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Ce
texte a été publié dans le Bulletin de la Société de
l'Histoire du Théâtre, en 1902 (avril, année 1, n° 2).
Il
est ici question de l'immortel auteur de Castor et Pollux
et des Indes galantes, de Dardanus et d'Hippolyte
et Aricie, de l'artiste illustre qui fit l'admiration
de l'Europe entière, et qui fut à la fois un théoricien
profond, un claveciniste et un organiste de premier ordre,
un compositeur d'une étonnante fécondité, et enfin, pour
tout dire d'un mot, le réformateur de la musique française.
On
a beaucoup parlé des lettres de noblesse accordées à Rameau
par Louis XV, afin de récompenser ce grand homme du lustre
qu'il avait donné à l'art national et de la gloire qu'il
avait acquise ainsi à sa patrie. On savait bien que ces
lettres avaient été expédiées, mais quelques-uns croyaient
qu'elles étaient restées sans effet, parce que Rameau, mort
peu de temps après, aurait négligé de les faire enregistrer ;
il s'est même trouvé un écrivain pour affirmer que c'était
par pure avarice que Rameau s'était abstenu de faire procéder
à cette formalité. Castil-Blaze, en effet, avec sa faconde
provençale et sa manie habituelle des commérages, voulant
faire ressortir la parcimonie que l'on reprochait à l'illustre
artiste, a bâti sur ce fait une petite anecdote ridicule,
dont il était facile de démontrer la fausseté, mais que
personne cependant, jusqu'à ces derniers temps, ne s'était
avisé de révoquer en doute.
Voici
ce que dit à ce sujet Castil-Blaze, au premier volume de
son Académie Impériale de musique : - "Rameau
reçoit des lettres de noblesse, prélude nécessaire pour
le rendre digne d'accepter le cordon de Saint-Michel, que
le roi lui destinait. Ce musicien se garde bien de faire
enregistrer sa patente nobiliaire. Louis XV pense que Rameau
ne veut pas débourser les frais de chancellerie, et lui
fait proposer de se charger lui-même de cette dépense. - "Que
Sa Majesté veuille bien m'en remettre l'argent, je saurai
l'employer d'une manière plus avantageuse. A moi des lettres
de noblesse ? Castor et Dardanus me les
ont depuis longtemps paraphées."
En
parlant ainsi, Castil-Blaze faisait de Rameau non seulement
un avare, mais un goujat. Cela lui était bien indifférent,
pourvu que son anecdote parut piquante. Le malheur, c'est
qu'il y avait un obstacle à la véracité de son petit récit,
obstacle consistant en ce simple fait que les fameuses lettres
de noblesse avaient été bien et dûment enregistrées en parlement.
Le médecin Maret, compatriote de Rameau, auteur de l'Eloge
de ce maître écrit pour être lu en séance solennelle de
l'Académie de Dijon, leur ville natale, Maret, qui s'était
entouré avec le plus grand soin de tous les éléments utiles
à son travail, est très explicite à ce sujet et dit formellement :
- "Le roi lui avait accordé (à Rameau) des lettres
de noblesse qui ont été enregistrées à la Chambre des
vacations du Parlement de Paris en 1764 ; et il
était désigné pour être décoré de l'ordre de Saint-Michel,
lorsqu'il mourut le 12 septembre de la même année (Maret,
Eloge historique de M. Rameau, Dijon, 1766, in-8°)
Ceci,
toutefois, n'est pas une preuve matérielle, décisive, et,
à la grande rigueur, un doute pouvait encore subsister en
ce qui concerne l'enregistrement des lettres de noblesse
de Rameau. Ce doute ne sera plus possible maintenant, en
présence de deux documents découverts récemment par moi
et qu'on va retrouver reproduits ici. C'est au département
des manuscrits de la Bibliothèque nationale que j'ai pu
mettre la main sur ces deux pièces précieuses, dont l'une
est le texte même des lettres de noblesses accordées à Rameau
par Louis XV (qui nous donne la date de ce fait, restée
jusqu'ici inconnue), et l'autre le "règlement d'armoiries"
rédigé par d'Hozier, "juge d'armes de la noblesse de
France", pour Jean-Philippe Rameau. Or, on n'admettra
pas sans doute que d'Hozier ait réglé les armes du nouvel
anobli avant que celui-ci ai pris soin de faire enregistrer,
comme elles devaient l'être, les lettres qui lui conféraient
le titre d'écuyer.
Je
reproduis ici, avec une exactitude scrupuleuse, ces deux
pièces intéressantes, dont j'ai relevé la copie sur les
manuscrits de la Bibliothèque nationale. Voici d'abord le
texte des lettres patentes :

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RAMEAU,
Paris
Septembre 1764
__
Annoblissement
du Sieur
Jean -Philippe
RAMEAU
DU
MOIS DE MAY 1764
Copié sur l'original en parchemin.
Louis,
par la grâce de Dieu Roy de France et de Navarre, à tous, présents
et à venir, salut. Un de nos principaux soins, depuis notre
avènement à la couronne, a été de faire fleurir les arts dans
notre royaume en les encourageant par des récompenses et des
distinctions accordées à ceux que le génie, secondé par une
noble émulation et une étude suivie, a rendus capables de porter
leurs talens au plus haut degré de perfection. C'est pour ces
motifs que nous nous sommes déterminé à donner des marques de
notre bienveillance à notre cher et bien-aimé le sieur Jean-Philippe
Rameau, compositeur de la musique de notre cabinet et notre
pensionnaire, déjà célèbre par les premiers ouvrages de sa composition
et l'invention de nouveaux signes pour faciliter l'accompagnement.
Il ne se borna pas à ces succès ; on ne connoissoit pas
avant lui toute l'étendue des règles de la musique ; la
pénétration de son esprit lui fit concevoir la possibilité de
les rendre invariables en les assujettissant à des lois plus
certaines et plus simples, et bientôt ses profondes réflexions
et ses sçavantes recherches lui firent découvrir, dans la basse
fondamentale, le véritable principe de l'harmonie et de la mélodie.
Les excellents traités qu'il composa pour le développement et
la démonstration de son système, ayant fait généralement adopter
sa nouvelle méthode, il s'appliqua encore de plus en plus à
contribuer au progrès de son art en publiant son Code de
musique, sa Génération harmonique et sa Dissertation
sur le même sujet, digne de l'approbation qu'il reçut de la
part de notre Académie des Sciences lorsqu'il y a été appelé
pour en faire la lecture. La fécondité de son génie s'est également
manifestée dans les chefs-d'oeuvre de sa composition, qui excitent,
à si juste titre, l'admiration et les applaudissements de toute
l'Europe. L'ayant chargé de la musique des ballets que nous
avons fait exécuter en mil sept cent quarante-sept à l'occasion
du mariage de notre très cher fils le Dauphin, le brillant succès
de cet ouvrage nous engagea à le gratifier alors d'une pension
; mais des talens aussi supérieurs méritent des récompenses
qui passent à la postérité, et nous sommes d'autant plus volontiers
déterminé à lui accorder une grâce de ce genre, qu'elle sera
en même temps une preuve de la satisfaction que nous ressentons
du zèle et de l'assiduité avec lesquels le sieur Claude François
Rameau, son fils, remplit depuis près de neuf ans la charge
de l'un de nos valets de chambre.
A
ces causes, de notre grâce spéciale, pleine puissance et autorité
royale, nous avons annobli par ces présentes, signées de notre
main, annoblissons ledit sieur Jean-Philippe Rameau, et du titre
et qualité de noble et d'écuyer l'avons décoré et décorons.
Voulons et nous plaît qu'il soit tenu, censé et réputé comme
nous le tenons, censons et réputons noble, tant en jugement
que dehors, ensemble ses enfants, postérité et descendans mâles
et femelles, nés et à naître en légitime mariage, que comme
tels ils puissent prendre, en tous lieux et tous actes, la qualité
d'écuyer, et parvenir à tous les degrés de chevalerie et autres
dignités, titres et qualités réservés à notre noblesse, qu'ils
soient inscrits dans le catalogue des nobles et qu'ils jouissent
et usent de tous les droits, prérogatives, privilèges, franchises,
libertés, prééminence, exemptions et immunités dont jouissent
et ont accoutumé de jouir les anciens nobles de notre royaume,
tant qu'ils vivront noblement et ne feront acte de dérogeance
; comme aussi qu'ils puissent acquérir, tenir et posséder tous
fiefs, terres et seigneuries nobles, de quelque titre qu'elles
soient. Permettons audit sieur Rameau et à ses enfants, postérité,
descendans, de porter des armoiries timbrées, telles qu'elles
seront réglées et blazonnées par notre amé et féal conseiller
en nos conseils, le sieur d'Hozier, juge d'armes de France,
et ainsi qu'elles seront peintes et figurées dans ces présentes,
et dont le règlement est ci-annexé sous le contre-scel de notre
chancellerie, avec pouvoir et liberté de les faire peindre,
graver et insculpter, si elles ne le sont déjà en tels endroits
de leur maisons, terres et seigneuries que bon leur semblera,
sans que, pour raison de tout ce que dessus ledit sieur Rameau,
ses enfants, postérité et descendans, puissent être tenus de
nous payer et à nos successeurs Roys, aucune finance et indemnité,
dont, à quelque sommes qu'elles puissent monter, nous leur avons
fait et faisons donner remise par cesdites présentes, et sans
qu'ils puissent être troublés ni recherchés, pour quelque cause,
occasion et prétexte que ce soit, à la charge par eux de vivre
noblement et sans déroger.
Si,
donnons en mandement, à nos amés et féaux conseillers, les gens
tenant nôtre Cour de Parlement, Chambre des comptes et Cour
des aydes à Paris, et à tous nos officiers et justiciers qu'il
appartiendra, que ces présentes, ils ayent à faire registrer
même en temps de vacations, et du contenu en icelles, jouir
et user ledit sieur Rameau, ensemble ses enfants, postérité
et descendans mâles et femelles, nés et à naître en légitime
mariage, pleinement, paisiblement et perpétuellement, cessants
et faisant cesser tous troubles et empêchements contraires,
nonobstant tous édits, déclarations, ordonnances, arrêts et
règlements auxquels et aux dérogatoires des dérogatoires nous
avons dérogé et dérogeons pour ce regard seulement et sans tirer
à conséquence, car tel est notre plaisir. Et afin que ce soit
chose ferme et stable à toujours, nous avons fait mettre notre
scel à ces dites présentes.
Donné
à Versailles, au moy de May, l'an de grâce mille sept cent soixante-quatre,
et de notre règne le quarante-neuvième.
Signé
: LOUIS.
(Et
sur le reply)
PAR LE ROY : PHELYPEAUX
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La
Pièce qu'on vient de lire n'existe qu'en copie, ainsi qu'on
a pu le voir par son en tête, à la Bibliothèque nationale.
Il n'en est pas de même de la suivante, dont cet établissement
possède l'original même, portant la signature authentique
d'Hozier. Nous ferons seulement remarquer que la seconde note
en marge a été ajoutée après coup, et qu'elle est d'une autre
écriture que le corps du document. Cette note nous apprend
un fait resté ignoré. Tous les écrivains, et Maret lui-même,
le mieux et le plus sûrement informé des biographes de Rameau,
ont toujours dit que le maître allait être nommé chevalier
de l'ordre de Saint-Michel, lorsqu'il mourut le 12 septembre
1764. Or, la note en question nous fait savoir que cette nomination
avait été faite, et que Rameau était bien chevalier de Saint-Michel :
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Louis-Pierre
d'Hozier, chevalier, juge d'armes de la noblesse de France,
conseiller du Roi en ses conseils, etc.
Après
avoir vû des Lettres patentes en forme de charte, données
à Versailles au mois de Mai de la présente année mil sept
cent soixante quatre ; ces lettres signées Louis,
et sur le repli par le Roy, Phelypeaux, par lesquelles Sa
Majesté annoblit son cher et bien amé le Sr Jean-Philippes
Rameau, compositeur de la musique de son cabinet et
son pensionnaire, ensemble ses enfants, postérité et descendans
mâles et femelles nés en légitime mariage.
Nous,
en exécution de la clause contenue dans lesdites Lettres,
qui permet audit Sr Rameau, et à ses enfants et postérité
de porter des armoiries timbrées telles qu'elles seront
réglées et blazonnées par nous comme Juge d'armes de la
noblesse de France, et ainsi qu'elles seront peintes et
figurées dans lesdites Lettres, auxquelles nôtre acte de
règlement sera attaché sous le contre-sceau de la chancellerie,
avons réglé pour ses armoiries un Ecu d'azur, à une colombe
d'argent, tenant dans son bec un rameau d'olivier d'or,
cet Ecu timbré d'un casque de profil, orné de ses Lambrequins
d'or, d'azur et d'argent. Et afin que le présent règlement
que nous avons compris dans les registres de ceux qu'il
plaît au Roi d'annoblir puisse servir audit Sr Jean-Philippes
Rameau, et à ses enfants et postérité mâles et femelles,
nés et à naître en légitime mariage, tant qu'ils vivront
noblement et ne feront aucun acte de dérogeance, nous l'avons
signé et nous y avons fait mettre l'empreinte du sceau de
nos armes, à Paris, le Jeudy sixième jour du mois de Septembre
de l'an mil sept cent soixante-quatre.
D'HOZIER
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Les
deux documents ci-dessus donnent l'historique complet de
l'anoblissement de Rameau, au sujet duquel, par conséquent,
aucun doute n'est plus possible aujourd'hui.
ARTHUR
POUGIN
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