Préface à Hippolyte & Aricie
(1733)
Joseph-Simon Pellegrin




"to hide art by very art"
"cacher l'art par l'art même"

 



 

 



 


 

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Quoiqu’une noble hardiesse, soit un des plus beaux apanages de la poésie, je n’aurais jamais osé, après un Auteur tel que RACINE, mettre une Phèdre au théâtre, si la différence de genre ne m’eût rassuré : jamais sujet n’a paru plus propre à enrichir la scène Lyrique, & je suis surpris que le grand Maître de ce théâtre, ne m’ait prévenu dans un projet qui m’a flatté d’une manière à n’y pouvoir résister. Le merveilleux dont toute cette fable est remplie, semble déclarer hautement lequel des deux spectacles lui est plus propre. Mon respect pour le plus digne rival du grand CORNEILLE, m’a empêché de donner cette tragédie sous le nom de Phèdre. SENEQUE a traité le même sujet sous le nom d’HIPPOLYTE, parce qu’il s’agit de la mort de son héros ; mais comme OVIDE le fait revivre sous le nom de Virbius dans la forêt d’Aricie, j’ai crû qu’une Princesse du nom de cette forêt, pouvait entrer naturellement dans le titre de ma Pièce. C’est RACINE même qui m’a fourni cet Épisode, & je l’ai adopté avec d’autant plus de plaisir, que le nom d’Aricie donne lieu de présumer que cette Princesse, reste malheureux du sang des Pallantides, pourrait bien avoir fait appeler ainsi, l’heureuse contrée que Diane soumit à ses lois, aussi bien qu’à celles d’Hippolyte.

Mais ce n’est pas assez de justifier le choix de mon sujet & le titre de ma Pièce ; il m’importe infiniment davantage de faire voir si ma fable est raisonnable. J’avouerai d’abord, sans prétendre censurer l’élégant Auteur qui m’a ouvert cette carrière, que son Thésée m’a toujours paru trop crédule, & qu’un fils aussi vertueux qu’Hippolyte ne devait pas être condamné si légèrement, sur la déposition d’une femme suspecte, & sur l’indice d’une épée qu’on pouvait avoir prise à son insu, je sais aussi qu’une passion aussi aveugle que la jalousie, peut porter à de plus grandes erreurs, mais cela ne suffit pas au théâtre & le grand secret pour être approuvé, c’est de mettre les spectateurs au point de sentir, qu’ils feraient de même que les acteurs, s’ils se trouvaient en pareille situation.

C’est-là ce qui m’a engagé à mieux fonder la condamnation d’Hippolyte : Voici comment je la prépare.

1°- Les Parques annoncent à Thésée dans les Enfers, d’où il est prêt à sortir, qu’il retrouvera ces mêmes Enfers, chez lui.

2°- Phèdre voulant se percer de l’épée d’Hippolyte, ce Prince la lui arrache, & Thésée arrivant dans le même instant, trouve son fils l’épée à la main contre sa femme, il se rappelle aussitôt la prédiction des Parques, ce qu’il fait entendre par ces vers.

O trop fatal Oracle !
Je trouve les malheurs que m’a prédit l’Enfer.

3°- Phèdre, qu’il interroge, lui répond :

N’approchez point de moi ; l’Amour est outragé ;
Que l’Amour soit vengé.

4°- Oenone, interrogée à son tour, le met dans une plus grande certitude du malheur qu’il craint ; voici comme elle parle :

Un désespoir affreux… pouvez-vous l’ignorer ?
Vous n’en avez été qu’un témoin trop fidèle.
Je n’ose accuser votre fils ;
Mais, la Reine… Seigneur, ce fer armé contre elle,
Ne vous en a que trop appris.

Une fête de Matelots qui survient, empêche Thésée d’entrer dans un plus grand éclaircissement, & trop convaincu du crime de son fils, il en demande la vengeance à Neptune, qui lui a juré sur le Styx, de l’exaucer trois fois.

On sera peut-être surpris que je fasse de Thésée, fils de Neptune ; Mais, outre que j’ai mes garants dans quelques Commentateurs entre lesquels Hyginus tient le premier rang, j’ai cru qu’il était plus vraisemblable que ce Dieu des mers, ne se liât par le terrible serment du Styx, qu’en faveur d’un héros de son sang.

Il est temps de répondre à une objection qu’on m’a faite dans quelques lectures de cette Pièce. L’action, m’a-t-on dit, semble consommée à la fin du quatrième acte, je conviens qu’il en ferait quelque chose, en supposant qu’Hippolyte & Aricie qui donne le nom à ma Tragédie, fussent véritablement morts ; Mais le premier n’ayant fait que disparaître aux yeux des spectateurs, & la dernière n’étant qu’évanouie, on doit vraisemblablement s’attendre à quelques effets de la protection de Diane, annoncée assez dans le premier Acte.