Lettre à Houdar de la Motte
Jean-Philippe Rameau




"to hide art by very art"
"cacher l'art par l'art même"

 



 

 



 



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En 1727, Rameau, qui n'avait encore jamais composé d'opéra, mais était à la recherche d'un librettiste, écrivit à Houdar de la Motte, déjà célèbre, pour le persuader de lui fournir un livret. On ignore quelle fut la réponse du dramaturge, et même s'il y en eût une, mais il conserva la lettre de Rameau dont le texte suit.
Elle fut publiée par Le Mercure de France en mars 1765.

 

Paris, le 25 octobre 1727

Quelques raisons que vous ayez, Monsieur, pour ne pas attendre de ma musique théâtrale un succès aussi favorable que de celle d'un auteur plus expérimenté en apparence dans ce genre de musique, permettez-moi de les combattre et de justifier en même temps la prétention où je suis en ma faveur, sans prétendre tirer de ma science d'autres avantages que ceux que vous sentirez aussi bien que moi devoir être légitimes.

Qui dit un savant musicien entend généralement par là un homme à qui rien n'échappe dans les différentes combinaisons des notes ; mais on le croit tellement absorbé par dans ces combinaisons, qu'il y sacrifie tout, le bon sens, l'esprit et le sentiment. Or ce n'est là qu'un musicien d'école, école où il n'est question que de notes, et rien de plus : de sorte qu'on a raison de lui préférer un musicien qui se pique moins de science que de goût. Cependant, celui-ci, dont le goût n'est formé que par des comparaisons à la portée de ses sensations, ne peut tout au plus exceller que dans certains genres, je veux dire dans des genres relatifs à son tempérament. Est-il naturellement tendre ? Il exprime la tendresse. Son caractère est-il vif, enjoué, badin, &c ? Sa musique pour lors y répond. Mais sortez-le de ces caractères qui lui sont naturels, vous ne le reconnaîtrez plus. D'ailleurs, comme il tire tout de son imagination, sans aucun secours de l'art par rapport à ses expressions, il s'use à la fin. Dans son premier feu, il était tout brillant ; mais ce feu se consume à mesure qu'il veut le ranimer, l'on ne trouve plus que des redites ou des platitudes.

Il serait donc à souhaiter qu'il se trouvât pour le théâtre un musicien qui étudiât la nature avant de la peindre, et qui, par sa science, sût faire le choix des couleurs et des nuances dont son esprit et son goût lui auraient fait sentir le rapport avec les expressions nécessaires.

Je suis bien obligé de croire que je suis musicien ; mais, du moins, j'ai au-dessus des autres la connaissance des couleurs et des nuances dont ils n'ont qu'un sentiment confus, et dont ils n'usent à proportion que par hasard. Ils ont du goût et de l'imagination, mais le tout borné dans le réservoir de leurs sensations où les différents objets se réunissent dans petite portion de couleurs au-delà desquelles ils n'aperçoivent plus rien. La nature ne m'a pas tout à fait privé de ces dons, et je ne me suis point livré aux combinaisons des notes jusqu'au point d'oublier leur liaison intime avec le beau naturel qui suffit seul pour plaire, mais qu'on ne trouve pas naturellement dans une terre qui manque de semences, et qui a fait surtout ses derniers efforts.

Informez-vous de l'idée qu'on a de deux cantates qu'on m'a prises depuis une dizaine d'années, et dont les manuscrits se sont tellement répandus en France que je n'ai pas cru devoir les faire graver, à moins que je n'y en joignisse quelques autres, ce que je ne puis pas, faute de paroles. L'une à pour titre L'Enlèvement d'Orithie : il y a du récitatif et des airs caractérisés ; l'autre a pour titre Thétis, où vous pourrez remarquer le degré de colère que je donne à Neptune et à Jupiter selon qu'il appartient à l'un et à l'autre, et selon qu'il convient que les ordres de l'un et de l'autre soient exécutés. Il ne tient qu'à vous de venir entendre comment j'ai caractérisé le chant et la danse des Sauvages qui parurent sur le Théâtre Italien il y a un ou deux ans, et comment j'ai rendu ces titres : Les Soupirs, Les Tendres Plaintes, Les Cyclopes, Les Tourbillons (c'est-à-dire les tourbillons de poussière agités par les grands vents), L'Entretien des Muses, une Musette, un Tambourin, &c. Vous verrez pour lors, que je ne suis pas novice dans l'art et qu'il ne paraît pas surtout que je fasse de grandes dépenses de ma science dans mes productions, où je tâche de cacher l'art par l'art même ; car je n'ai en vue que les gens de goût, et nullement les savants, puisqu'il y en a beaucoup de ceux-là et presque point de ceux-ci. Je pourrais vous faire entendre des motets à grands choeurs, où vous reconnaîtriez si je sens ce que je veux exprimer. Enfin, en voilà assez pour vous faire faire des réflexions.