantes, dont j'ai relevé la copie sur les manuscrits de la Bibliothèque nationale. Voici d'abord le texte des lettres patentes :

 

RAMEAU,
Paris
Septembre 1764
__
Annoblissement
du Sieur
Jean -Philippe
RAMEAU

DU MOIS DE MAY 1764
Copié sur l'original en parchemin.

Louis, par la grâce de Dieu Roy de France et de Navarre, à tous, présents et à venir, salut. Un de nos principaux soins, depuis notre avènement à la couronne, a été de faire fleurir les arts dans notre royaume en les encourageant par des récompenses et des distinctions accordées à ceux que le génie, secondé par une noble émulation et une étude suivie, a rendus capables de porter leurs talens au plus haut degré de perfection. C'est pour ces motifs que nous nous sommes déterminé à donner des marques de notre bienveillance à notre cher et bien-aimé le sieur Jean-Philippe Rameau, compositeur de la musique de notre cabinet et notre pensionnaire, déjà célèbre par les premiers ouvrages de sa composition et l'invention de nouveaux signes pour faciliter l'accompagnement. Il ne se borna pas à ces succès ; on ne connoissoit pas avant lui toute l'étendue des règles de la musique ; la pénétration de son esprit lui fit concevoir la possibilité de les rendre invariables en les assujettissant à des lois plus certaines et plus simples, et bientôt ses profondes réflexions et ses sçavantes recherches lui firent découvrir, dans la basse fondamentale, le véritable principe de l'harmonie et de la mélodie. Les excellents traités qu'il composa pour le développement et la démonstration de son système, ayant fait généralement adopter sa nouvelle méthode, il s'appliqua encore de plus en plus à contribuer au progrès de son art en publiant son Code de musique, sa Génération harmonique et sa Dissertation sur le même sujet, digne de l'approbation qu'il reçut de la part de notre Académie des Sciences lorsqu'il y a été appelé pour en faire la lecture. La fécondité de son génie s'est également manifestée dans les chefs-d'oeuvre de sa composition, qui excitent, à si juste titre, l'admiration et les applaudissements de toute l'Europe. L'ayant chargé de la musique des ballets que nous avons fait exécuter en mil sept cent quarante-sept à l'occasion du mariage de notre très cher fils le Dauphin, le brillant succès de cet ouvrage nous engagea à le gratifier alors d'une pension ; mais des talens aussi supérieurs méritent des récompenses qui passent à la postérité, et nous sommes d'autant plus volontiers déterminé à lui accorder une grâce de ce genre, qu'elle sera en même temps une preuve de la satisfaction que nous ressentons du zèle et de l'assiduité avec lesquels le sieur Claude François Rameau, son fils, remplit depuis près de neuf ans la charge de l'un de nos valets de chambre.

A ces causes, de notre grâce spéciale, pleine puissance et autorité royale, nous avons annobli par ces présentes, signées de notre main, annoblissons ledit sieur Jean-Philippe Rameau, et du titre et qualité de noble et d'écuyer l'avons décoré et décorons. Voulons et nous plaît qu'il soit tenu, censé et réputé comme nous le tenons, censons et réputons noble, tant en jugement que dehors, ensemble ses enfants, postérité et descendans mâles et femelles, nés et à naître en légitime mariage, que comme tels ils puissent prendre, en tous lieux et tous actes, la qualité d'écuyer, et parvenir à tous les degrés de chevalerie et autres dignités, titres et qualités réservés à notre noblesse, qu'ils soient inscrits dans le catalogue des nobles et qu'ils jouissent et usent de tous les droits, prérogatives, privilèges, franchises, libertés, prééminence, exemptions et immunités dont jouissent et ont accoutumé de jouir les anciens nobles de notre royaume, tant qu'ils vivront noblement et ne feront acte de dérogeance ; comme aussi qu'ils puissent acquérir, tenir et posséder tous fiefs, terres et seigneuries nobles, de quelque titre qu'elles soient. Permettons audit sieur Rameau et à ses enfants, postérité, descendans, de porter des armoiries timbrées, telles qu'elles seront réglées et blazonnées par notre amé et féal conseiller en nos conseils, le sieur d'Hozier, juge d'armes de France, et ainsi qu'elles seront peintes et figurées dans ces présentes, et dont le règlement est ci-annexé sous le contre-scel de notre chancellerie, avec pouvoir et liberté de les faire peindre, graver et insculpter, si elles ne le sont déjà en tels endroits de leur maisons, terres et seigneuries que bon leur semblera, sans que, pour raison de tout ce que dessus ledit sieur Rameau, ses enfants, postérité et descendans, puissent être tenus de nous payer et à nos successeurs Roys, aucune finance et indemnité, dont, à quelque sommes qu'elles puissent monter, nous leur avons fait et faisons donner remise par cesdites présentes, et sans qu'ils puissent être troublés ni recherchés, pour quelque cause, occasion et prétexte que ce soit, à la charge par eux de vivre noblement et sans déroger.

Si, donnons en mandement, à nos amés et féaux conseillers, les gens tenant nôtre Cour de Parlement, Chambre des comptes et Cour des aydes à Paris, et à tous nos officiers et justiciers qu'il appartiendra, que ces présentes, ils ayent à faire registrer même en temps de vacations, et du contenu en icelles, jouir et user ledit sieur Rameau, ensemble ses enfants, postérité et descendans mâles et femelles, nés et à naître en légitime mariage, pleinement, paisiblement et perpétuellement, cessants et faisant cesser tous troubles et empêchements contraires, nonobstant tous édits, déclarations, ordonnances, arrêts et règlements auxquels et aux dérogatoires des dérogatoires nous avons dérogé et dérogeons pour ce regard seulement et sans tirer à conséquence, car tel est notre plaisir. Et afin que ce soit chose ferme et stable à toujours, nous avons fait mettre notre scel à ces dites présentes.

Donné à Versailles, au moy de May, l'an de grâce mille sept cent soixante-quatre, et de notre règne le quarante-neuvième.

Signé : LOUIS.  

(Et sur le reply)
PAR LE ROY : PHELYPEAUX

 

La Pièce qu'on vient de lire n'existe qu'en copie, ainsi qu'on a pu le voir par son en tête, à la Bibliothèque nationale. Il n'en est pas de même de la suivante, dont cet établissement possède l'original même, portant la signature authentique d'Hozier. Nous ferons seulement remarquer que la seconde note en marge a été ajoutée après coup, et qu'elle est d'une autre écriture que le corps du document. Cette note nous apprend un fait resté ignoré. Tous les écrivains, et Maret lui-même, le mieux et le plus sûrement informé des biographes de Rameau, ont toujours dit que le maître allait être nommé chevalier de l'ordre de Saint-Michel, lorsqu'il mourut le 12 septembre 1764. Or, la note en question nous fait savoir que cette nomination avait été faite, et que Rameau était bien chevalier de Saint-Michel :

 

Louis-Pierre d'Hozier, chevalier, juge d'armes de la noblesse de France, conseiller du Roi en ses conseils, etc.

Après avoir vû des Lettres patentes en forme de charte, données à Versailles au mois de Mai de la présente année mil sept cent soixante quatre ; ces lettres signées Louis, et sur le repli par le Roy, Phelypeaux, par lesquelles Sa Majesté annoblit son cher et bien amé le Sr Jean-Philippes Rameau, compositeur de la musique de son cabinet et son pensionnaire, ensemble ses enfants, postérité et descendans mâles et femelles nés en légitime mariage.

Nous, en exécution de la clause contenue dans lesdites Lettres, qui permet audit Sr Rameau, et à ses enfants et postérité de porter des armoiries timbrées telles qu'elles seront réglées et blazonnées par nous comme Juge d'armes de la noblesse de France, et ainsi qu'elles seront peintes et figurées dans lesdites Lettres, auxquelles nôtre acte de règlement sera attaché sous le contre-sceau de la chancellerie, avons réglé pour ses armoiries un Ecu d'azur, à une colombe d'argent, tenant dans son bec un rameau d'olivier d'or, cet Ecu timbré d'un casque de profil, orné de ses Lambrequins d'or, d'azur et d'argent. Et afin que le présent règlement que nous avons compris dans les registres de ceux qu'il plaît au Roi d'annoblir puisse servir audit Sr Jean-Philippes Rameau, et à ses enfants et postérité mâles et femelles, nés et à naître en légitime mariage, tant qu'ils vivront noblement et ne feront aucun acte de dérogeance, nous l'avons signé et nous y avons fait mettre l'empreinte du sceau de nos armes, à Paris, le Jeudy sixième jour du mois de Septembre de l'an mil sept cent soixante-quatre.

D'HOZIER

 

Les deux documents ci-dessus donnent l'historique complet de l'anoblissement de Rameau, au sujet duquel, par conséquent, aucun doute n'est plus possible aujourd'hui.

ARTHUR POUGIN

RAMEAU, 74
PARIS
Septembre 1764
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Document d'armoiries pour le sieur Jean-Pilippes Rameau, en conséquence des Lettres en annoblissement du mois de Mai de la présente année mil sept cent soixante-quatre

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RAMEAU 74
Il est mort au mois de Septembre 1764, après l'expédition de ce présent brevet d'armoiries ; et avoit été nommé chevalier de l'ordre de Saint-Michel