Cet
article est paru dans la revue L'Année musicale, 1913,
à l'occasion de la publication par Georges Cucuel
de son important ouvrage La Pouplinière et la Musique de
Chambre au XVIIIe siècle. Tout en introduisant l'ouvrage
de Cucuel, La Laurencie en profite pour faire le point sur
le mécénat au XVIIIe siècle.
On sait l'importance du rôle que jouèrent vis à vis de l'art,
sous ses formes les plus diverses, les grands seigneurs et
les financiers du XVIIIe siècle. Cette époque fut véritablement
celle du Mécénat, et les musiciens en particulier, assujettis
au régime des protecteurs, en éprouvèrent l'utilité, mais
parfois aussi la tyrannie. L'immense majorité des oeuvres
qu'ils nous ont laissées se présentent sous les auspices de
quelque riche amateur dont une épître dédicatoire, placée
en tête de chaque ouvrage, vante les mérites dans un style
où la mythologie, la courtisanerie et le galimatias s'évertuent
de concert à prendre un ton dithyrambique. Nous rappellerons,
à ce sujet, l'intéressante brochure de M. Prod'homme, intitulée
Ecrits de musiciens, dont nous avons rendu compte ici
même, l'an passé, et dans laquelle notre collègue fournit
des échantillons caractéristiques de cette littérature spéciale.
L'histoire a retenu les noms du comte de Clermont, du prince
de Carignan, Louis-François de Bourbon, prince de Conti, de
Crozat, de Mme de Prie, de Bonnier de la Mosson et de la Pouplinière,
pour ne citer que les principaux de ces "Amis de la musique"
du XVIIIe siècle. Déjà Clermont, Conti et Crozat ont trouvé
leurs historiens ; mais aucune monographie ne s'était
encore appliquée à fixer la curieuse silhouette de celui que
Voltaire appelait Pollion et qui, fervent mélomane et dilettante
fastueux, consacrait annuellement à la musique un budget de
près de 100 000 francs. Ainsi l'a remarqué très justement
M. Brenet, on ne découvrirait guère de nos jours une générosité
équivalente, car si la Pouplinière entretenait royalement,
dans ses résidences de Paris et de Passy, une petite armée
de musiciens, ce n'était point pour "se faire jouer",
mais bien pour lancer des artistes inconnus et pour révéler
des oeuvres étrangères. De telle sorte que l'ostentation du
financier trouve, dans son désintéressement artistique, les
circonstances atténuantes les plus larges. L'homme qui, au
début de son testament, déclarait s'être appauvri au service
de la musique, ce qui ne l'empêchait pas, d'ailleurs, de laisser
encore tout près de deux millions, mérite donc la reconnaissance
des historiens de l'art.
La
Pouplinière est, au premier chef, le type de ce personnage
central si recherché par les écrivains d'aujourd'hui et autour
duquel s'agitent les hommes et les idées. L'histoire de sa
vie et la fixation de son rôle artistique, à un moment décisif
de l'histoire de la musique française, constituent un sujet
parfaitement délimité, sujet qui ne risque pas de s'éparpiller,
de fuir, en quelque sorte, par qa périphérie, mais qui, tout
en restant ramassé sur lui-même, pousse des prolongements
dans son entourage. A l'opposé de ces thèmes généraux, trop
vastes pour qu'on puisse les étreindre, le sujet choisi par
M. Cucuel apparaît comme un microcosme, comme un raccourci
d'une partie importante du XVIIIe siècle. Ses dimensions volontairement
restreintes en permettent l'exploration complète, et évitent
à l'auteur le danger de se résoudre à des lacunes ou de tomber
dans des omissions. Il soulève l'intéressante question du
Mécénat et apporte à la solution du problème des influences
étrangères sur notre musique une contribution extrêmement
riche. On a pu s'étonner de la multiplicité des travaux qui,
de nos jours, s'attaquent au XVIIIe siècle. Mais, outre que
cette période encore proche de nous possède un pouvoir d'attraction
particulièrement captivant, il faut bien admettre que nous
commençons seulement à la connaître d'une façon exacte. Trop
longtemps, le XVIIIe siècle fut la proie des littérateurs,
et il était nécessaire que des historiens, armés de sévères
méthodes critiques, vinssent dissiper les ténèbres que recouvraient
des clichés sans cesse répétés. Ainsi, pour préciser, la carrière
de Rameau semblait à peu près fixée dans ses traits principaux.
On pouvait croire, que sinon tout, du moins l'essentiel avait
été dit et redit à l'égard de l'auteur de Castor et Pollux.
Or, justement, voici que M. Cucuel apporte du nouveau à la
biographie de Rameau, comme il apporte de l'inédit à celles
de Stamitz et de Gossec.
Son
livre se divise en deux parties, fort judicieusement équilibrées :
d'abord une partie purement biographique : La Pouplinière
et son temps ; ensuite, une partie qui intéresse plus
spécialement l'histoire de la musique : la musique chez
la Pouplinière. Après avoir posé son personnage et décrit
le milieu dans lequel il a vécu, l'auteur a rattaché l'évolution
de la musique de chambre, de salon et de danse aux causes
sociales et mondaines qui ont déterminé cette évolution. C'est
là une tendance qui se dessine dans la musicologie contemporaine
et qu'on ne saurait trop approuver. Déjà, M. Pirro, avec son
beau livre sur Buxtehude, montrait, en brossant un tableau
remarquablement vivant et expressif d'un certain nombre de
villes allemandes du XVIIe siècle, comment les oeuvres musicales
s'apparentent au mouvement des idées, comme elles obéissent
à des conditions tout extérieures, conditions d'ordre politique,
social et religieux, comment enfin, elles se relient à d'autres
manifestations artistiques. Et ainsi, se précise la place,
la large place que la musicologie est en droit de réclamer
au sein de l'histoire générale.
La
méthode suivie par M. Cucuel vise scrupuleusement à mettre
en relief une foule d'à côtés de la production musicale. Des
détails en apparence minimes prennent soudain de l'importance,
et jettent une vive lumière sur des événements inexpliqués.
Nous en rencontrons un exemple frappant à propos de Rameau.
La
famille Le Riche était originaire du Limousin, et le fameux
fermier général tenait de sa mère la terre de La Pouplinière
située près de Chinon. Sa grosse fortune lui venait de son
père, mais il s'entendit on ne peut mieux à la faire fructifier,
car, après avoir passé un peu plus de cinq ans aux Mousquetaires
gris, Alexandre-Jean-Joseph Le Riche de La Pouplinière entra
dans les Fermes générales en 1721. Ces Fermes constituaient
un placement très avantageux, puisque les bénéfices retirés
par les fermiers variaient entre 7 et 10 p. 100 de la valeur
des produits.
La
gestion financière de La Pouplinière n'absorbait pas toute
son activité, et de 1721 à 1727, il peut perfectionner son
goût pour la musique en fréquentant les concerts de Crozat.
Mais il s'intéressait aussi aux musiciennes, et il le fit
bien voir au prince de Carignan qui le surprit en conversation
sentimentale avec sa maîtresse, Melle Antier. Carignan obtint
l'éloignement du fâcheux qui, de 1727 à 1730, s'en alla goûter
les charmes de la Provence. Or il paraît probable que le début
des relations de Rameau et de La Pouplinière doit être reporté
à une date antérieure à celle qu'admettaient jusqu'à présent
les biographes du musicien. M. Cucuel pense, et son argumentation,
à défaut de preuves décisives, semble très admissible, que
ces relations s'établirent vers la fin de 1725. Pourquoi donc
Rameau attendit-il 1733 pour donner son premier opéra ?
C'est peut-être bien parce que son protecteur subissait dans
le Midi la punition d'une aventure amoureuse ! Et, voilà
à quoi tiennent les choses !
En
1731, La Pouplinière faisait un voyage en Hollande, d'où il
rapporta un Journal qui révèle, derrière l'homme d'affaires,
l'honnête homme suivant l'ordonnance du XVIIIe siècle ;
le financier s'y montre d'esprit cultivé, nourri des classiques
et possédant jusqu'au bout des ongles son Télémaque.
Son journal présente un grand intérêt en ce qu'il laisse presque
constamment percer les goûts musicaux de l'auteur. Ainsi,
en passant par Delft, La Pouplinière écoute les carillons
jouer des vaudevilles français, mais il les trouve importuns.
Chez M. Panthon à Calais, il entend "une symphonie à
grand choeur qui est de Vivaldi" ; il déclare qu'il
a "une vraie faim" de musique et dévore des sonates.
M.
Cucuel a étudié de très près les relations de La Pouplinière
avec Voltaire et Rameau. C'est entre 1735 et 1739 que la maison
de La Pouplinière devient la "citadelle du Ramisme",
et on soupçonne le financier d'avoir fourni quelques vers,
sinon quelques mélodies, aux opéras de Castor et des
Talens Lyriques.
En
octobre 1737, La Pouplinière dont le scepticisme et l'orientalisme
faisaient un assez médiocre candidat au mariage, se décide
à épouser Thérèse Deshayes, la fille de Mimi Dancourt, et
au cours de l'hiver 1737-1738, de brillantes fêtes suivent
cette union. La Pouplinière habitait alors dans la rue des
Petits-Champs ; il déménagea en 1739 pour se fixer rue
de Richelieu. Il est probable que la pièce de Rameau intitulée
La Poplinière fut écrite pour l'inauguration de l'hôtel
de la rue de Richelieu, où on voit apparaître le peintre La
Tour, pendant que Voltaire encense le ménage hospitalier,
sous les noms de Pollion et Polymnie.
Enfin,
Rousseau pénètre dans le cénacle, et l'histoire a conservé
le souvenir des démêlés du philosophe avec Rameau ; tous
deux étaient fort querelleurs et il semble malaisé de prendre
parti dans leur dispute ; rappelons, cependant, qu'en
1736, les amis de Rameau avaient déconseillé à l'irascible
musicien de porter l'épée.
En
1747, seulement, La Pouplinière loue par un bail à vie le
somptueux château de Passy, édifié jadis par Samuel Bernard
et que Néel, dans son Voyage de Paris à Saint-Cloud,
compare au "Sérail du grand Seigneur". Puis, c'est
en 1748, la crise conjugale si souvent narrée avec la fameuse
histoire de la cheminée. Impitoyable, La Pouplinière chasse
sa femme, et alors, commence une vie d'aventures dont le pauvre
Rameau subira les conséquences, car c'est à l'instigation
d'une nouvelle favorite, Mme de Saint-Aubin, alias Mme Rouhe,
que Mme Rameau, qui tenait le clavecin chez le financier,
dut céder la place. La chose se passa en novembre 1753. M.
Cucuel précise ainsi un autre point de la biographie de Rameau.
Après
avoir raconté les singulières péripéties du second mariage
de La Pouplinière avec Melle de Mondran (juillet 1759), mariage
qui précéda de trois ans la mort du financier (décembre 1762),
l'auteur évalue me montant de sa succession, et montre que
"Plutus" dépensait annuellement environ 250.000
francs de notre monnaie ; puis il passa à la deuxième
partie de son travail : La Musique chez La Pouplinière,
dont l'intérêt musicologique est on ne peut plus vif.
La
psychologie de La Pouplinière, personnage sceptique, inconstant,
faisant parade, à tous points de vue et sur tous les sujets,
d'un large éclectisme, le prédisposait excellemment au rôle
de Mécène. Jeune, le financier goûtait les brunettes,
les petits airs tendres, chantés à trois, et si l'on en croit
Marmontel, il aurait composé lui-même quelques chansons. Nous
avons rappelé plus haut les "on dit" qui couraient
sur sa collaboration aux opéras de Rameau. Entre 1730 et 1750,
le Mercure publie, sous les initiales assez transparentes
de M. D. L. P., de petits airs dont M. Cucuel nous donne un
gracieux échantillon, une Musette en rondeau datant
de 1731. Lors de son voyage en Hollande, La Pouplinière parle
surtout de la musique italienne, ce qui ne l'empêche pas de
s'afficher comme le protecteur de Rameau. Mais, après tout,
les Lullystes ne traitent-ils pas Rameau d'Italien ?
Aussitôt
les Bouffons partis, voilà notre homme séduit par une autre
musique. C'est là pour Cucuel l'occasion de dessiner avec
beaucoup de finesse, la mentalité et l'esthétique de son personnage.
La Pouplinière, en parfait dilettante et mû tout simplement
par son "inconstance", par ses besoins d'impressions
renouvelées, va donc encourager l'influence allemande. Sans
doute, en musique, il est convaincu, car c'est pour lui et
pour lui seul, qu'il entretient un important orchestre. A
part les femmes et la littérature, on ne lui connaît pas d'autre
passion ; mais, épicurien et raffiné, il n'aime pas "une
seule musique" ; il entend boire à toutes les coupes,
s'enivrer de tous les philtres, et estime que la vie consiste
dans le changement.
La
Pouplinière commence à servir son art de prédilection avec
Rameau qui, depuis 1731, dirige sa phalange instrumentale
et tient son orgue. Pendant plus de vingt ans, Rameau est
le musicien officiel du financier, pour lequel il arrange
même des fragments de ses oeuvres lyriques, témoin ce Te
Deum des Fermiers généraux dans lequel s'introduisent
des passages de Castor et des Indes galantes ;
puis, une femme passe, et le vieux maître est congédié !
Voici
qu'arrive Jan Stamitz ; il est difficile de préciser
les circonstances de sa présentation au financier et de son
entrée dans le cénacle (1754). Déjà, les Parisiens avaient
pris contact avec la symphonie allemande, puisque, depuis
1744, le Concert Spirituel leur révélait des oeuvres de Richter,
de Graun et de Telemann. La Pouplinière, du reste, n'était
pas seul à s'enticher de cette musique. Son goût se trouvait
partagé par une foule de grands seigneurs et de gens de finance,
dont les noms figurent sur la liste des souscripteurs des
Quatuors de Telemann. Stamitz devient donc le compositeur
attitré du châtelain de Passy et le directeur de ses concerts ;
mais au bout d'un an, le kappellmeister quitte Paris, et La
Pouplinière le remplace par Gossec qui tenait déjà un emploi
de 1er violon dans son orchestre.
Cet
orchestre se composait d'éléments très divers ; d'abord,
de musiciens du prince de Carignan, qui, après la mort de
leur protecteur, émigrèrent chez son rival, comme par exemple,
Canavas et Miroglio ; puis et surtout, d'artistes étrangers
dont l'engagement fut vraisemblablement négocié par les soins
d'un habitué du salon de La Pouplinière, l'ambassadeur Kaunitz.
Le financier offrit ainsi l'hospitalité à des cornistes et
à des clarinettistes allemands, au romain Ruggi et au célèbre
harpiste Geopffert. M. Cucuel a eu la bonne fortune de découvrir
un document important qui permet de reconstituer exactement
le personnel de l'orchestre de Passy à la fin de 1762. C'est
l'état des appointements dus aux musiciens de La Pouplinière,
où nous voyons figurer Canavas, Ignazio, Procksch, Flieger,
Louis, Schencker, Gossec et sa femme, Capron, Calès, Geopffert,
Saint-Suire, Miroglio, Graziani et Leclerc. De tous ces artistes,
l'auteur trace des biographies précises fondées sur des documents
d'archives inédits.
Nous
sommes moins bien renseignés à l'égard de la musique jouée
aux concerts du financier, car le catalogue de sa bibliothèque
ne fournit qu'un inventaire sommaire de son fonds musical,
inventaire dont on peut cependant déduire que la musique instrumentale
y occupait une place prépondérante. D'où provenait cette musique ?
D'abord des chefs d'orchestre de La Pouplinière, puis des
voyageurs auxquels il demandait de le renseigner sur les oeuvres
étrangères. C'est ainsi qu'il mit à contribution son fondé
de pouvoirs matrimonial, l'abbé de la Coste.
Quoiqu'il
en soit, on connaît, par un inventaire dressé au mois de mai
1763, un certain nombre de compositions qui furent exécutées
chez le financier : ce sont des symphonies de Gossec,
de Schenker avec cors et clarinettes, un recueil de hautbois
de forêt du même Schenker. De plus, Mme de La Pouplinière
jouait sur le clavecin de Ruckers, inventorié après le décès
de son mari, les sonates de Domenico Alberti. Ruggi, Canavas,
Capron alimentèrent aussi de leurs productions le répertoire
de Passy, et il est très probable que des pièces de Sammartini
vinrent également l'enrichir.
Enfin,
la musique de table et la musique de danse étaient fort en
honneur auprès de La Pouplinière, et M. Cucuel donne sur cette
littérature encore mal explorée les détails les plus circonstanciés.
De
tout ceci résulte que La Pouplinière a joué un rôle éminent
dans le développement de la musique symphonique en France.
Ses concerts précèdent et inspirent les séances du Concert
Spirituel ; ils familiarisent le public parisien avec
une foule d'oeuvres étrangères, qui sont éditées dans la capitale,
devenue de la sorte le centre du cosmopolitisme musical. Non
seulement, son salon propage et perfectionne l'emploi des
instruments à vent, cors d'harmonie et clarinettes, mais encore,
il crée sous la direction de Geopffert une véritable école
de harpistes où brille Mme de Genlis.
M.
Cucuel a donc rendu un service signalé à l'histoire de la
musique au XVIIIe siècle, en consacrant à la Pouplinière sa
belle monographie. Il sera désormais impossible d'écrire sur
ce sujet sans puiser dans un livre dont la documentation est
considérable et presque toujours entièrement nouvelle. L'étude
de la copieuse bibliographie qui clôt l'ouvrage, bibliographie
présentée avec la méthode la plus stricte et la plus claire,
montrera l'étendue des recherches effectuées par l'auteur.
Manuscrits imprimés du XVIIIe siècle, ouvrages modernes, oeuvres
musicales de cette époque si vivante et si riche en idées,
M. Cucuel a tout lu. Ainsi que nous le disions en commençant,
son livre, malgré sa délimitation très nette, touche à nombre
de points de l'histoire générale. Sous une forme concise et
synthétique, il embrasse la vie mondaine, les moeurs, les
querelles esthétiques, et pour scruter à fond son thème principal,
il en explore minutieusement les alentours. C'est sans contredit
un des travaux les plus solides et les mieux exposés qui aient
vu le jour, dans ces dernières années, sur notre XVIIIe siècle.
