Nouveau système de musique théorique
(Préface)

Jean-Philippe Rameau



"to hide art by very art"
"cacher l'art par l'art même"



 

 



 


 

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Le Nouveau Système de Musique Théorique, dont le titre complet est nouveau Système de Musique Théorique où l'on découvre le Principe de toutes les règles nécessaires à la Pratique ; pour servir d'Introduction au Traité de l'Harmonie,  fut publié par Rameau en 1726.

En voici la préface :

PREFACE.

Si la Basse-Fondamentale proposée dans le Traité de l'Harmonie, parait aux Musiciens, un objet digne de leur attention ; que n'en présumeront-ils pas, lorsque par leur propre expérience ils seront convaincus qu'elle leur est naturelle, qu'elle leur suggère tout ce qu'ils imaginent en Musique, & qu'en un mot, son principe subsiste dans leur voix même ?

Il y a effectivement en nous un germe d'Harmonie, dont apparemment on ne s'est point encore aperçu : il est cependant facile de s'en apercevoir dans une Corde, dans un Tuyau, &c. dont la résonance fait entendre trois Sons différents à la fois ; (1) puisqu'en supposant ce même effet dans tous les corps Sonores, on doit par conséquent le supposer dans un Son de notre voix, quand même il n'y serait pas sensible ; mais pour en être plus assuré, j'en ai fait moi-même l'expérience, & je l'ai proposé à plusieurs Musiciens, qui, comme moi, ont distingué ces trois Sons différents dans un Son de leur voix ; de sorte qu'après cela, je n'ai pas douté un moment que ce ne fût-là le véritable Principe d'une Basse-fondamentale, dont je ne devais encore la découverte qu'à la seule expérience.

Ce principe ainsi trouvé, m'a engagé à de nouvelles recherches, dont j'ai cru devoir faire part au Public. Je n'ay pu me dispenser pour lors d'emprunter le secours de quelques opérations Mathématiques ; mais je crois les avoir mises tellement à la portée de tout le monde, que les moins expérimentés dans la science des Mathématiques, n'auront pas de peine à y concevoir ce qui est nécessaire pour l'intelligence de cet Ouvrage.

Toute la difficulté de mes opérations Mathématiques ne consiste, en effet, qu'à savoir ce qu'on entend par la différence d'1.à 3., & par le rapport d'1à 3. ; d'où se tire la Proportion Arithmétique 1. 3. 5., la Proportion Géométrique 1. 3. 9., la Progression triple 1. 3. 9. 27. 81., &c. & la Progression quintuple, 1. 5. 25. 125. 625. &c. ; ce qui est très simple, & ce qui est expliqué de manière à ne pouvoir s'y tromper.

La Proportion Arithmétique 1. 3. 5. nous est rendue par l'Harmonie qui résulte de la résonance d'une Corde, selon l'explication qu'on en trouvera.

La Proportion Géométrique 1. 3. 9., dont les exposants 1. 3. sont tirés de la Proportion Arithmétique, & par conséquent de l'Harmonie qui résulte de la résonance d'une Corde, indique les trois Sons fondamentaux qui constituent un Mode, prescrit les repos qui peuvent se pratiquer dans ce Mode, & indique non seulement le Son fondamental qui doit terminer ces repos, mais encore celui dont l'Harmonie peut être altérée, par l'addition d'un Son dissonant.

On doit entendre par Son fondamental, le Son dominant d'une Corde, ou de tout autre corps Sonore, qui porte son Harmonie, telle qu'on la distingue dans cette Corde.

Le Progrès successif des Sons fondamentaux détermine celui des Sons qui composent leur Harmonie, & qu'on peut appeler, les Sons supérieurs.

On s'aperçoit pour lors d'un Progrès naturel aux Tierces, qui constitue celui des Dissonances.

Les progressions qui naissent des Proportions précédentes, servent à faire trouver les raisons de tous les Intervalles possibles en Musique ; &  nous apprennent (ce qu'on n'avait encore pu résoudre) en quoi consiste le Tempérament qu'observe une voix seule en chantant un Air ; celui que plusieurs voix observent entr'elles ; & celui qu'on doit observer dans la partition des Instruments de Musique.

Je me borne à dire simplement ici les avantages que j'ai tiré de ces Progressions, laissant aux Curieux le soin de chercher jusqu'où elles pourraient les conduire dans la spéculation.

On trouve ensuite une Table des Intervalles & de leurs Raisons, qui, jointe à celle des Progressions, peut servir à débrouiller tous les différents
Systèmes qui nous ont été proposés jusqu'à présent, soit pour en juger encore plus sainement qu'on ne l'a pu faire, soit pour y reconnaître des erreurs de calcul, qu'on peut bien n'imputer qu'à l'impression.

On trouve encore la division du Ton majeur en neuf Comma, & deux Semi-Comma, d'où l'on pourra conjecturer qu'il était assez inutile de diviser ce Ton majeur en Comma égaux, (comme quelques Auteurs l'on fait) du moins par rapport aux avantages qu'on peut en tirer pour la Musique. 

Je n'ai pas poussé plus loin mes découvertes dans la Théorie de la Musique, parce qu'il ne m'en a pas fallu davantage pour m'instruire de ce qui regarde la pratique de cet Art. On peut voir cependant comment le R. P. Castel a saisi le Principe proposé, & jusqu'où il prétend le porter, lorsqu'il s'en sert pour démontrer son Clavecin oculaire, dans le Mercure du mois de Février 1726.

Comme mon Ouvrage est principalement consacré aux Musiciens, je joins à tous les Exemples le nom des Sons ou Notes, & le plus souvent les Notes mêmes, pour qu'ils puissent faire la comparaison de ces Notes avec les nombres Harmoniques qui les accompagnent & surtout, pour qu'ils y reconnaissent le Principe que je m'y suis proposé ; & même, après avoir exposé les Systèmes Diatoniques & Chromatiques, qui prescrivent l'ordre des Sons que nous parcourons naturellement, soit dans un Mode, soit en passant d'un Mode à un autre ; j'abandonne ces Nombres Harmoniques, & je ne m'explique plus qu'en terme de pratique.

Je fais voir pour lors que la Mélodie & l'Harmonie nous sont naturelles.

Que la Mélodie naît de l'Harmonie.

Que la dissonance est nécessaire pour entretenir dans chaque Modulation la même liaison qu'on remarque dans chaque phrase d'un discours, & même pour y conserver aux Consonances leur progrès le plus naturel.

Que la Septième est la seule Dissonances Harmonique.

Que la Sixte majeure, quoique naturellement consonante, peut cependant être encore regardée comme une Dissonance première dans son espèce, mais seulement dans un certain cas, où elle est destinée pour telle ; & que la Quarte aussi bien que toutes les autres Consonances peuvent devenir Dissonantes, soit par l'accident de la Septième, soit par la comparaison qu'on en a fait pour lors avec certains Sons graves qui ne sont pas fondamentaux ; étant à remarquer que dans le cas de cette comparaison, les Consonances représentent simplement la Septième, & qu'elles ne sont pas, en effet, Dissonantes.

Qu'il y a un certain rapport de Modulations qui peuvent se conformer à celui des différentes phrases, des différents sentiments, des différentes passions, ou des différents caractères répandus dans le corps d'un Ouvrage qu'on veut mettre en Musique.

Que la force de l'expression dépend beaucoup plus de la Modulation que de la simple Mélodie.

Que nous trouvons naturellement la Basse-fondamentale de tous les repos insérés dans un chant ; & que même, à l'aide de quelques réflexions, nous pouvons trouver sous tous les chants possibles la même Basse-fontamentale qui les a suggérés.

Qu'on peut exceller dans la Pratique de la Musique sans en savoir  la Théorie.

Que sans une certaine sensibilité qui nous est naturelle pour l'Harmonie, on n'est jamais parfait Musicien.

Qu'avec cette seule sensibilité on n'est jamais en état de la procurer aux autres aussi promptement que cela se pourrait : On n'est point exempt d'erreurs, & l'on est toujours borné quant au fond.

Que les règles qu'on nous a données jusqu'à présent de la Composition & de l'Accompagnement éloignent tellement du but, qu'on n'y arriverait jamais, si la sensibilité à l'Harmonie ne s'emparait à la fin des oreilles de ceux qui se conduisent par ces règles (2).

Que le seul & unique moyen de gagner promptement cette sensibilité, consiste dans l'Accompagnement du Clavecin ou de l'Orgue.

Qu'on n'a point encore trouvé les Principes de cet Accompagnement ; qu'on ne les trouvera jamais sans la connaissance de la Basse-fondamentale ; & que même avec cette connaissance, il faut encore avoir celle du Doigter, proportionnellement à l'ordre & au progrès des Accords ; dès qu'on veut  s'en servir pour gagner promptement la sensibilité à l'Harmonie.

Que c'est apparemment la difficulté qu'on a eu justement jusqu'à présent de réussir dans cet Accompagnement, qui en a rebuté la plupart des Musiciens ; quoiqu'ils doivent bien sentir l'utilité qu'ils en pourraient tirer.

Qu'un Accompagnement bien digéré doit procurer en peu de temps la facilité de Préluder, & doit par conséquent aider à former non seulement l'oreille à l'Harmonie, mais encore le génie & le goût ; de sorte que c'est-là le seul moyen de former promptement un bon Compositeur, & même un bon Organiste.

Enfin, je vais voir, que, faute d'avoir connu la Basse-fondamentale, la raison & l'oreille n'ont encore pu s'accorder dans la Musique : Non que cette remarque puisse diminuer le mérite de nos grands Musiciens ; je crois au contraire, qu'elle doit servir à le relever, puisque malgré les mauvais principes qu'ils ont reçus de leurs premiers Maîtres, ils ont porté leur Art à un très haut degré de perfection. Si cependant quelques jaloux de la réputation de ces premiers Maîtres, voulaient se mettre en devoir de la défendre ; je les prie de s'en expliquer hautement, & de ne pas se contenter de dire leurs raisons à des personnes qui ne sont pas en état de les combattre, ni peut-être même de les concevoir : Une dispute sur un pareil sujet ne peut être que très instructive, & il est de l'intérêt de tous les Musiciens qu'on la rende publique.

Au reste, je donne dans cet Ouvrage un précis de la Basse-fondamentale, qui doit servir à l'éclaircissement des règles répandues dans le Traité de l'Harmonie ; & j'y fraie, en un mot, bien des routes, qui pourront mener loin ceux qui voudront les suivre, soit dans la spéculation, soit dans la pratique de la Musique.

(1) - Cette expérience est citée par différents Auteurs (retour au texte).

(2) - Il n'y a pas un Musicien qui ne sente en lui-même cette vérité (retour au texte).

 

Rameau's Nouveau Système de Musique Théorique, which complete title is Nouveau Système de Musique Théorique où l'on découvre le Principe de toutes les règles nécessaire à la Pratique ; pour servir d'Introduction au Traité de l'Harmonie, was published in 1726.

Here is its the preface introducing Rameau's concerns and views, as well as the content of the book.