Lettre sur la danse
Jean-Baptiste Noverre
(1760)




"to hide art by very art"
"cacher l'art par l'art même"

 


 



 

 



 


 

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Les Maîtres de Ballets, chargés, Monsieur, de la composition des Ballets de l'Opéra, auraient besoin, à mon gré, du génie le plus vaste et le plus poétique. Corriger les auteurs ; lier la danse à l'action ; imaginer des scènes analogues aux drames ; les coudre adroitement aux sujets ; créer ce qui est échappé au génie des poètes ; remplir enfin les vides et les lacunes qui dégradent leurs productions ; voilà l'ouvrage du compositeur ; voilà ce qui doit fixer son attention, ce qui peut le tirer de la foule, et le distinguer de ces Maîtres, qui croient être au-dessus de leur état, lorsqu'ils ont arrangé des pas, et ont formé des figures dont le dessin se borne à des ronds, des carrés, des lignes droites, des moulinets et des chaînes.

L'Opéra n'est fait que pour les yeux et les oreilles ; il est moins le spectacle du coeur et de la raison que celui de la variété et de l'amusement. On pourrait cependant lui donner une forme et un caractère plus intéressant : mais cette matière étant étrangère à mon art et au sujet que je traite, je l'abandonne aux auteurs ingénieux qui peuvent remédier à la monotonie de la féerie, et à l'ennui que le merveilleux traîne après lui. Je dirai simplement que la danse dans ce spectacle devrait être placée dans un jour plus avantageux ; j'avancerai même que l'Opéra est son élément, que c'est là que l'art devrait prendre de nouvelles forces, et paraître avec le plus d'avantage ; mais par un malheur qui naît de l'entêtement des poètes ou de leur maladresse, la danse à ce spectacle ne tient à rien et ne dit rien ; elle est dans mille circonstances si peu analogue au sujet, et si indépendante du drame, que l'on pourrait la supprimer sans affaiblir l'intérêt, sans interrompre la marche des scènes, et sans en refroidir l'action. La plupart des poètes modernes se servent des ballets comme d'un ornement de fantaisie qui ne peut ni soutenir l'ouvrage ni lui prêter de la valeur ; ils regardent, pour ainsi dire, les divertissements qui terminent les actes, comme autant de panneaux agréablement dessinés et artistement peints qu'ils emploient indifféremment pour la division de leur tableau : quelle erreur ! ou pour trancher le mot, quelle ignorance ! Un drame n'est autre chose qu'un grand tableau qui doit en offrir successivement et avec rapidité une multitude ; or n'est-il pas extravagant de le diviser par lambeaux, d'en interrompre la suite, d'en suspendre l'intrigue, et d'en détruire l'ensemble et l'harmonie ? Ces accessoires et ces épisodes étrangers à l'action nuisent à l'ouvrage ; ces objets contraires et toujours désunis, ce chaos de choses mal cousues partagent l'attention et fatiguent bien plus l'imagination qu'ils ne la satisfont : dès lors le plan de l'auteur disparaît, le fil échappe, la trame se brise, l'action s'évanouit, l'intérêt diminue et le plaisir s'enfuit. Tant que les Ballets de l'Opéra ne seront pas unis étroitement au drame, et qu'ils ne concourront pas à son exposition, à son noeud et à son dénouement, ils seront froids et désagréables. Chaque ballet devrait, à mon sens offrir une chaîne qui enchaînât et qui liât intimement le premier acte avec le second, le second avec le troisième, etc. Ces scènes absolument nécessaires à la marche du drame seraient vives et animées ; les danseurs seraient forcés d'abandonner leur allure, et de prendre une âme pour les rendre avec vérité et avec précision ; ils seraient contraints d'oublier en quelque sorte leurs pieds et leurs jambes, pour penser à leur physionomie et à leurs gestes ; chaque ballet serait un poème qui terminerait l'acte heureusement : ces poèmes puisés du fond même du drame seraient écrits par le poète ; le musicien serait chargé de les traduire avec fidélité, et les danseurs de les réciter par le geste, et de les expliquer avec énergie. Par ce moyen, plus de vide, plus d'inutilité, plus de longueur et plus de froid dans la danse de l'Opéra ; tout serait saillant et animé ; tout marcherait au but et de concert ; tout séduirait parce que tout serait spirituel et paraîtrait dans un jour plus avantageux ; tout enfin ferait illusion et deviendrait plus intéressant, parce que tout serait d'accord, et que chaque partie tenant la place qu'elle doit occuper naturellement, s'entraiderait et se prêterait réciproquement des forces.

J'ai toujours regretté que M. Rameau n'ait pas associé son génie à celui de Quinault. Tous deux créateurs, et tous deux inimitables, ils auraient été faits l'un pour l'autre ; mais le préjugé, le langage des connaisseurs sans connaissances ; les petits propos de ces ignorants titrés qui décident avec arrogance de tous les arts sans en concevoir la moindre idée ; les cris ou les croassements de ces importants subalternes, de ces êtres ambulants qui ne pensent, n'agissent, ne parlent que d'après les gens du bon ton, qui sifflent ou qui applaudissent sans avoir vu, sans avoir écouté ; tous ces demi-savants encore qui ne savent rien, mais qui se font suivre de la multitude ; chenilles venimeuses qui tourmentent les arts, et qui flétriraient le génie, si en s'attachant à la superficie de ces rameaux elles n'étaient écrasées ; ce peuple enfin de partisans et de protecteurs qui mendient eux-mêmes des protections, qui sont les échos des ridicules et de l'ignorance privilégiée de nos agréables, qui ne pouvant juger d'après leur goût et leur lumière renvoient tout à la comparaison et humilient souvent le grand homme ; tout a dégoûté M. Rameau, et lui a fait abandonner les grandes idées qu'il pouvait avoir. Ajoutez à cela les désagréments que tout auteur essuie des directeurs de l'Opéra. On leur paraît criminel si l'on n'est aussi gothique qu'eux : ils traitent de profanes ceux qui n'adoptent point avec bonhomie les vieilles lois de ce spectacle, et les anciennes rubriques auxquelles ils sont attachés de père en fils. A peine est-il permis  un maître de ballets de faire changer le mouvement d'un air ancien ; on a beau leur dire que nos prédécesseurs avaient une exécution simple ; que les airs lents s'ajustaient à la tranquillité et au flegme de leur exécution : vains efforts ! Ils connaissent les anciens mouvements, savent battre la mesure ; mais ils n'ont que des oreilles, et ne peuvent céder aux représentations que l'art embelli peut leur faire ; ils regardent tout du but où ils sont restés et ne peuvent pénétrer dans la carrière immense que les talents ont parcourue. La danse cependant encouragée, applaudie et protégée s'est défait depuis quelque temps des entraves que la musique voulait lui donner.

Rien ne serait si ridicule qu'un Opéra sans parole ; jugez-en, je vous prie, par la scène d'Antonin Caracalla dans la petite pièce de la Nouveauté ; sans le dialogue qui la précède, comprendrait-on quelque chose à l'action des chanteurs ? Eh bien, Monsieur, la danse sans musique n'est pas plus expressive que le chant sans parole ; c'est une espèce de folie, tous ces mouvements sont extravagants, et n'ont aucune signification. Faire des pas hardis et brillants ; parcourir le théâtre avec autant de vitesse que de légèreté sur un air froid et monotone, voilà ce que j'appelle une danse sans musique. C'est à la composition variée et harmonieuse de M. Rameau ; c'est aux traits et aux conversations spirituelles qui règnent dans ses airs, que la danse doit tous ses progrès. Elle a été réveillée, elle est sortie de la léthargie où elle était plongée, dès l'instant que ce créateur d'une musique savante mais toujours agréable et toujours voluptueuse a paru sur la scène. Que n'eût-il pas fait si l'usage de se consulter mutuellement eût régné à l'Opéra, si le poète et le maître de ballet lui avaient communiqué leurs idées, si l'on avait eu le soin de lui esquisser l'action de la danse, les passions qu'elle doit peindre successivement dans un sujet raisonné, et les doit rendre dans telle ou telle situation ! C'est pour lors que la musique aurait porté le caractère du poème ; qu'elle aurait tracé les idées du poète, qu'elle aurait été parlante et expressive, et que le danseur aurait été forcé d'en saisir les traits, et de varier et de peindre à son tour. Cette harmonie qui aurait régné dans deux arts si intimes, aurait produit l'effet le plus séducteur et le plus admirable ; mais par un malheureux effet de l'amour-propre, les artistes, loin de se connaître et de se consulter s'évitent scrupuleusement. Comment in spectacle aussi composé que celui de l'Opéra peut-il réussir, si ceux qui sont à la tête des différentes parties qui luis sont essentielles, opèrent sans se communiquer leurs idées ?

Le poète s'imagine que son art l'élève au-dessus du musicien ; celui-ci craindrait de déroger s'il consultait le maître de ballets ; celui-là ne se communique point au dessinateur ; le peintre-décorateur ne parle qu'aux peintres en sous-ordre et le machiniste enfin, souvent méprisé du peintre, commande souverainement aux manoeuvres du théâtre. Pour peu que le poète s'humanisât, il donnerait le ton et les choses changeraient de face, mais il n'écoute que sa verve : dédaignant les autres arts, il ne peut en avoir qu'une faible idée ; il ignore l'effet que chacun d'eux peut produire en particulier, et celui qui peut résulter de leur union et de leur harmonie ; le musicien à son exemple prend les paroles, il les parcourt sans attention, et se livrant à la fertilité de son génie, il compose de la musique qui ne signifie rien, parce qu'il n'a pas entendu ce qu'il n'a lu que des yeux, ou qu'il sacrifie au brillant de son art et au groupe d'harmonie qui le flatte, l'expression vraie qu'il devrait attacher au récitatif. Fait-il une ouverture ? Elle n'est point relative à l'action qui va se passer ; qu'importe après tout ? N'est-il pas sûr de la réussite si elle fait grand bruit ? Les airs de danse sont toujours ceux qui lui coûtent le moins à composer ; il suit à cet égard les vieux modèles ; ses prédécesseurs sont ses guides ; il ne fait aucun effort pour répandre de la variété dans ces sortes de morceaux et pour leur donner un caractère neuf ; ce chant monotone dont il devrait se défier, qui assoupit et qui endort le spectateur, est celui qui le séduit, parce qu'il coûte moins de peine à saisir, et que l'imitation servile des airs n'exige ni un goût, ni un talent, ni un génie supérieurs.

Le peintre-décorateur, faute de connaître parfaitement le drame, donne souvent dans l'erreur ; il ne consulte point l'auteur, mais il suit ses idées, qui, souvent fausses, s'opposent à la vraisemblance qui doit se trouver dans les décorations, à l'effet d'indiquer le lieu de la scène. Comment peut-il réussir, s'il ignore l'endroit où elle doit se passer ? Ce n'est cependant que d'après les connaissances exactes de l'action et des lieux qu'il devrait agir ; sans cela, plus de vérité, plus de costume, plus de pittoresque. [...]

La danse avertit en quelque façon le machiniste de se tenir prêt au changement de décoration ; vous savez en effet que le divertissement terminé, les lieux changent. Comment remplit-on ordinairement l'intervalle des actes, intervalle absolument nécessaire à la manoeuvre du théâtre, au repos des acteurs, et au changement d'habits de la danse et des choeurs ? Que fait l'orchestre ? Elle détruit les idées que la scène vient d'imprimer dans mon âme ; elle joue un Passepied ; elle reprend un Rigaudon ou un Tambourin fort gai, lorsque je suis vivement ému et fortement attendri par l'action sérieuse qui vient de passer ; elle suspend le charme d'un moment délicieux ; elle efface de mon coeur les images qui l'intéressaient ; elle étouffe et amortit le sentiment dans lequel ils se plaisait ; ce n'est pas tout encore, et vous allez voir le comble de l'inintelligence ; cette action touchante n'a été qu'ébauchée ; l'acte suivant doit la terminer et me porter les derniers coups ; or, de cette musique gaie et triviale, on passe subitement à une Ritournelle triste et lugubre : quel contraste choquant ! S'il permet encore à l'acteur de me ramener à l'intérêt qu'il m'a fait perdre, ce ne sera qu'à pas lents ; mon coeur flottera longtemps entre la distraction qu'il vient d'éprouver et la douleur à laquelle on tente de le rappeler ; le piège que la fiction me présente une seconde fois me paraît trop grossier ; je cherche à l'éviter et à m'en défendre machinalement et malgré moi, et il faut que l'art fasse des efforts inouïs pour m'en imposer, et pour me faire succomber de nouveau. Vous conviendrez que cette vieille méthode, si chère à nos musiciens, blesse toute vraisemblance.