Pierre Jélyotte

(1713-1797)
Description par Marmontel




 

 



 




"to hide art by very art"
"cacher l'art par l'art même"

 


 

 

Un caractère d'une autre trempe, et aussi aimable à sa manière, était celui de Jélyotte : doux, souriant, amistoux, pour me servir d'un mot de son pays, qui le peint de couleur natale, il portait sur son front la sérénité du bonheur, et en le respirant lui-même il l'inspirait. En effet, si l'on me demande quel est l'homme le plus complètement heureux que j'ai vu en ma vie, je répondrai : c'est Jélyotte. Né dans l'obscurité, et enfant de choeur d'une église de Toulouse dans son adolescence, il était venu de plein vol débuter sur le théâtre de l'Opéra, et il y avait eu les plus brillants succès. Dès ce moment il avait été, et il était encore l'idole du public. On tressaillait de joie dès qu'il paraissait sur scène, on l'écoutait avec l'ivresse du plaisir ; et toujours les applaudissements marquaient les repos de sa voix. Cette voix était la plus rare qu'on eût entendue, soit par le volume et la plénitude des sons, soit par l'éclat perçant de son timbre argentin. Il n'était ni beau ni bien fait, mais pour s'embellir, il n'avait qu'à chanter ; on eût dit qu'il charmait les yeux en même temps que les oreilles. Les jeunes femmes en étaient folles : on les voyait à demi-corps élancées hors de leurs loges, donner en spectacle elles-mêmes l'excès de leur émotion ; et plus d'une, des plus jolies, voulaient bien la lui témoigner. Bon musicien, son talent ne lui donnait aucune peine, et son état n'avait pour lui aucun de ses désagréments. Chéri, considéré parmi ses camarades, avec lesquels il était sur le ton d'une politesse amicale mais sans familiarité, il vivait en homme du monde, accueilli, désiré partout. D'abord c'était son chant que l'on voulait entendre ; et pour en donner le plaisir, il était d'une complaisance dont on était charmé autant que de sa voix. Il s'était fait une étude de choisir et d'apprendre nos plus jolies chansons, et il les chantait sur sa guitare avec un goût délicieux. Mais bientôt, on oubliait en lui le chanteur pour jouir des agréments de l'homme aimable, et son esprit, son caractère lui faisaient dans la société autant d'amis qu'il avait eu d'admirateurs. Il en avait dans toute la bourgeoisie, il en avait dans le plus grand monde ; il était partout simple, doux et modeste, il n'était jamais déplacé. Il s'était fait par son talent et par les grâces qu'il avait obtenues une petite fortune honnête, et le premier usage qu'il en avait fait avait été de mettre sa famille à son aise. Il jouissait dans les bureaux et les cabinets des ministres d'un crédit très considérable, car c'était le crédit que donne le plaisir, et il l'employait à rendre dans la province où il était né des services essentiels. Aussi y était-il adoré. Tous les ans il lui était permis, en été, d'y faire un voyage, et de Paris à Pau sa route était connue. Le temps de son passage était marqué de ville en ville ; partout des fêtes l'attendaient. Et à ce propos, je dois dire ce que j'ai su de lui à Toulouse, avant mon départ. Il avait deux amis dans cette ville, à qui jamais personne ne fut préféré ; l'un était le tailleur chez lequel il avait logé ; l'autre, son maître de musique lorsqu'il était enfant de choeur. La noblesse, le parlement se disputaient le second souper que Jélyotte ferait à Toulouse ; mais pour le premier, on savait qu'il était invariablement réservé à ses deux amis. Homme à bonne fortune, autant et plus qu'il n'aurait voulu l'être, il était renommé pour sa discrétion, et de ses nombreuses conquêtes on n'a connu que celles qui ont voulu s'afficher. Enfin, parmi tant de prospérités, il n'a jamais excité l'envie, et je n'ai jamais ouï dire que Jélyotte eût un ennemi.

François Marmontel, Mémoires

 

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