Un
caractère d'une autre trempe, et aussi aimable à sa manière,
était celui de Jélyotte : doux, souriant, amistoux, pour
me servir d'un mot de son pays, qui le peint de couleur natale,
il portait sur son front la sérénité du bonheur, et en le
respirant lui-même il l'inspirait. En effet, si l'on me demande
quel est l'homme le plus complètement heureux que j'ai vu
en ma vie, je répondrai : c'est Jélyotte. Né dans l'obscurité,
et enfant de choeur d'une église de Toulouse dans son adolescence,
il était venu de plein vol débuter sur le théâtre de l'Opéra,
et il y avait eu les plus brillants succès. Dès ce moment
il avait été, et il était encore l'idole du public. On tressaillait
de joie dès qu'il paraissait sur scène, on l'écoutait avec
l'ivresse du plaisir ; et toujours les applaudissements
marquaient les repos de sa voix. Cette voix était la plus
rare qu'on eût entendue, soit par le volume et la plénitude
des sons, soit par l'éclat perçant de son timbre argentin.
Il n'était ni beau ni bien fait, mais pour s'embellir, il
n'avait qu'à chanter ; on eût dit qu'il charmait les
yeux en même temps que les oreilles. Les jeunes femmes en
étaient folles : on les voyait à demi-corps élancées
hors de leurs loges, donner en spectacle elles-mêmes l'excès
de leur émotion ; et plus d'une, des plus jolies, voulaient
bien la lui témoigner. Bon musicien, son talent ne lui donnait
aucune peine, et son état n'avait pour lui aucun de ses désagréments.
Chéri, considéré parmi ses camarades, avec lesquels il était
sur le ton d'une politesse amicale mais sans familiarité,
il vivait en homme du monde, accueilli, désiré partout. D'abord
c'était son chant que l'on voulait entendre ; et pour
en donner le plaisir, il était d'une complaisance dont on
était charmé autant que de sa voix. Il s'était fait une étude
de choisir et d'apprendre nos plus jolies chansons, et il
les chantait sur sa guitare avec un goût délicieux. Mais bientôt,
on oubliait en lui le chanteur pour jouir des agréments de
l'homme aimable, et son esprit, son caractère lui faisaient
dans la société autant d'amis qu'il avait eu d'admirateurs.
Il en avait dans toute la bourgeoisie, il en avait dans le
plus grand monde ; il était partout simple, doux et modeste,
il n'était jamais déplacé. Il s'était fait par son talent
et par les grâces qu'il avait obtenues une petite fortune
honnête, et le premier usage qu'il en avait fait avait été
de mettre sa famille à son aise. Il jouissait dans les bureaux
et les cabinets des ministres d'un crédit très considérable,
car c'était le crédit que donne le plaisir, et il l'employait
à rendre dans la province où il était né des services essentiels.
Aussi y était-il adoré. Tous les ans il lui était permis,
en été, d'y faire un voyage, et de Paris à Pau sa route était
connue. Le temps de son passage était marqué de ville en ville ;
partout des fêtes l'attendaient. Et à ce propos, je dois dire
ce que j'ai su de lui à Toulouse, avant mon départ. Il avait
deux amis dans cette ville, à qui jamais personne ne fut préféré ;
l'un était le tailleur chez lequel il avait logé ; l'autre,
son maître de musique lorsqu'il était enfant de choeur. La
noblesse, le parlement se disputaient le second souper que
Jélyotte ferait à Toulouse ; mais pour le premier, on
savait qu'il était invariablement réservé à ses deux amis.
Homme à bonne fortune, autant et plus qu'il n'aurait voulu
l'être, il était renommé pour sa discrétion, et de ses nombreuses
conquêtes on n'a connu que celles qui ont voulu s'afficher.
Enfin, parmi tant de prospérités, il n'a jamais excité l'envie,
et je n'ai jamais ouï dire que Jélyotte eût un ennemi.
François
Marmontel, Mémoires