L'Esprit de la musique française,
( de Rameau à l'invasion wagnérienne)

Pierre Lasserre
(1917)




"to hide art by very art"
"cacher l'art par l'art même"

 


 



 

 



 


 

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Voici le chapitre " RAMEAU, Ses Théories - son œuvre - ses ennemis" que Lasserre a dédié au compositeur dans son ouvrage L'Esprit de la musique française (de Rameau à l'invasion wagnérienne) publié en 1917 par la Librairie Payot & Cie.

 

 

RAMEAU
Ses Théories - son œuvre - ses ennemis

Le bon Deltour, en son vivant inspecteur de l'Université, a fait un livre excellent contre les Ennemis de Racine. Il y en aurait un à faire contre les ennemis de Rameau, qui a été notre Racine musical. Lui aussi, s'est vu, dans le plein essor de sa gloire, attaqué par une cabale puissante. Mais à la différence de celle qui se forma contre Racine, cette cabale n'était pas fomentée par des rivaux jaloux. Elle avait à sa tête, non des joueurs de lyre, mais des "philosophes" importants, des manieurs d'idées générales, de gros seigneurs de la littérature qui s'appelaient Rousseau, Diderot, Grimm. La querelle cherchée par ce Genevoix, cet Allemand et ce Français aussi suggestionnable que brouillon, à celui que Voltaire appelait "le plus grand musicien de la France" et qui mérite encore ce nom de la postérité, est un des événements dominants, et l'on peut dire critiques, dans l'histoire de notre musique nationale. Je voudrais, non pas en retracer les détails, mais en rechercher les raisons et donner un aperçu des intérêts et des idées qui engagèrent dans cette lutte les détracteurs de l'artiste. Pour cela, nous devons nous remettre brièvement en mémoire les traits caractéristiques de la carrière et de l'œuvre de Rameau.

 

I

Rameau, comme chacun le sait n'a pas été seulement un compositeur de génie. Il a été aussi un grand théoricien de la partie technique de son art. Et les travaux qu'il a laissés à ce titre auraient suffi à faire vivre son nom. Avant d'écrire la musique la plus richement et la plus noblement harmonisée que notre sol ait produite, il a consacré une longue période de son existence à étudier la science abstraite et théorique de l'harmonie, à chercher la raison des propriétés harmoniques, à faire la synthèse de ces propriétés en les rattachant aux causes générales, aux faits initiaux d'où elles dérivent. Dès le début de sa vie artistique, il s'était senti, à cet égard, vocation de réformateur. La doctrine qui lui avait été enseignée l'avait frappé par sa confusion et son insuffisance. Elle ne lui avait point semblé d'accord avec la pratique des grands maîtres qui s'étaient succédés depuis plus d'un siècle, principalement de Lulli. Elle ne rendait pas compte de ce qu'il y avait de plus frappant chez ces maîtres, quand on les comparait à ceux de l'époque antérieure : à savoir, l'importance prépondérante et toute naturelle que l'harmonie avait prise dans leur manière d'écrire. L'harmonie était devenue, chez eux, entre les divers éléments dont se forme le discours musical, l'élément fondamental et dominateur tout ensemble, celui sur lequel reposent les autres et qui en gouverne l'emploi, tout au moins dans une large mesure. Rameau ne voyait pas dans cette transformation de l'art, un simple fait, mais un progrès décisif, l'avènement de la vérité même. En donnant cette place à l'harmonie, en la prenant pour base et pour guide, la musique lui paraissait avoir fait ce qu'il fallait pour merveilleusement accroître ses facultés et étendre son champ d'expression, elle s'était engagée dans la voie large, la voie royale où lui étaient promis les plus vastes essors. L'étude des chefs-d'œuvre et l'analyse de ses propres inspirations le confirmaient dans cette idée. L'invention de musique est, avant tout, une invention d'harmonie. Imaginer un discours musical, c'est imaginer une suite, un enchaînement d'accords contenant un certain sens expressif. Les autres parties de l'invention musicale, c'est-à-dire la mélodie et le jeu des parties concertantes, sont virtuellement renfermées dans celle-là ; elles ne font qu'en préciser, en détailler, en nuancer, ou, comme dirait un philosophe, en actualiser l'expression latente. Ce n'est pas (on l'entend de reste) que, pour Rameau, la mélodie se déduise mathématiquement et par simple opération logique de l'harmonie une fois trouvée. Non ! la création de la mélodie demande une initiative spéciale, un coup de génie particulier, un nouvel afflux de la grâce inspiratrice. Mais c'est là un acte second et l'harmonie marque du moins à la mélodie les limites entre lesquels elle doit tracer sa ligne propre. De même, fixe-t-elle aux mouvements des parties intermédiaires certaines bornes, certains points par où ils doivent passer. Quand la mélodie a été inventée la première, quand un musicien se réjouit d'avoir trouvé un bon trait de mélodie, cette mélodie suppose, renferme une certaine harmonie qui lui est nécessairement liée et qui a guidé implicitement l'esprit de l'artiste, parce que dans l'ordre naturel des choses elle est antérieure.

L'ignorance de la vraie doctrine concernant la fonction de l'harmonie dans la musique n'était pas le seul motif des griefs de Rameau contre l'enseignement qu'il avait reçu. Il se plaignait encore de n'y avoir pas trouvé une doctrine satisfaisante sue l'harmonie en elle-même. Les propriétés harmoniques n'y étaient pas classées rationnellement, ni exactement définies, ni ramenées à leurs vraies raisons. Elles s'y présentaient éparses, sans lien, ou bien groupées d'une manière purement empirique. Rameau jugea intolérables cet état arriéré de la théorie. Il ne voulut pas s'accorder de trêve qu'il ne l'eût refondue ou, pour mieux dire, constituée. La réfection des principes fut pour lui le chemin nécessaire de la création. On pourrait (ce n'est pas mon cas), contester la justesse de ses idées sur le rôle primordial de l'harmonie dans la composition musicale. Mais pour son explication des lois et règles de l'harmonie, tout le monde y a adhéré. Elle est devenue classique, je veux dire scolaire.

Nous pouvons le comparer d'une part à Malherbe, d'autre part à Descartes. Sa réforme participe de l'esprit de ces deux grands hommes. Elle ressemble à celle de Malherbe en ce sens que Rameau est un artiste qui aspire à définir les conditions générales de la pureté et de la grandeur dans le style. Elle ressemble à celle de Descartes, parce que ces conditions dépendent essentiellement de la conduite de l'harmonie et que l'harmonie repose sur des raisons physiques et mathématiques qu'il s'agisse de fixer et de coordonner. Le fils de l'organiste de Dijon a trouvé dans son berceau le génie de l'art et le génie scientifique. De ces deux dons, le premier étant sans doute le plus fort ; mais, bien loin d'étouffer ou de refouler l'autre, il lui a servi d'excitant ; il lui a fourni, imposé l'objet même de son application. La matière des études de Rameau, c'est la physique et la mathématique de la beauté sonore. Je l'ai comparé à Descartes et à Malherbe. C'est exactement la même comparaison que faisait le plus grand connaisseur du siècle, Voltaire, quand il l'appelait "notre Euclide-Orphée".

J'essaie d'écrire de manière à être entendu de tout le monde, savants et ignorants. Aurai-je, en dépit de ma bonne intention, usé d'un langage un peu trop spécial ? Voici une autre façon de présenter les mêmes choses.

On peut dire que, depuis ses origines, la musique a traversé trois grandes phases, a existé sous trois formes : la forme monodique, la forme polyphonique, la forme harmonique.

La monodie, c'est le chant sans accompagnement (ou rudimentairement accompagné par une seule note). La musique de l'antiquité et le plain-chant, qui en est la continuation, sont monodiques.

A cette forme a succédé, avec la Renaissance, la polyphonie. Celle-ci porte en elle une harmonie, puisque plusieurs voix chantant ensemble des traits différents doivent toujours se trouver entre elles dans des rapports harmoniques justes. Mais la marche harmonique du morceau, c'est-à-dire le choix des accords et des successions d'accords à réaliser n'est pas, aux yeux du compositeur polyphoniste, l'objet principal et essentiel de l'invention musicale ; ce n'en est que l'objet secondaire et, en quelque sorte accidentel. Ce qu'il considère avant tout, ce sont les rapports entre les lignes mélodiques parcourues par chacune des parties concertantes. Ces lignes sont prises comme autant de figures entre lesquelles doivent continuellement se réaliser certains rapports formels, sensibles aux yeux qui regardent la partition non moins qu'aux oreilles qui l'entendent exécuter. Un trait mélodique, énoncé par une partie, passera successivement dans toutes les autres, soit qu'elles l'imitent directement, soit qu'elles lui fassent subir certaines transformations régulières sous lesquelles il demeure reconnaissable et est toujours lui-même. Imitations, renversements, resserrements ou allongements des motifs donnés, tels sont les ressorts du jeu polyphonique. L'harmonie n'est qu'une condition à laquelle ce jeu se soumet ; elle est traitée ici comme si elle n'avait qu'un intérêt négatif.

La doctrine de Rameau explique et justifie l'avènement de l'harmonie à la royauté musicale. Cette doctrine, ainsi qu'il arrive à tous les grands réformateurs, est d'ailleurs injuste pour le passé. Rameau méprise le plain-chant, la polyphonie du XVIe siècle, comme on méprisait alors le gothique et nous sommes bien loin de partager cet exclusivisme. Nous savons goûter la beauté expressive de la monodie d'église et les merveilles de la verve polyphonique chez un Jeannequin, un Lassus, un Josquin des Prés, un Palestrina, un Vittoria. Mais en elle-même la thèse de Rameau est la vérité. La découverte complète du monde de l'harmonie, l'harmonie, connue enfin dans toute sa richesse et donnée comme fondement à la composition, ç'a été là pour l'art musical un immense progrès. De ce progrès sont nés les grands et les superbes genres dont la nature et les proportions dépassent infiniment la puissance et les ressources inhérentes aux formes antérieures de la musique : je veux dire les genres de la symphonie et de l'opéra. Ces formes, la forme moderne ne les exclut pas du tout. Au contraire, elle les enveloppe, leur laissant toute la part qui leur revient dans l'expression.

Aurai-je été encore trop technique, trop hermétique dans ma façon de parler ? La littérature me fournira une analogie qui ne laisse rien à désirer en clarté.

Quand on affirme que la langue qu'ont écrite nos grands classiques, Malherbe, Racine, Bossuet, Voltaire est supérieure à la langue ou plutôt aux langues, passablement individuelles, parce que mal fixées, qu'ont écrites Montaigne, Rabelais, Amyot, n'émet-on pas une vérité certaine et acquise ? Nul n'en peut sérieusement douter. Il est certes permis de regretter, avec Fénelon, dans le français classique la perte de certaines qualités naïves qui donnaient beaucoup de charme aux génies littéraires du XVIe siècle. Mais, par la fixation de son vocabulaire, la clarté et la précision de ses termes généraux, la fermeté de sa syntaxe, l'ordre admirable de ses constructions, la perfection des ses rythmes, le français classique l'emporte de beaucoup sur le français des époques antérieures, comme organe de la raison, comme instrument de poésie et d'éloquence. Or il y a en musique également une langue classique, une langue de Bossuet. Et de cette langue souveraine, de cette langue dans laquelle ont été écrits les plus hauts et durables chef-d'œuvres, si Rameau n'est pas le premier à avoir compris les conditions constitutives, les lois naturelles, les mécanismes essentiels, du moins est-il celui qui les a entendus de la manière la plus complète et la plus philosophiques, qui les a le mieux coordonnés et déduits, qui en a, avec le plus de force intellectuelle, essayé et en partie réussi la synthèse.

 

II

La doctrine technique de Rameau se trouve exposée dans le Traité de l'harmonie réduite à son principe naturel qui a paru en 1722, et dans la Génération harmonique, donnée en 1737. Ce sont là les deux principaux ouvrages théoriques de Rameau ; ils trouvent leur complément dans une nombreuse série de dissertations et monographies publiées d'année en année pour répondre à des critiques et éclairer ou développer des points mis en discussion. Tout cela est écrit dans une forme arrêtée et forte, mais souvent dense jusqu'à l'obscurité et surchargée jusqu'à la complication, qui ferait de l'étude des idées de Rameau un exercice réellement sévère, si l'on devait s'y livrer sur son texte même. Mais c'est ce dont on est heureusement dispensé par le travail de d'Alembert qui, dans ses Eléments de musique théorique pratique d'après les principes de M. Rameau (1752), nous apporte le résumé le plus simplifié et le plus lucide des doctrines du Traité. La peine que ce grand et illustre géomètre s'est donnée en faveur des conceptions d'un musicien prouve le rang qu'il assignait à celui-ci parmi les intelligences.

Quand le Traité parut, Rameau, né en 1683, touchait à sa quarantième année. Il n'avait encore publié qu'un recueil de pièces de clavecin. Dans les dix années qui suivirent, il donna deux autres recueils du même genre et quatre "cantates françaises", courtes compositions, gracieuses, mais de peu de relief, pour une ou deux voix avec accompagnement de trois ou quatre instruments.

Les recueils de clavecin contiennent des chefs-d'œuvre devenus célèbres, auxquels les doigts prestigieux et les transcriptions habiles de M. Louis Diémer ont refait à notre époque une popularité. Cependant ces œuvres avaient bien moins contribué à faire connaître Rameau des ses contemporains que le Traité, dont le succès avait été considérable.

La faveur accordée par le public à un ouvrage aussi spécial et aride ne doit point nous surprendre. Elle était conforme à l'esprit du siècle. Les Entretiens sur la pluralité des mondes de Fontenelle avaient mis à la mode les matière de connaissance expérimentale, ou plutôt ils avaient procuré un aliment merveilleux au besoin de philosophie naturelle que l'évolution des idées avait fait naître dans la société polie. Ce goût s'était répandu et généralisé. Il a trouvé son expression éclatante et amusante dans le fait de Voltaire et de Mme du Chatelet se montant à la campagne un cabinet de physique (sans être bien maîtres des éléments de cette science) et traduisant les Principes de Newton. Les découvertes et systèmes de Rameau sur les propriétés harmoniques et leur "génération", sur les raisons physiques et mathématiques de la jouissance musicale, bénéficièrent de cette curiosité. Mais la gloire qu'en retira l'auteur ne pouvait être que d'un ordre un peu austère, comme celle des grands raisonneurs qui apportent aux hommes plus de lumière que de plaisir.

Qui eût cru qu'il n'allait pas se contenter de cette gloire et qu'il s'apprêtait à conquérir, par dessus le marché, celle, plus enviable, des créateurs de plaisir, des favoris d'Apollon ? Qui eût cru que ces trente ans d'une vie si laborieuse n'avaient été que l'avant-propos de sa vie et qu'il allait entrer, à cinquante ans passés, dans la phase brillante et magnifique de sa carrière, en se révélant comme un des plus grands inventeurs de poésie de l'époque moderne ? Oui, c'est à cinquante ans passés, à la fin de l'année 1733, que Rameau, se décidant à aborder le théâtre, a donné son premier opéra, Hippolyte et Aricie, premier anneau de cette chaîne merveilleuse qui comprend les Indes galantes, Castor et Pollux, Dardanus, les Fêtes de Polymnie, Pygmalion, Platée, pour n'en citer que les plus beaux chaînons. S'essayer à cet âge dans un genre où l'on ne peut valoir que par la jeunesse et la force de l'imagination, n'était-ce pas folie ? Un amateur de symboles pourrait dire que ce n'était pas, dans l'existence de l'artiste, la première folie de cette sorte. Il s'était marié, à quarante-deux ans, avec une jeune fille de dix-huit ; il n'avait pas eu à s'en repentir, et elle lui avait donné une charmante fille. A cinquante ans, il se livre aux embrassements de la Muse et il reçoit d'elle des inspirations égales à celles des plus grands et dont certaines, sont, à mon goût, supérieures à tout ce qui existe en musique.

 

III

On ne peut s'intéresser à Rameau sans se demander pourquoi la manifestation de sa grande faculté créatrice a été si tardive. Plus d'un biographe a cru résoudre la question en alléguant les relations formées peu avant l'année 1732 entre le musicien et le fermier général Le Riche de la Popelinière, dont la femme était son élève. La protection de ce fastueux mécène aurait encouragé Rameau à aborder le théâtre, parce qu'elle lui apportait la certitude d'y être accueilli. Une telle explication est trop matérielle. Rameau a entrepris son œuvre dramatique quand il s'est senti des facultés assez fortes pour exécuter ce qu'il rêvait. C'est un fait que l'appui de La Popelinière a beaucoup contribué à lui ouvrir les portes de l'Académie royale et à répandre dans le public l'attente de grandes choses de sa part. Il est moralement certain que ce qui l'a engagé dans des travaux d'une grandeur de proportions et de style toute nouvelle pour lui, c'est le magnifique développement acquis par ses ressources et moyens d'expression. La Popelinière a été l'échelle dont il s'est servi pour cueillir des fruits mûrs. Mais ce qui a fait mûrir ces fruits, c'est la montée de la sève intérieure. Le fait de cette maturité splendide survenue dans l'arrière-saison, voilà ce qu'il y a d'intéressant.

Comme on aimerait posséder les confidences de l'artiste lui-même, pour la longue époque cachée de sa vie qui a précédé cette période d'éclat ! Mais, bien loin d'être initiés à l'histoire de ses sentiments, nous ne le sommes que d'une manière très imparfaite à l'histoire de son existence, pendant les vingt années écoulées entre le moment où il quitta la maison paternelle et celui où il s'établit définitivement à Paris.

Fils de Jean Rameau, organiste à l'Eglise Saint-Etienne de Dijon, il commença ses études classiques au collège des Jésuites de cette ville. A en croire son biographe dijonnais, Maret, dont la brève notice fut écrite immédiatement après sa mort, "il se distinguait dans ce collège par une vivacité peu commune ; mais pendant les classes, il chantait ou écrivait de la musique et ne passa pas la quatrième" Il avait retenu de ces études assez écourtées assez de latin pour pouvoir lire des traités de composition écrits en cette langue. Mais il était demeuré quelque peu inexpert au maniement de la langue française et le même Maret nous apprend qu'un jour "une femme qu'il aimait lui en fit le reproche ; il se mit aussitôt à étudier le français par principes et y réussit au point de parvenir en peu de temps à parler et à écrire avec correction."

A dix-huit ans, il partit pour l'Italie, afin de se perfectionner dans son art. Mais il n'alla pas plus loin que Milan, n'y fit qu'un court séjour et revint en France. Il y a des raisons d'admettre, bien qu'on n'en soit pas certain, que pendant quelque temps il voyagea et "vécut à l'aventure, gagnant ses frais de route à jouer de l'orgue dans les églises ou du violon dans l'orchestre d'une troupe ambulante". Au début de 1702, nous le voyons s'installer à Avignon, pour y tenir l'orgue de l'église de Notre-Dame et, quelques mois plus tard, il obtient le même emploi dans la cathédrale de Clermont en Auvergne. C'est là qu'il composa ses premières pièces de clavecin et peut-être les "cantates" qu'il publia plus tard, mais dont la renommée, en tout cas, ne franchit pas alors les bornes de la province. Il passa quatre ans à Clermont. Comme l'envie de changer de place lui était venue avant l'expiration de l'engagement qui le liait au chapitre de la cathédrale, et qu'il ne pouvait décider les chanoines à lui rendre aimablement sa liberté, il aurait - d'après une tradition - pris le parti héroïque de se rendre impossible en jouant de l'orgue d'une manière affreuse. Cependant, le même fait ayant été rapporté de son frère Claude, organiste à Dijon, il y a lieu de le mettre en doute.

De Clermont, il se rend à Paris où il va vivre de deux place d'organiste : l'une chez les PP. de la Mercy, l'autre chez les Jésuites de la rue Saint-Jacques. Ici commence la partie très mal connue de sa carrière. On n'a pu fixer la durée exacte de ce premier séjour à Paris pendant lequel il n'acquiert pas de réputation. On sait seulement que, par la suite, il a passé quelques mois à Dijon dans sa famille en 1715, et qu'il a vécu à Lyon ; mais on ignore la situation qu'il a occupée dans cette ville. On le ressaisit enfin à Clermont où il est retourné et où les chanoines n'ont pas dû garder trop mauvais souvenir de son algarade (à supposer qu'elle ne soit pas une fable) puisqu'ils lui ont rendu sa place d'organiste. Clermont possède alors deux grands musiciens dans deux genres différents de musique : son organiste, Rameau, et son évêque, Massillon. C'est là que s'achève le Traité d'harmonie, fruit de vingt années de réflexion et de travail, " un très gros, trop gros volume, écrit expressivement M. Laloy, qui sent la province et la solitude", mais un volume plein de génie et de découvertes, qu'il ne reste plus qu'à lancer dans le monde. Rameau sent maintenant la gloire toute proche et il part, sans esprit de retour, pour Paris. En 1723, nous l'y trouvons fixé à titre définitif.

Sur ce qu'il a éprouvé, désiré, souffert, rêvé, au cours de ces vingt années "de province et de solitude", les amis que lui a faits la gloire, l'interrogent quelquefois, mais sans obtenir de réponse. Au dire de l'un d'eux, il était muet sur son passé ; il ne s'en ouvrait à personne, pas même à madame sa femme. Les hommes célèbres, ceux-là surtout qui le sont devenu sur le tard, on un penchant bien naturel à raconter leurs années obscures, comme s'ils voulaient les associer à la lumière de leur renommée et à l'immortalité présumée de leurs ouvrages. Ce penchant ne se manifestait pas chez Rameau. Il jugeait sans doute que tous ces solliciteurs de confidences lui demandaient des paroles inutiles. Et je suis convaincu que, s'il leur avait répondu quelque chose dans ce genre : "Ce que j'ai fait pendant ces vingt ans où j'étais le plus inconnu des musiciens français ? J'ai créé la science de l'harmonie et j'ai appris à composer une musique telle qu'il n'en a pas encore résonné de pareille", ces mots auraient renfermé, à ses yeux, tout ce qui dans l'histoire de sa personnalité méritait qu'une importance y fût attachée par lui-même, ou par l'univers. C'est dans le même esprit que Descartes, questionné sur ce qu'il lui était advenu en "son poêle" dans la Hollande où il s'était retiré, aurait pu répondre : "J'ai inventé l'analyse mathématique et un système du monde". J'ai rapproché ces deux hommes pour leurs facultés intellectuelles. Leurs humeurs prêteraient aussi à un certain rapprochement. Ce sont deux solitaires. Et tels ils sont, non par mélancolie ou misanthropie naturelle, mais par l'effet de l'extraordinaire force de pensée et d'imagination qui les fixe dans le rêve et la poursuite continuelle de l'œuvre à créer, qui les y fixe, dirai-je, d'une manière d'autant plus forte que cette œuvre a un caractère puissamment systématique. Ils ne détestent pas la société des hommes ; ils y préfèrent habituellement la société de leurs idées. A l'envers du commun des mortels, c'est celle-ci qu'ils trouve animée et celle-là qui leur paraît languissante. Le soliloque auquel ils se livrent est d'un intérêt passionnant, d'une richesse de matière inépuisable et les conversations, les visites qui les y arrachent ne leur apportent pas de compensation suffisante, du moins dans la plupart des cas. Mais est-ce bien soliloque qu'il faut dire ? L'œuvre que ces mortels supérieurs élaborent dans leurs méditations et leurs veilles s'adresse au genre humain, est pour le genre humain ; elle en fera la curiosité, les délices, elle prendra place parmi les instruments de son éducation, elle entrera dans le patrimoine de la civilisation. Ne les appelons donc pas des solitaires ; ce sont eux qui vivent dans la compagnie la plus large, eux qu'on pourrait appeler, dans leur demi-claustration, les hommes les plus "répandus" et les plus sociables ; trop de commerce avec quelques individus gêne pour eux le commerce avec l'humanité qui seul contente leur vaste désir. Il n'y a rien de plus peuplé que la longue solitude provinciale de Rameau ; peut-être ses voisins le trouvaient-ils abstrait et distrait ; il vit avec tous ceux dont les créations qu'il prépare feront la lumière et l'enchantement.

A Paris, au milieu des bruits de la ville, des mille tracas de l'artiste en vue, des intrigues de théâtre, il restera le même homme. Il faisait seul d'interminables promenades, arpentant à l'écart les allées et les jardins publics et, si quelqu'un l'obligeait à lui adresser la parole, il avait l'air, nous est-il dit, "de sortir d'une espèce d'extase".

N'allons pas, là-dessus, nous le figurer comme un bonhomme, comme un naïf et innocent rêveur étranger à tout ce qui n'est pas la musique, sans action et sans défense dans la vie. Tel n'est pas du tout son type. Son abstraction n'est pas le voluptueux laisser-aller d'un élégiaque qui redoute la dureté des contacts humains et la fatigue des affaires. C'est le parti d'une volonté forte et tenace qui a horreur de la dispersion et se concentre sur le principal, l'unum necessarium. Les affaires ne l'effrayent pas et les gens avec qui il en a sont menés par lui tambour battant. On le connaît comme un rude personnage, énergique, impérieux, brusque et même cassant. Il fait trembler les artistes chargés de l'exécution de ses œuvres. Aux répétitions, "il s'asseyait dans le parterre où il voulait être seul ; si quelqu'un venait l'y trouver, il le repoussait avec la main sans lui parler et sans même le regarder". Détail significatif : il est avare, d'une solide avarice bourgeoise qui, sur ce fond de grandeur et de génie, forme un trait de haute couleur et eût fait la joie de Regnard, inspiré sa verve. Mais il n'y aucune raison de penser que cette avarice, si elle a un peu dépassé les bornes de la sagesse, soit allée jusqu'à la monstruosité. Nous ne devons pas davantage confondre une certaine âpreté du caractère, un certain mordant silencieux et dur de l'esprit avec la figure d'un homme brutal, insensible et dénaturé, d'époux barbare, de père bourreau que lui ont façonné ses ennemis, notamment Diderot, Grimm, le chansonnier Collé. Cette plèbe littéraire ne mérite pas de crédit. Manifestement, elle se venge des coups de boutoir reçus, de livrets d'opéras refusés. Le grand homme, dont un de ses concitoyens nous dit que "le vide qu'il trouvait dans la société la lui faisait négliger", devait être coutumier de redoutables exécutions accomplies sur la personne des niais, des sots, des déclamateurs et des intrigants. C'était, n'en doutons pas, un fort honnête homme et qui ne manquait même pas de bonté ; mais il en était fort économe ainsi que de ses écus glorieusement gagnés. Il existe des témoignages de son aide généreuse envers des artistes dont le talent l'intéressait.

Il était de très grande taille, d'une extrême maigreur qui lui donnait "plus l'air, dit Chabanon, d'un fantôme que d'un homme". Grimm le trouve "aussi hâve et sec que M. de Voltaire", auquel il ressemblait par les traits, mais sans en avoir la physionomie malicieuse. L'expression de son visage était sévère, "tous les traits en étaient grands et annonçaient la fermeté de son caractère".

Voltaire, Rameau ! Il existe une gravure du temps où l'on voit ces deux échassiers se serrant la main et se complimentant. Elle est symbolique. C'étaient sans nul doute les deux plus beaux esprits de leur siècle.

 

IV

A part les indications de Maret concernant les études incomplètes de Rameau au collège des jésuites de Dijon, nous ne possédons pas de renseignements directs sur la formation intellectuelle du musicien, sur ses auteurs préférés, ses lectures. Gardons-nous de croire qu'il n'ait pas donné de soins à la culture de son esprit et que la musique ait borné l'horizon de ses idées. Il existe une lettre de lui qui constitue à cet égard un témoignage précieux. Elle a été trouvée dans les papiers du littérateur Houdar de la Motte, qui était connu comme un librettiste à succès. Rameau, songeant à s'essayer au théâtre, lui demandait un livret et s'essayait à lui inspirer confiance.

Qui dit un savant musicien entend généralement par là un homme à qui rien n'échappe dans les différentes combinaisons des notes ; mais on le croit tellement absorbé par dans ces combinaisons, qu'il y sacrifie tout, le bon sens, l'esprit et le sentiment. Or ce n'est là qu'un musicien d'école, école où il n'est question que de notes, et rien de plus : de sorte qu'on a raison de lui préférer un musicien qui se pique moins de science que de goût. Cependant, celui-ci, dont le goût n'est formé que par des comparaisons à la portée de ses sensations, ne peut tout au plus exceller que dans certains genres, je veux dire dans des genres relatifs à son tempérament. Est-il naturellement tendre ? Il exprime la tendresse. Son caractère est-il vif, enjoué, badin, &c ? Sa musique pour lors y répond. Mais sortez-le de ces caractères qui lui sont naturels, vous ne le reconnaîtrez plus. D'ailleurs, comme il tire tout de son imagination, sans aucun secours de l'art par rapport à ses expressions, il s'use à la fin. Dans son premier feu, il était tout brillant ; mais ce feu se consume à mesure qu'il veut le ranimer, l'on ne trouve plus que des redites ou des platitudes. Il serait donc à souhaiter qu'il se trouvât pour le théâtre un musicien qui étudiât la nature avant de la peindre, et qui, par sa science, sût faire le choix des couleurs et des nuances dont son esprit et son goût lui auraient fait sentir le rapport avec les expressions nécessaires. Je suis bien obligé de croire que je suis musicien ; mais, du moins, j'ai au-dessus des autres la connaissance des couleurs et des nuances dont ils n'ont qu'un sentiment confus, et dont ils n'usent à proportion que par hasard. Ils ont du goût et de l'imagination, mais le tout borné dans le réservoir de leurs sensations où les différents objets se réunissent dans petite portion de couleurs au-delà desquelles ils n'aperçoivent plus rien. La nature ne m'a pas tout à fait privé de ces dons, et je ne me suis point livré aux combinaisons des notes jusqu'au point d'oublier leur liaison intime avec le beau naturel

De ce texte, dont le langage est un peu embarrassé, mais le sens clair et fort et la portée singulièrement large, rappelons cet autre, tiré du Traité d'harmonie :

Un bon musicien doit se livrer à tous les caractères qu'il veut dépeindre et, comme un habile comédien, se mettre à la place de celui qui parle ; se croire être dans les lieux où se passent les différents événements qu'il veut représenter, et y prendre la même part que ceux qui y sont le plus intéressés ; être bon déclamateur, au moins en soi-même…

Ces superbes sentences écartent, non seulement en ce qui touche Rameau lui-même, mais d'une manière générale, un préjugé trop répandu contre l'intelligence des musiciens. Vous trouverez beaucoup de gens tout disposés à croire que le génie de la création et de l'interprétation musicale s'accommode d'un faible développement de cette faculté, qu'on peut être un musicien supérieur sans avoir d'esprit. C'est là une sorte de lieu commun. Mais c'est une erreur profonde. Du moins, cette idée n'est-elle pas plus vraie quant à la musique qu'elle ne l'est quant aux autres arts. Elle l'est, de part et d'autre, dans la même mesure. On a pu voir en tous temps des poètes, des peintres, des sculpteurs qui joignaient à un talent réel une tête tout à fait ordinaire, parfois même une tête faible, sans jugement, hospitalière aux fadaises et aux niaiseries. Mais ce talent était toujours quelque chose de petit, il n'allait pas loin ; il ne disposait que d'un fond très borné ; il n'avait, comme on dit, qu'une note et, l'ayant donnée une fois, il était condamné à la répéter toujours, quel que fut le sujet choisi. Quand elle était avec ce sujet en discordance top manifeste, tout ce qu'il pouvait faire, c'était de la forcer, mais non pas de la renouveler. Les termes dont se sert Rameau caractérisent à merveille les menus mérites et les vastes insuffisances de ces talents sans tête. Que ces termes soient assez généraux pour pouvoir formellement et, sans que nous y changions rien, s'appliquer à tous les arts, voilà qui ne peu que renforcer leur autorité particulière à l'égard de la musique. La vertu primordiale d'une belle musique, c'est la vérité de l'expression, la fidélité à la nature. Et, comme le dit Rameau, l'étude de la nature n'est pas comprise dans l'étude spéciale de la musique ; le sens du juste rapport entre la chose à exprimer musicalement et la formule sonore qui l'exprimera est un sens que l'éducation musicale ne donne pas et qui engage en quelque sorte la justesse de toute la pensée. Il n'y a eu de musiciens vraiment grands que ceux qui ont ajouté aux propres dons de leur art la capacité de réfléchir sur l'homme, les situations humaines, les passions, c'est-à-dire une supériorité générale de l'esprit. Mais il est de toute évidence que ce sont précisément ceux-là qui, disposant du fond d'impressions le plus étendu, le plus varié et le plus nuancé, ont eu besoin de manier la langue musicale la plus riche et les ressources de la technique la plus forte et la plus subtile. La puissance et la finesse du sentiment ne dispensent pas de la maîtrise et fertilité techniques ; elles en exigent au contraire le plus haut développement.

Tels sont les principes de Rameau. Ils sont admirables. Ils le seraient, quand même le souffle lui aurait manqué pour les appliquer efficacement dans ses propres œuvres. Mais, à vrai dire, cette hypothèse est contradictoire. Les idées de Rameau sur son art ont quelque chose de fort et de souverain parce qu'il les tire de l'expérience de sa propre puissance créatrice. Supposons que ses œuvres musicales fussent perdues et qu'il ne nous restât que ses écrits, on dirait en les lisant :"Celui-là a dû être un grand créateur."

 

V

Des savants et délicats musicographes, comme MM. Lionel de La Laurencie et Laloy, nous ont offert de l'œuvre musicale de Rameau de très recommandables analyses, conçues en termes techniques. Dans un travail comme celui-ci, qui s'adresse à un public ami de la musique, mais non versé dans les secrets de la facture musicale, c'est plutôt par ses qualités expressives et poétiques qu'il convient de caractériser l'invention et la manière d'écrire du maître. Une analyse qui s'attache à cet aspect peut n'être pas moins instructive ni exacte, surtout si elle ne se refuse pas quelques références discrètes à la technique. Cette analyse, je n'entends pas d'ailleurs, et tant s'en faut, la donner intégralement. Les ouvrages de théâtre de Rameau sont nombreux ; il est impossible, il serait inutile de les parcourir tous. Mieux vaut en choisit un comme type, le suivre dans tout son développement, puis relever dans les autres les traits nécessaires pour compléter l'image que cette première étude nous aura formée du génie et des inspirations de l'artiste.

Castor et Pollux est jugé par la par la plupart des connaisseurs son chef d'œuvre. opinion certaine, si on lui fait signifier, non pas qu'il y a dans l'invention musicale de Castor plus de sève, de grandeur et de grâce que dans celle d'Hippolyte ou de Dardanus, mais qu'entre toutes les productions dramatiques de Rameau, Castor est celle qui présente dans son ensemble le plus d'unité, de suite, d'équilibre et d'harmonie, le mouvement le plus alerte et le mieux enchaîné. De ce mérite, nous devons, pour une bonne part, faire honneur au poème, qui rattache habilement à l'action les parties du ballet et de "spectacle". L'auteur de ce poème est P.-J. Bernard. Voltaire admirait son Castor. Il y trouvait "bien des diamants brillants."

Comme toutes les ouvertures de Rameau, l'ouverture de Castor comprend deux parties, dont la seconde est en forme de fugue. La première, d'un style grave, d'un accent vigoureux, sonne comme un appel aux idées héroïque de l'âme, à ses mouvements les plus fiers ; elle forme le propre prélude d'un drame qui glorifie l'héroïsme du dévouement et le sacrifice de la passion à une cause supérieure. La fugue annonce les brillants et gracieux divertissements qui vont s'y mêler. C'est une fugue à la française, extraordinairement vive, sans la moindre pesanteur scholastique, allante, rapide, sonore et où chaque note a de la gaieté et de l'esprit.

Le rideau se lève sur un prologue mythologique, les noces de Vénus et de Mars, la guerre cédant la place aux plaisirs. Rameau sait mettre du naturel dans ces sortes de scènes ; la chorégraphie et la figuration s'y mêlent d'animations dramatique ; les dieux, déesses, héros y paraissent sous un caractère précis et distinct auquel ils s'abandonnent avec naïveté, ils y prennent une part active ; c'est ce qui permet au musicien de tempérer d'une grande variété de nuances délicates la magnificence de l'ensemble. Je relèverai particulièrement ici : 1° la "symphonie" en ut majeur qui annonce la descente de Vénus et de Mars sur terre, deux groupes de fragments mélodiques contrastés, l'un auquel convient la douceur des flûtes, l'autre coloré de l'éclat des trompettes, mais offrant, dans leur opposition (et ceci est le trait d'un grand maître) l'unité et la continuité d'une seule mélodie ; 2° la "gavotte en rondeau" en la majeur, jouée d'abord par l'orchestre, puis reprise par la voix sur ces paroles : "Renais, plus brillante, paix charmante…" Un admirable thème, d'une forme à la fois sinueuse et simple, thème de danse, mais aussi, comme tous les thèmes de danse chez Rameau, thème de sentiment, quelque chose comme le pas léger d'une jeune femme qui s'avancerait en observant dans ses mouvements la cadence la plus pure en souriant d'un air énigmatique tendre. Elle ne s'avance pas d'un trait. Après chaque pas elle hésite, s'arrête, le temps de reprendre avec plus de grâce encore sa marche quasi aérienne. Six fois de suite elle suspend ainsi notre enchantement, pour mieux le faire renaître, jusqu'à ce qu'enfin elle le couronne en achevant avec une aisance merveilleusement mesurée et son onduleuse évolution et l'expression de son sourire. 3° Le menuet chanté par l'Amour : "Naissez, dons de Flore", une des lignes mélodiques les plus divinement tranquilles, une des plus sereines expressions de la volupté qu'ait jamais imaginées Rameau.

Je rapproche de ce prologue le divertissement du troisième acte dont l'inspiration est analogue. Jupiter, pour détourner Pollux du dessein qu'il a formé de s'offrir à Pluton à la place de son frère Castor, fait paraître devant lui les plaisirs de la terre. Dans la gerbe d'inspirations que le musicien réunit ici encore, comment ne pas mettre à part cette fleur superbe : l'air pour Hébé et ses suivantes, en mi majeur : "Que nos jeux comblent vos vœux !" Une longue mélodie dont la pure régularité du cours, la perfection absolue des coupes symétriques semblent tenir du miracle, quand on songe que son développement ne compte pas moins de vingt-trois mesures à trois temps en mouvement modéré. Cela dépasse, je crois, tout ce que j'ai cité. C'est un hymne à la volupté aussi, mais où passe le souffle d'une émotion sacrée à la Lucrèce.

 

VI

Le sujet dramatique de Castor et Pollux, c'est le sacrifice de Pollux renonçant à la vie terrestre pour retirer Castor des enfers en y prenant sa place. Sacrifice cruel, non pas à cause des joies et de la gloire que la terre offre en abondance à un demi-dieu et auxquelles Pollux n'est pas plus attaché qu'il ne convient à une grande âme, mais à cause de la belle Télaïre qu'il aime. Télaïre était l'amante de Castor et, du vivant de celui-ci, Pollux l'aimait déjà secrètement. Mais, après la mort de son frère, il a osé lui déclarer son amour et il s'est senti d'autant plus enhardi à le faire qu'il a, dans un combar vengeur, tué Lincée, le meurtrier de Castor, et qu'il en a rapporté les dépouilles à Télaïre. Comment ne pas compter qu'un tel hommage, s'ajoutant à l'argument, déjà décisif, fourni par le trépas de Castor, lui conquiert cette belle ! La fidèle Télaïre est, hélas ! invincible. Passionnément attachée à castor par delà le tombeau, elle a formé sur Pollux un bien autre dessein que de le lui donner pour remplaçant. Né de la même mère que Castor, mais ayant pour père Jupiter, Pollux est plus qu'un mortel ; il peut ce que les mortels ne peuvent pas. Il peut, à l'exemple d'autres héros antiques, pénétrer aux Enfers et reprendre au maître des lieux une de ses victimes pour la restituer à la lumière. En réponse aux ardents aveux de Pollux, et les repoussant avec une grâce subtilement respectueuse, c'est ce trait de dévouement que Télaïre lui demande. Que vaut pour lui, demi-dieu, l'amour d'une simple femme ? La gloire a bien plus d'attraits. Et combien éclatante dans les siècles celle qui s'attachera à cette expédition infernale.

Mais Télaïre, pas plus que Pollux, ne sait pas à quelle condition un tel haut fait pourra s'accomplir. La pire ! Le libérateur de Castor devra se substituer à lui chez Pluton. Il y pourra entrer, mais il n'en pourra sortir. Jupiter, dont l'assentiment est nécessaire à l'entreprise, fait connaître à son fils la terrible loi à laquelle son dessein est assujetti. Il le laisse d'ailleurs libre et maître d'en décider, non sans avoir rappelé à sa pensée et évoqué sous ses yeux les charmes de la vie. Un douloureux combat s'engage dans le cœur de Pollux. S'il demeurait sur la terre, Télaïre ne changerait-elle pas ? s'obstinerait-elle éternellement dans ses refus ? Mais l'amour fraternel, la fierté chevaleresque, l'enthousiasme de la gloire l'emportent. Tandis que Pollux s'approche de l'entrée des Enfers, un personnage, que l'auteur n'a su qu'assez faiblement intégrer dans l'action, bien qu'il y prenne à certains moments une part for éloquente, lui suscite des obstacles : c'est la jeune Phébé qui aime Pollux d'un amour malheureux. Elle a assemblé les peuples que le héros gouverne pour qu'ils le retiennent par leurs supplications et leurs larmes. Pollux ne se laisse pas amollir et, de même, il écarte à coups d'épée la nuée des démons furieux qui lui barrent la route ;

Castor, dans le séjour des ombres heureuses, se livre au charme des champs élyséens et aux réminiscences mélancoliques de ses terrestres amours. Ni la douce perspective du retour à la vie, ni la douleur qu'il éprouve en apprenant que son frère, son libérateur, est son rival, ne trouble chez lui le sens de l'honneur. Il ne consentira pas à la mort de Pollux. Il accepte de revenir sur terre pour un jour seulement. Mercure l'y transporte. Et l'extrême brièveté de son bonheur mêle de tristesse les tendres propos qu'il échange avec Télaïre dans une agréable allée de la campagne de Sparte. Mais, comme il se dispose à redescendre chez les ombres, des chants de joie éclatent. Jupiter, satisfait de l'épreuve, rend les deux frères à la vie et, en récompense de leurs sentiments, leur promet qu'ils seront élevés au rang des étoiles.

Le poète Bernard a traité cette matière en vers brillants - et souvent trop brillants - de la petite école du XVIIIe siècle et dans un goût plus voisin de l'Arioste que de Racine, ce que nous n'aurons garde de lui reprocher, car on pourrait dire que l'Arioste est le plus grand des poètes d'opéra. Cependant, il y a dans Castor de grandes notes raciniennes. Mais c'est la musique de Rameau qui les y met.

Les divertissements, danses et figurations, amenés par le développement du sujet sont les suivants : au premier acte, l'entrée des athlètes et des guerriers qui célèbrent, par leurs jeux et par leurs chants, la victoire de Pollux sur Lincée ; au 2e, l'entrée d'"Hébé à la tête des plaisirs célestes, tenant dans leurs mains les guirlandes de fleurs dont ils veulent enchaîner Pollux" ; au 3e, les chœurs et les sarabandes des démons qui, pour effrayer Pollux, "sortent de l'Enfer à travers les flammes" ; au 4e, le ballet chanté des "ombres heureuses" ; au 5e, en manière de finale, la réunion "des astres, planètes, satellites et dieux", fêtant la gloire de leurs nouveaux confrères Castor et Pollux.

Par quelques touches, dont la faiblesse ne m'échappe pas, j'ai essayé d'évoquer la riche et profonde poésie, la savante naïveté, le coloris magnifique et délicat de Rameau, peintre des attraits et des plaisirs de la vie, des fêtes de la nature. Rameau, peintre des fêtes guerrières, des jeux des athlètes et des soldats, n'est pas moins grand. Il l'est peut-être davantage. Peut-être Mars l'inspire-t-il plus vivement encore que Vénus et le remplit-il de plus d'enthousiasme. Le divertissement du premier acte est extraordinaire de puissance et de gaieté virile. Particulièrement, l'air pour les athlètes : "Eclatez, fières trompettes" se signale par une force, un jet de rythme et un feu de la mélodie auxquels je ne vois rien à comparer chez les maîtres. Haendel, lui-même, qui montre pourtant bien du génie dans des tableaux de ce genre et à qui cette note héroïque est familière, n'a pas ce degré de verve, ce "droit au but". Il y met un peu d'apprêt et de solennité. Il n'a pas, dans son incontestable grandeur, cette légèreté, cette rapidité de trait, à la française.

Quant à la partie proprement dramatique de Castor, je choisirai, parmi les infinies remarques auxquelles elle pourrait donner lieu, celles qui me semblent les plus significatives.

On a beaucoup critiqué les récitatifs de Rameau. On leur a reproché leur sécheresse, leur froideur, leur formalisme guindé, leur monotonie. Je ne dirai point que Rameau n'ait pas en certains endroits donné lieu à ce grief. Mais, si on le généralise, il est absolument faux ; et la vérité, c'est qu'en cette partie si difficile, si délicate, de l'art dramatique musical, il a créé d'immortels modèles de force expressive. Le type du récitatif, tel qu'il l'a conçu et souvent réalisé, est quelque chose d'admirable, et Monteverde (quoique avec un génie d'expression profondément différent) est le seul maître dont l'art puisse être, dans ce domaine, comparé au sien. Chez les Italiens, chez Glück, chez Mozart, chez Rossini, chez les Français de la première moitié du XIXe siècle, le récitatif se présente comme une partie sacrifiée ; on s'en sert dans les passages dramatiques tempérés, auxquels ne conviennent pas l'élan et l'expression lyrique de l'air ; et l'on admet que ce qui sied en ces endroits, tout au moins faute de mieux, c'est une déclamation chantée, une mélopée plus ou moins accentuée dans ses contours et accompagnée par quelques accords dont le but sera plutôt de soutenir la voix que de contribuer réellement à l'expression. Mais un "mieux" n'est-il pas possible ? N'y aurait-il pas, entre le vide de musique propre aux récitatifs de cette école et la plénitude de la musique qui distingue les airs, un intermédiaire réalisable ? Faut-il accepter, comme une imperfection fatalement inhérente au genre de l'opéra, cette sempiternelle alternance de vide et de plein, d'espaces désertiques et de fleurissantes oasis, dont le spectateur n'est pas moins rebuté que la vérité et la nature n'en sont offensées ? Je cite Monteverde et Rameau comme les plus grands entre les musiciens d'opéra qui ont été d'un autre avis. Je m'empresse d'ajouter qu'ils l'ont été, parce qu'ils pouvaient l'être et qu'ils pouvaient l'être parce qu'ils étaient des maîtres incomparables dans le maniement de l'harmonie. Sauf Mozart (dont l'attention ne le porta pas sans doute de ce côté), les praticiens du recitativo secco, quelque génie qu'aient pu montrer par ailleurs certains d'entre eux, étaient loin de les égaler dans cet ordre et c'est pourquoi ils étaient un peu condamnés au recitativo secco. Ce qui revient, en effet, aux parties de récitatif, c'est l'expression du sentiment nuancé et, s'il appartient naturellement à la mélodie de traduire le sentiment dans ses états de simplicité, de détermination prononcée, de franc élan, l'usage subtile de toutes les ressources de l'harmonie est nécessaire pour le rendre dans ses nuances, parce qu'il est dans la nature de l'harmonie de fournir d'infinies nuances, quand du moins on sait s'en servir comme certains l'ont fait. Je ne tombe pas dans un excès et je ne dis point que la ligne du chant, ses coupes, la manière dont il scande les paroles n'ait pas ici autant d'importance ;mais les mouvements de la pensée ne peuvent prendre leur relief que grâce à une harmonie qui se modèle continuellement sur eux. Par la manière dont ils satisfont à ces conditions, le plus grand nombre des récitatifs de Castor comptent parmi les plus belles choses de la musique. Ils ne contiennent pas moins de musique que les airs ; mais c'est une autre nature de musique.

Je prendrai comme exemple celui qui introduit le fameux air : "Tristes apprêts…" et qui s'y lie par une modulation célèbre, quand Télaïre prie Phébé de la laisser seule avec ses larmes devant le monument funèbre de Pollux, ou encore les répliques douloureuses et fières de Pollux, lorsque son père lui apprend que pour délivrer Castor, il devra se séparer à jamais de celle qu'il aime. De grandes convenances (présence d'une étrangère, égards pour la souveraineté et la bonté de Jupiter) obligent ces personnages à n'épancher que d'une manière douce et contenue ce qui pourtant leur met le cœur au désespoir. C'est pourquoi il fallait le récitatif. Mais, à travers les inflexions mesurées du langage, combien les touches et les contrastes d'une harmonie intense et modelée d'une main frémissante savent nous rendre présente la plus secrète agitation de ces cœurs !

Comment n'insisterais-je pas sur la merveille des merveilles : la scène d'amour du cinquième acte entre Castor et Télaïre ? Une scène d'amour traitée tout au long en récitatif, voilà qui nous change à la fois des impuissances du recitativo secco et de nos habitudes d'éloquence romantique. Rameau s'est servi de ce mode, parce que la vérité le voulait. Les deux amants ne sont réunis que pour un jour ; l'heure qui les rapproche est aussi celle qui leur commande des adieux éternels. Comment pourraient-ils se livrer aux étreintes heureuses, aux abandons, aux chants éperdus ? Leurs âmes sont partagées entre l'ivresse et l'accablement. D'autres musiciens, et parfois des grands, ayant à traiter une situation analogue, ont exprimé successivement et séparément les deux dispositions contraires, se donnant de part et d'autre libre carrière d'éloquence, mais trahissant la nature. Rameau l'observe. Il se tient dans la note vraie de cet état d'âme mixte ; il rend la double palpitation. En est-il moins émouvant ? Il ne l'est que davantage et il l'est d'une manière bien plus élevée et pénétrante. Lisez-les et relisez-les, ces quatre pages immortelles depuis ces mots : "Le ciel est donc touché des plus tendres alarmes…" jusqu'à ceux-ci :

Hélas ! je ne puis le croire ?
Quand, parjure à l'amour, ingrat, tu ne fais gloire
Que d'être fidèle au trépas

Relisez-les et vous ne vous en lasserez pas. Quel rythme ! Quelle démarche ! Quelle délicatesse ! Quelle mesure ! Que de cœur ! Et quelle musique ! Je sais, dans la musique moderne, de longs duos d'amour, couverts d'une gloire méritée, qui remplissent l'orchestre de mouvement, la salle de sons et les âmes de vertige. Combien j'aimerais mieux avoir écrit ces quatre petites pages, ce murmure mélodieux et divinement scandé de tendresse et de douleur !

C'est la manière française. Il y faut revenir… si l'on peut. Ce n'est pas commode. C'est infiniment difficile. C'est le comble de la finesse musicale et de l'exquis dans la sensibilité. Mais c'est la manière française.

Wagner s'est vu, lui aussi, aux prises avec le problème du récitatif. Car la musique de Wagner se partage elle-même en récitatifs et airs, comme l'a fait, le fait et le fera en tous les temps et sous tous les yeux la musique de théâtre, attendu que ce partage est absolument inévitable et qu'il n'est pas moins impossible d'écrire de la musique dramatique qui ne soit pas une succession de récitatifs et d'airs qu'il ne l'était pas moins à M. Jourdain de parler sans faire de la prose. Seulement, s'il ne se conçoit pas de discours dramatico-musical où ces fonctions ne soient remplies, elles peuvent l'être sous bien des formes diverses et celle que Wagner a choisie pour ses récitatifs n'est pas une des choses que je goûte le plus dans son art. Afin de les remplir de musique (but louable en lui-même) et d'éviter entre eux et les parties chantantes ces désobligeantes solutions de continuité, ces heurts qui doivent être évités, en effet, il compose le tissu de fragments qu'il emprunte aux thèmes mélodiques de l'ouvrage et qu'il développe, combine, travaille, selon les procédés du contrepoint et de la symphonie. Je ne veux pas discuter ici la valeur (très variable) des résultats que ce procédé donne. Ce qui est certain c'est que, pour des Français, il n'y a rien de plus lourd, de plus asservissant, de plus scolastique, de plus écrasant. Rien qui ne convienne moins à nos alertes tempéraments. Ce qui nous convient, c'est un récitatif qui suive naïvement la nature et qui ait l'attrait d'une spontanéité d'expression et d'une fraîcheur d'inventions continues. C'est la manière de Rameau et elle est, encore une fois, beaucoup plus difficile à attraper.

 

VII

Les airs, chez Rameau, sont de deux sortes, ou, pour mieux dire, de deux degrés. Les uns, plus courts, offrent une forme intermédiaire entre le récitatif et l'air de grande envergure. Ils font corps avec le récitatif lui-même ; ils s'insèrent dans son développement et en sont comme une phase plus soutenue. La déclamation libre cède la place au chant proprement dit, mais à un chant dont le mouvement mélodramatique est ménagé de manière à ne pas contraster à l'excès avec cette déclamation et à en sembler la suite naturelle. C'est au tact du musicien de sentir les points où le discours demande ce ton un peu plus élevé, cette diction plus rythmée. On peut citer comme exemples, dans la deuxième scène du premier acte, les deux airs : "Que le sort de vos ennemis !…" et "quelle faible victoire !" La retenue mélodique de ces phrases permet la même aisance naturelle dans le retour au récitatif.

Cette forme est nécessaire à la vérité de l'expression dans la musique de drame. Son absence y fait un vide sensible et les plus vives jouissances musicales éprouvées par ailleurs ne compensent pas le malaise que cette lacune cause à tout esprit juste. Elle a disparu de l'opéra quand en a disparu, avec les Italiens modernes et, il faut bien le dire, avec Glück (dont cette remarque ne rabaisse aucunement le génie), cette grande richesse, cette surabondance de moyens musicaux que les vieux Italiens comme Monteverde et Stradella, que Rameau, leur vrai successeur, savaient y employer. Elle a disparu quand a prévalu une doctrine qui faisait grief à Rameau d'avoir mis dans ses opéras "trop de musique". Ce trop de musique était précisément ce qui rendait possible la demi-teinte, tout comme en peinture il n'y a qu'une riche palette qui puisse nuancer et graduer les coloris. Mais ce qui permet la demi-teinte exclut-il l'application opportune des couleurs prononcées et vives ? Tant s'en faut. Comme tous les artistes vraiment grands, Rameau a les unes et les autres. Il puise au même fond sa double supériorité dans l'expression délicate et dans les vigoureuses inspirations de l'éloquence. Si quelqu'un a su mettre de l'énergie dans sa musique, c'est bien lui. Il n'a pas son pareil pour les tours concis et forts, pour les franchises primesautières et les élans foudroyants du jet mélodique. Cette hardiesse est le caractère le plus frappant de ses airs de la seconde sorte, de ses airs, au sens propre et plein du mot. Mais ce qu'il y a d'admirable, c'est que, grâce aux graduations, ces beaux coups de force surviennent eux-mêmes avec un naturel parfait.

Dans l'école à laquelle je l'oppose et qui le remplaça, l'air, le grand air ne surgit qu'avec apprêt. Les tours musicaux par lesquels on est forcé de l'introduire semblent annoncer que des choses sérieuses, de grandes choses vont être dites et qu'il vaut maintenant la peine de prêter l'oreille. Si réussi et si beau que soit l'air, cela choque, cela favorise, appelle presque les mauvaises manières de l'interprète, comme acteur et comme chanteur. Chez Rameau, du moins dans ses meilleurs endroits, rien de tel. Les grandes expressions du chant et de l'orchestre naissent de la progression même du sentiment et du dialogue avec une spontanéité telle qu'on en éprouve l'effet enlevant sans les avoir, pour ainsi dire, remarquées. On se trouve dans la haute mer de la musique sans s'être aperçu qu'on quittait le rivage. Le musicien, emporté par l'exaltation de la passion qu'il traduit, se livre avec toute sa verve et frappe avec allégresse la matière sonore, et il la frappe de préférence aux endroits les plus sensibles, à ceux qui répondent à l'appel avec le plus de netteté, de puissance et de plénitude ; je veux dire, sur ces notes tonales, sur ces accords parfaits que les musiciens trop faibles ou trop subtils n'osent aborder qu'en hésitant, en biaisant, en équivoquant, parce que le vague ou le flou général de leur discours en supporterait mal la précision souveraine et le sens tranché, mais que les grands maîtres vigoureux se sont toujours plu à faire sonner, sans petites précautions ni ambages, à coups redoublés et sur de longs espaces, conformément à la décision robuste et à la majesté d'allure de leur pensée. Nul, pas même l'auteur de la Symphonie héroïque et de la symphonie en ut mineur, n'a mis plus d'entrain que Rameau dans ce maniement familier et superbe de ce qu'on pourrait appeler les fondamentales du monde des sons. Voyez, à la scène IV, de l'acte II, la réplique de Pollux à Jupiter : "Ah ! laisse-moi percer jusques aux sombres bords", cette affirmation de résolution et d'héroïsme juvénile. Le tissu musical en consiste (on peut le dire du moins à très peu de chose près) dans une suite de six accords parfaits dont le rythme, lui-même répété six fois, suivant lequel leurs notes constitutives résonnent successivement, de la plus haute à la plus basse, suffit à faire le morceau le plus original, le plus mâle, le plus fier et le plus dru du monde. Il n'y aurait qu'à modifier un peu cette remarque pour caractériser, parmi bien d'autres, ces deux airs absolument différents et de celui-là et entre eux : le chant de passion et de vengeance de Phébé au début du Ve acte, ou, à la scène III de l'acte III, le rapide récit de la vision prophétique de Télaïre : "Son char a reculé tout à coup devant moi…" une page aussi chaudement teintée que mouvementée, qui fait penser à certains passage du Rheingold. Toujours l'accord parfait ! Décidément, c'est avec lui que la musique frappe ses coups les plus forts. Mais ce n'est pas le lieu commun qui fournit aux orateurs et poètes supérieurs leurs traits les plus saisissants ? Ce qu'il y a de paradoxal dans la dénomination du lieu commun, c'est qu'il n'est qu'à la portée des têtes exceptionnelles.

L'observation du naturel inspire d'ailleurs à Rameau des façons diverses d'amener les airs. Il arrive qu'il en souligne l'entrée par quelque tour plein de grandeur. Ainsi, pour "Tristes apprêts…", Télaïre, demeurée seule, peu enfin s'abstraire du monde extérieur pour se livrer à la méditation douloureuse de la mort de son héros. Une modulation de haute allure, l'apparition soudaine d'un large et très simple rythme, un prélude grave et pathétique marquent ce moment. Tout le monde connaît le chant sublime qui suit et devant la beauté duquel s'inclinait la passion antiramiste de Diderot et l'envie un peu dénigrante du jeune Grétry. Tout le monde ? Je le croyais. Mais voici ce que me contait récemment une de nos cantatrices célèbres. Elle eut un jour l'occasion de prier un de nos chefs d'orchestre non moins notoire de l'accompagner au piano dans "Tristes apprêts…" Quand le morceau fut fini : "C'est beau cette affaire-là, s'exclama l'excellent musicien. De qui est-ce ?" Il savait par cœur tout son Beethoven et tout son Schumann. Mais il ne savait pas de qui est "Tristes apprêts…" Ce petit fait est le signe d'une longue époque à laquelle la guerre et la victoire française auront mis fin. L'essentiel, c'est que notre homme ait senti et prononcé que c'était beau. De cette beauté, je ne donnerai d'autre commentaire que le mot d'un de mes amis, profondément sensible à la musique, qui ne connaissait rien au-dessus de "J'ai perdu mon Eurydice…". Je lui fournis l'occasion d'entendre  : "Tristes apprêt…" Il chercha l'expression exacte de son sentiment : "Cela, dit-il, est d'un ciel supérieur."

Qu'on l'entende comme l'expression d'une comparaison entre ces deux morceaux et non d'une comparaison générale entre Rameau et Glück. Nous ne donnerons pas à l'auteur de Castor le pas sur l'auteur d'Armide. Ces deux grands hommes sont des pairs. Et il ne manque pas de rencontres où le second l'emporte. A mon goût, l'air de Castor, au début de l'acte IV : "Séjour de l'éternelle paix…" est loin de valoir le chant d'Orphée saluant ce même séjour des Champs Elyséens ou celui de Renaud contemplant le les jardins d'Armide. On peut demander, en revanche, si Glück aurait pu traduire avec ce mélange de large poésie musicale et de touches fines le débat de conscience de Pollux, au commencement de l'acte II :

Nature, amour, qui partagez mon cœur,
Qui de vous sera le vainqueur ?

Après avoir parlé des récitatifs et des airs, il resterait à considérer les scènes et les actes dans leur développement. On sait de quelle importance sont dans l'art dramatique l'équilibre et la bonne conduite de ces ensembles. Dans l'art dramatique musical, ils exigent une particulière simplicité d'économie. A cet égard, Castor est une très belle réussite. Les divertissements qui s'intercalent dans le drame, loin d'en dissiper l'émotion, l'embellissent et la poétisent. Le poète s'est montré fort habile homme. Dardanus peut être cité comme le signe du défaut contraire. Le drame, très faible, et qui a plutôt pour ressort des machines que des sentiments, semble fait pour les divertissements et non pas eux pour lui. Il est à craindre que malgré de vastes parties d'une musique admirable, cet ouvrage ne fût froid à la représentation. Rameau, qui mettait ses librettistes au supplice, en les obligeant sans cesse à défaire et refaire le texte, n'exerçait, autant qu'il me semble, que sur la prosodie et le détail des paroles cette censure très redoutée. Sur la conception générale, il se montrait accommodant, en quoi on ne peut certes lui donner raison, et il a fait partiellement tort à l'avenir de son œuvre. Mais dans Hippolyte, qui, comme Castor, est de Pellegrin, et de Pellegrin guidé par Racine, il avait trouvé ainsi une pièce excellente. J'aurais pu choisir Hippolyte comme objet d'une analyse destinée à mettre en lumière la forme de l'opéra chez Rameau. Castor cependant m'apparaît comme un tout plus parfait. Je trouve dans les rôles d'Hippolyte et de Phèdre une part de froideur et de faiblesse, quelque chose de ce guindé qu'on reprochait au maître. Mais je suis beaucoup plus frappé des prodigieuses créations que contient cette œuvre, créations d'un genre dont Castor ne donne pas l'idée.

Tous ceux qui connaissent la partition pensent bien que j'en ai surtout en vue le deuxième acte, l'acte des enfers, où la puissance d'évocation fantastique se mêle à la grandeur d'un tragique réel.

Quelle soudaine horreur ton destin nous inspire !
Où cours-tu, malheureux ? Tremble et frémis d'effroi !
Tu quittes l'infernal empire
Pour trouver les enfers chez toi !

Ainsi chantent les Parques à l'adresse de Thésée et l'on croit sentir le crime de Phèdre, avec ses suites effroyables, rôder dans les détours des demeures souterraines à la suite du malheureux héros. Le tragique humain ajoute ses couleurs propres à la couleur des peintures infernales. Quand on songe à la hauteur de style et à la force de jet de la musique que cet acte présente et, pour ainsi dire, déchaîne à son début, on est confondu de voir le souffle de l'artiste non seulement se soutenir, mais s'élargir et augmenter jusqu'à la fin. On s'émerveille en observant que, des deux éléments qui s'opposent et luttent dans cette suite de scènes, d'une par l'humanité, la générosité, la bravoure, la tendresse de Thésée, d'autre part l'insensibilité éternelle des puissances de l'Erèbe et le colère vengeresse de Pluton (illacrimabilis Pluto) l'un n'a pas été traité avec moi de force que l'autre. Il se rehaussent réciproquement. Et le "trio des Parques", chantant ensemble en notes lentes la malédiction prophétique, tandis que dans l'orchestre retentissent, au milieu du sifflement des vents infernaux, les voix d'airain de la fatalité, ce trio qu'il faut connaître, si l'on veut savoir jusqu'où peut aller la puissance de la musique, ne serait pace qu'il est, s'il ne suivait pas la magnifique et touchante imploration de Thésée : "Puisque Pluton est inflexible…" Ici ce n'est plus des intervalles simples et des consonances parfaites que le musicien fait usage. Il lance à toute volée l'essaim des chromatismes, comme Pluton lancerait les diables. Mais, maniés par cette poigne, les chromatismes ont eux-mêmes la fermeté du plus dur métal. Si l'on veut trouver des choses comparables à celles-ci, il faut se porter à l'acte V, aux plaintes de Thésée découvrant son erreur et son crime involontaire : "Grands dieux ! de quels remords je me sens déchiré…" Le si beau passage "Puisqu'on met entre nous un rempart éternel…" a d'émouvantes analogies mélodiques avec les adieux de Wotan.

Nous devrions, pour être complet (complet dans le petit cadre de cette étude), caractériser les ballets de Rameau comme nous avons essayé de caractériser ses "tragédies" - car c'est là le nom significatif sous lequel se présentèrent aux contemporains Hippolyte, Castor et Dardanus. Et nous prendrions comme type le "ballet héroïque" des Indes galantes, abondant en beautés gracieuses et fraîches dont la "première entrée" particulièrement a le charme d'une fresque de Tiepolo… Mais, si attrayant qu'il fût de mettre en lumière la variété des œuvres du maître, nous craindrions de tomber dans un détail fastidieux et mieux vaut, au point où nous en sommes, résumer notre sentiment en quelques remarques générales.

 

VIII

J'ai mis l'accent sur les hautes vertus de l'expression dramatique chez Rameau, parce qu'il arrive souvent qu'on les méconnaisse et qu'on le représente lui-même comme un grand symphoniste égaré dans l'opéra. Je crois avoir montré, tout au contraire, que le même fond de richesse musicale où s'alimente son inspiration symphonique lui fournit aussi l'éloquence, la variété, et le nuancé de son expression dramatique. Si, dans la somme de son œuvre, la symphonie semble tenir une place plus considérable que la musique de drame, c'est tout d'abord que le nombre de ses ballets l'emporte sur celui de ses tragédies et c'est aussi que, dans deux de ses quatre tragédies, Dardanus et Zoroastre, les ressorts moraux de la tragédie sont trop faiblement conçus pour pouvoir lutter d'importance avec la partie figurative et féérique qui est l'occasion de la symphonie proprement dite (j'inclus dans celle-ci la musique de danse).

Rameau, symphoniste, est l'égal des plus grands. Il suffirait de feuilleter ses partitions pour connaître que ni Mozart ni Beethoven ne le dépassent dans l'invention. Il n'a pas les grands adagios contemplatifs de Beethoven ; cette note lui est étrangère. Mais Beethoven n'a pas sa fantaisie pittoresque, cette fantaisie si drue, d'une si étonnante originalité créatrice. Tous deux s'égalent par la force de l'enthousiasme. Mais, si l'enthousiasme de Beethoven soulève et organise des masses sonores beaucoup plus vastes, celui de Rameau jette des feux plus fulgurants. Autant dire que Rameau est un Français, un Français du XVIIIe siècle, et que Beethoven est d'une autre race. Si Rameau (tenez-vous bien, je vais proférer un blasphème), si Rameau eût écrit le finale de la Ixe symphonie, l'Ode à la joie, il n'en eût pas fait cette extraordinaire architecture de sons, mais il n'eût pas mis non plus cette pesanteur ; il y eût mis réellement plus de joie.

Ce n'est point d'ailleurs sur ce rapprochement qu'il faut insister et je ne le fais que pour marquer un rang, plutôt que pour ajouter quelque trait à la peinture d'un génie. Une comparaison entre Rameau et Haendel serait plus féconde. Ils sont exactement contemporains, et, si grandes que soient leurs différences, on sent chez eux la participation à un certain style commun de la musique européenne qui porte encore les marques du XVIIIe siècle. Mais je voudrais bien faire remarquer un autre rapport, plus intéressant et plus instructif.

Rameau a écrit des opéras mêlés de grandes parties symphoniques. Et les symphonies de Rameau sont motivées par les scènes de mythologie et fabuleuses, qu'elles ont pour but d'illustrer et d'animer musicalement. Or, il y a eu après lui un autre grand musicien, et un seul, dont l'œuvre offre exactement ce même aspect, et qui a fait que la musique la même sorte d'application. C'est Richard Wagner. Leurs mythologies diffèrent. Celles de Rameau sont empruntées à la fable classique, et les modèles des figures qui y paraissent, des paysages dans lesquels elles se déroulent, ont été conçus et élaborés par les peintres de Rome et de Venise, de telle sorte qu'elles s'enveloppent de tout l'éclat d'un long héritage de beauté. Les mythologies wagnériennes sont prises dans la fable germanique, dont le moins qu'on puisse dire (dans d'ailleurs en méconnaître les attraits) c'est qu'elle n'approche, en goût ni en esprit, de la fable grecque ; et les réalisations scéniques de ce merveilleux, beaucoup plus gros, sont très loin de comporter le même degré de style. Cependant, la parité des genres est suffisante pour jeter un peu de ridicule sur ces esprits qui se délectent aux images théâtrales de Wagner et y goûtent la fraîcheur de la nature, tandis qu'ils taxent d'artifice celles de Rameau et les relèguent parmi les vieilleries et les friperies de l'art. Comme si les filles du Rhin étaient une imagination plus artificielle que Diane et ses chasseresses, ou les Nornes que les Parques ; et comme si surtout les secondes n'étaient pas infiniment plus près de nous que les premières et surtout beaucoup plus riches de sens.

Mais ce qu'il convient de relever, ce sont les analogies d'esprit musical correspondant aux analogies entre les sujets de musique. Rameau et Wagner ont donné à leurs musiques de symphonie le tour de véritables créations plastiques. Je ne veux pas dire qu'ils soient des descriptifs, le mot serait faible ou plutôt l'idée inexacte. Il s'agit d'un acte de l'imagination beaucoup plus profond et plus fort que celui de décrire. Les poétiques impressions des spectacles de la nature et de la fantaisie inspirent à ces maîtres des formes musicales, d'autant de hardiesse dans le rythme que de simplicité dans la mélodie, d'un étonnant relief et qu'on appellerait volontiers des synthèses par la musique. "La musique de Rameau, écrit fort bien M. Lionel de La Laurencie, cherche sa fin en dehors d'elle-même. Elle s'efforce de peindre, d'exprimer. Elle a une fonction extra-musicale ; elle vise sans doute à traduire des sentiments humains, mais aussi et surtout à transposer des spectacles, des visions, à en caractériser les apparences et la signification profonde. C'est par là que Rameau est un grand, magnifique musicien. Ses thèmes s'offrent à nous avec une netteté et une fermeté de contour étonnantes. Ils ont une précision merveilleuse et quelque chose de définitif. Leur clarté tonale est parfaite et leur caractère nettement indiqué." Ces traits s'appliqueraient, à une importante nuance près, aux plus fameux thèmes symphoniques de la Tétralogie. La nuance, c'est que ceux-ci ont, dans leur splendeur, une lourdeur qui d'ailleurs leur sied. Nous préférons la matière légère de Rameau. Elle n'est pas de moins bonne trempe.

La comparaison se borne d'ailleurs à ces figures sonores. Les modes selon lesquels les deux maîtres les développent diffèrent autan que possible. Et l'on sait assez quelle immense distance existe entre eux, pour ce qui tient au côté dramatique et à l'expression de l'humain : la même qui s'aperçoit entre les héros de la plus noble origine poétique et littéraire, qui remplissent le théâtre de Rameau et les figures colossales, mais à peine vivante, demi-hommes et demi-éléments, qui forment le personnel des drames wagnériens.

Une œuvre comme celle de Rameau n'appartient pas seulement à l'histoire de la musique. Elle a sa place dans l'histoire du goût général, dans l'histoire de la civilisation. Considéré à ce point de vue, l'auteur de Castor nous apparaît comme une des figures d'artistes les plus importantes que la France ait produites. Une harmonieuse dualité de nature, ou, pour mieux dire, de formation, réunit en sa personnalité les traits de deux grandes époques : le XVIIe et le XVIIIe siècle. Du XVIIe, il tient le ton de fierté, de grandeur, de noblesse, la vigueur et l'ampleur oratoire qui sont la marque la plus frappante de son style ; il tient son souci dominant de la clarté, de la précision, de l'arrêté, de l'ordre symétrique dans les formes ; il tient la doctrine qui exige une sorte d'exactitude et de perfection mathématique dans la réalisation de la beauté ; il tient enfin la dignité du ton tragique qu'il prend sans effort là où il faut. Tous ces traits l'apparentent plus à Bossuet, Descartes, Racine qu'à Voltaire. Mais ce qu'il offre de particulier, c'est d'avoir su, dans cette langue qui a la grandeur d'un autre siècle, si supérieur sous le rapport de l'art, exprimer son siècle. Il a fait passer dans sa musique la sensibilité et l'imagination de ses contemporains. Leurs rêves ont trouvé en lui un interprète : rêves de vie selon la nature, d'innocence pastorale, de charme dans la volupté, de grâce et de légèreté dans la passion, de bonheur, par la délicatesse et le rayonnement du plaisir.

Cet idéal moral et poétique se reflète dans ses ouvrages avec autant de douceur et d'éclat que dans les peintures de Watteau et de Fragonard. Est-ce à dire qu'il en ait été personnellement séduit, intimement touché, qu'il ait été l'homme des sentiments et des désirs qu'il revêtait d'une expression si belle, qu'il s'y soit livré, qu'il en ait partagé l'ivresse ? Il y a ici une nuance, une distinction à poser. Par le caractère, comme par la tête, Rameau est un homme d'un autre temps. C'est un bourgeois de la vieille école, positif et sévère, d'éducation cartésienne, le moins enclin du monde aux chimères sentimentales et aux illusions idylliques. Il n'y a dans cette âme haute et ferme aucun coin pour la bergerie. Mais c'est un très grand artiste, au coup d'œil subtil, habile à pénétrer le sens de ce qui l'entoure, à en saisir passionnément l'attrait et la grâce, à le transformer en riche substance pour son art, à en jouir mieux que par le cœur, par la pensée. On le comparerait à quelqu'un de ces grands peintres, comme la France en a eu, qui, arrivés à Paris de leur village et y ayant conservé (non sans quelque malice) au milieu de la gloire, leur grosse allure de paysan et leurs broussailles rustiques, n'ont pas eu leur pareil pour rendre sur la toile la poésie des suprêmes élégances féminines. Tel Rameau à l'égard de l'idyllisme du XVIIIe siècle. C'est une barbare erreur (et la barbarie en vient d'Allemagne) que l'erreur de certaine école contemporaine qui veut qu'un artiste s'identifie aux états d'âme qu'il traduit, qu'il éprouve en lui-même, qu'il les "vive" en quelque sorte. Il faut au contraire qu'il les domine, qu'il les voie de haut, seul moyen de les pénétrer profondément et d'en dégager ce qu'ils renferment d'humanité générale. Rameau me paraît avoir participé à la sensibilité de son siècle de cette façon supérieure, avec cette indépendance et cette sérénité. C'est par là qu'il a été un grand poète. Ce grand poète que, selon une opinion communément admise, et d'ailleurs vraie, le XVIIIe siècle n'a pu trouver dans les lettres, la musique le lui a donné.

Et Rameau s'est emparé de cette haute place, parce qu'il gardait, au milieu de ce siècle charmant, le trempe d'un siècle fort.

 

IX

J'en viens aux ennemis de Rameau, à la guerre que lui firent Rousseau, Diderot, Grimm, le parti encyclopédique (Rousseau se brouillera plus tard avec les encyclopédistes ; mais c'est maintenant entre eux et lui une chaude amitié).

Cette guerre n'était pas la première que Rameau eût à soutenir. A l'époque de ses débuts au théâtre, il s'est vu fort attaqué par les lullistes. Mais leur hostilité n'était pas dangereuse, et elle ne pouvait avoir qu'un temps. C'est exactement l'hostilité des partisans du vieux Corneille contre le jeune Racine.

Tout grand artiste a commencé par se heurter à ces résistances d'un public que surprend la nouveauté de son langage. Rameau devait d'autant plus sûrement en triompher que, bien loin de vouloir détrôner le Florentin, il le proclamait à bon droit son maître et son guide. Son art, comparé à celui de Lulli, n'avait rien de révolutionnaire. Il continuait celui de Lulli. C'était l'art de Lulli, avec un très grand progrès en richesse musicale, en variété, en souplesse, en coloris. C'était la tragédie musicale de Lulli, reprise par un artiste qui, à un génie poétique au moins aussi beau et à un sens expressif aussi élevé, joignait l'avantage d'être un plus grand musicien et beaucoup plus fertile en ressources. Cette abondance d'invention, tout ce magnifique jeu de musique auquel on était pas accoutumé, étourdirent et éblouirent tout d'abord l'oreille des habitués du théâtre. Mais bientôt il s'y reconnurent et Rameau eut ses enthousiastes.

Les attaques dont j'ai à parler furent beaucoup moins honnêtes. La passion personnelle, l'esprit de coterie et d'intrigue y eurent beaucoup plus de part que la conviction loyale et désintéressée. Il est à peu près impossible d'accuser Jean-Jacques dans son pamphlet contre Rameau ; car, pour être de mauvaise foi et, d'une tête comme celle de Jean-Jacques, on est également fondé à dire qu'elle l'était toujours et qu'elle ne l'était jamais. Du moins, quand on examine sans prévention la substance des griefs élevés par lui contre la doctrine de Rameau, est-on bien forcé d'en reconnaître la qualité purement artificieuse et factice. Devant des arbitres de sang-froid, sur qui le battage des paroles et le jeu des diversions eussent été sans effet, Jean-Jacques, pressé d'exposer les raisons objectives qui le poussaient à discréditer ainsi le musicien, aurait fait piteuse figure.

Nous indiquerons les motifs qui entraînèrent à sa suite Diderot, Grimm et même d'Alembert. Mais il faut s'attacher avant tout au rôle de Rousseau, meneur mené (mené par les sombres ressentiments de son amour-propre, par ses idées de persécution, ses lubies) de cette tracasserie à grand orchestre qui fit du bruit comme une affaire d'Etat.

Jean-Jacques avait commencé par manifester à l'égard de Rameau une admiration dont les témoignages sont multiples. Il reconnaissait son génie de théoricien, il saluait en lui le propre créateur de la synthèse et de la classification de l'harmonie. Il ne goûtait pas moins ses opéras, dont il louait la puissance d'expression pathétique, la richesse d'harmonisation et de couleur. Ces éloges, spécialement rapporté à Dardanus, aux Indes galantes et à Hippolyte, figurent dans un parallèle entre la musique française et la musique italienne qui n'a pas été publié, mais dont M. Tiersot, l'ayant étudié dans le manuscrit, nous donne l'analyse. La musique italienne y est mise très au-dessous de la française. Rousseau lui accorde le prestige "des beaux sons" et des brillants artifices mélodiques, tels que fredons, ritournelles, passages et vocalises ; mais, pour le sentiment, il la trouve "glacée" et il dit qu'il n'est que la musique des Français qui sache parler au cœur. Ce qu'il y a d'amusant, c'est que la plus grande attaque contre Rameau, postérieure de deux ou trois années à ce petit écrit, va se présenter elle-même sous la forme d'une comparaison entre les deux musiques et qu'il n'y a guère qu'à interchanger les caractères que Jean-Jacques leur a précédemment attribués à l'une et à l'autre pour connaître la teneur de ses appréciations nouvelles. Cependant la musique française est plus maltraitée que ne l'était l'italienne. C'est elle maintenant qui est glacée et rebutante de fadeur, et elle n'a même pas les "beaux sons".

Il faut convenir que Rameau avait fait ce qui dépendait de lui pour attirer la tempête. Rousseau, lui ayant respectueusement demandé d'examiner la partition des Muses galantes (sa première œuvre musicale) le maître se déroba parce que la lecture des partitions le fatiguait. Mais il consentit à entendre quelques morceaux de cet opéra-comique exécutés chez M. La Popelinière. L'expérience tourna fort mal et nous pouvons d'autant moins douter que les récits que les deux intéressés ont fait de la scène concordent jusque dans le détail. Rameau s'écria que certains de ces morceaux "étaient d'un homme consommé dans son art et les autres d'un ignorant qui ne savait même pas la musique (Les Confessions, livre VII) et il conclut sans plus de ménagements que ce qui était bon avait été pillé.

Évidemment, il eut tort de n'être pas poli, surtout envers un homme maladivement irritable. Mais la question qui intéresse la postérité est de savoir s'il avait raison dans son jugement. Nous ne pouvons nous reporter au texte des Muses galantes dont la partition ne nous est point parvenue. Mais nous avons les dires de Jean-Jacques qui nous fournissent toutes les lumières désirables. "Il est bien vrai, écrit-il, que mon travail, inégal et sans règle, était tantôt sublime et tantôt très plat, comme doit être celui de quiconque ne s'élève que par quelques élans de génie et que la science ne soutient point." Il est vrai ?.. Non, ce n'est pas vrai, tel du moins que Rousseau l'énonce ; ce ne peut pas être vrai. Il est aussi impossible d'écrire "sans science" des fragments de musique "sublime" qu'il est impossible de faire des trouvailles de haute mathématique si l'on n'a pas la maîtrise des éléments. L'intention ne fait pas le pouvoir et le pouvoir ne vient que d'études suffisantes. Avec les beaux dons naturels, sans études, ce qu'on écrira de plus intéressant sera à moitié manqué, caractère qui ne saurait aller avec le sublime. Au surplus, la distinction que Rameau faisait n'était-elle pas celle de "sublime" et de "plat", mais celle de morceaux très bien faits et de morceaux informes. C'est tout autre chose. Et là-dessus nous n'avons encore qu'à écouter les Confessions… "Il restait seulement quelques accompagnements et remplissages à faire. Ce travail de manœuvre m'ennuyait fort. Je proposai à Philidor de s'en charger, en lui donnant part au bénéfice. Il vint deux fois, et fit quelques remplissages dans l'acte d'Ovide ; mais il ne put se captiver à ce travail assidu pour un profit éloigné et même incertain. Il ne revint plus et j'achevai ma besogne moi-même". Je pense que pour quiconque sait lire, la chose est assez claire. Mais pour des musiciens la clarté est aveuglante. Les morceaux que Rameau avait trouvés bons étaient ceux qu'avait retapés Philidor, un des meilleurs musiciens de son siècle.

Rameau était d'ailleurs allé un peu loin. Tel qu'on le connaît, on comprend que la personnalité de Jean-Jacques ait dû l'agacer. Mais, s'il y eût mis un peu plus d'attention et de bienveillance, il ne l'aurait pas écrasé sous cette accusation sommaire de pillage.

Il aurait reconnu que, même dans le travail de Philidor, Jean-Jacques avait sa part. Nous n'avons plus, disais-je, les Muses galantes. Mais nous avons le Devin du village, qui a dû être composé de la même façon. Or, sans m'engager dans le détail (que je n'ignore pas) de nombreuses controverses auxquelles la question de l'authenticité du Devin a donné lieu et des solutions qu'elle a reçues, j'ose donner, comme une conclusion certaine, que tel ou tel musicien de profession avait dû mettre la main à cet ouvrage pour le rendre exécutable, mais que les mélodies les plus heureuses et les plus caractéristiques y sont de Jean-Jacques. La nature ne lui avait pas refusé un certain don d'invention mélodique. Il savait trouver de jolis airs d'un tour sentimental, naïf et rustique. Mais il était sûrement incapable de mettre ses idées en œuvre dans une composition de quelque étendue. Il n'avait pas d'éducation musicale. Il n'avait jamais travaillé. La lecture du Traité de Rameau qu'il avait faite avec assez de soin pour le résumer approximativement en quelques articles de l'Encyclopédie n'avait pu suppléer au manque d'apprentissage pratique. Et, faute de cet apprentissage, non seulement il ne savait pas composer, mais la notion même de la composition musicale lui était restée étrangère. Il n'avait là-dessus que les idées les plus superficielles, les plus chétives, et même les plus fausses. Les termes dans lesquels il parle de la collaboration de Philidor suffiraient à nous le prouver. Parler des "accompagnements" comme d'un "travail de manœuvre" est un scandale, une grosse hérésie. Avec son don de mélodiste, non seulement Jean-Jacques n'était pas un musicien ; mais il n'était même pas un vrai connaisseur, un sérieux expert en cet art. Cela ne va pas l'empêcher d'en traiter fort doctoralement en sa Lettre sur la musique française et d'y émettre sur un ton de décision retentissante et d'autorité oraculaire les décrets de son incompétence.

L'exécution chez la Popelinière - exécution dans les deux sens du mot - avait eu lieu en 1744. Et la grande attaque contre Rameau s'est produite en 1752. L'éloignement relatif de ces dates pourrait faire croire que le ressentiment gardé n'y a été pour rien. Et ce qui confirmerait cette opinion, c'est que l'écrit inédit où Rameau est loué, date de l'année 1750. Mais un peu de "psychologie" dissipera peut-être ces apparences. Il arrive qu'un sentiment de rancune couve et s'accumule longtemps au dedans avant de se manifester au dehors ; il arrive qu'au dedans même, l'âme en qui ce sentiment a été semé attende, pour le laisser croître et s'y livrer franchement, que les moyens lui soient donnés de le satisfaire ; le ressort de la passion, jusque-là modérée et adoucie par l'impuissance, se déclenche soudain et aux flottantes velléités de vengeance fait place une volonté résolue. Cette interprétation morale, appliquée à Jean-Jacques, affligera les personnes pour lesquelles il est un saint et je ne la donne pas comme évidente. Du moins est-il impossible d'en méconnaître la concordance avec les faits. En 1744, Jean-Jacques est un personnage obscur et Rameau le prince de la musique française. En 1752, Rousseau est un écrivain célèbre, soutenu par des amis, par un parti et, d'autre part, il s'est produit un événement artistique qui semble avoir retiré au grand musicien la faveur d'une notable partie du public. Voilà le moment que Jean-Jacques saisit pour l'attaquer. L'événement c'est la fameuse "guerre des bouffons".

 

X

Les représentations données par la troupe des bouffons italiens à l'opéra dans l'hiver de 1752, obtinrent un prodigieux succès. Parmi les douze ouvrages qu'ils produisirent et dont la plupart sont aujourd'hui ou totalement oubliés ou perdus, il y avait au moins un chef d'œuvre, la Serva Padrona de Pergolèse qui, déjà joué à Paris en 1746, n'y avait réussi qu'à moitié. Cet engouement mit à la mode le parallèle des deux musiques ou plutôt l'y remit : car depuis un demi-siècle, la verve des amateurs s'était plus d'une fois exercée sur ce sujet qu'on trouvera traité notamment dans les Lettres du président de Brosses. Jean-Jacques suivit le courant et fit aussi la comparaison des Français et des Italiens. Seulement il les compara comme on compare le mal au bien, la mort à la vie, l'enfer au ciel.

"Je crois avoir fait voir qu'il n'y a ni mesure ni mélodie dans la musique française, parce que la langue n'en est pas susceptible, que le chant français n'est qu'un aboiement continuel, insupportable à toute oreille non prévenue ; que l'harmonie en est brute, sans expression, sentant uniquement son remplissage d'écolier ; que les airs français ne sont point des airs, que le récitatif français n'est point un récitatif. D'où je conclu que les Français n'ont point de musique et n'en peuvent avoir, ou que, si jamais ils en ont une, ce sera tant pis pour eux."

C'est pour cette conclusion, pour ce "pétard" que tout le morceau, la célèbre Lettre sur la musique française, avait été écrit. Et l'objet que Rousseau y caricaturait sous le nom de musique française était exactement la musique des opéras de Rameau.

Il faudrait une grande naïveté pour s'attacher au détail des arguments sur lesquels Rousseau se piquait d'établir sa doctrine de furieux - ainsi, l'espèce de déduction, extraordinaire de subtilité et d'apriorisme, par lequel il prouve que la musique des Français ne peut avoir de mesure, ou encore sa théorie sur les accords incomplets et le remplissage harmonique qui ferait rire un écolier et à quoi Rameau se refusait à répondre autrement que par un haussement d'épaules.

Plus digne d'attention est sa comparaison entre les langues, au point de vue de leurs sonorités respectives. Il énonce avec évidente raison que l'italienne se prête beaucoup mieux au chant. Faut-il tirer de là que la française y soit rebelle et le rende nécessairement sourd et dur ? Mettons les choses au pire et admettons que l'allemand soit au français, sous le rapport de l'harmonie naturelle, ce que le français est à l'italien. Les lieds de Schubert et de Schumann, chantés en allemand, ont beaucoup de charme, et il est désagréable de les entendre dans une autre langue, quand on en a reçu la première impression dans l'original. C'est qu'une musique étroitement enlacée aux paroles par le double lien de la justesse du sentiment et de l'exactitude prosodique (à des paroles d'ailleurs bien choisies) leur communique toute la sonorité désirable. Quelque chose peut-il sonner plus grandement que Tristes apprêts ?

Rousseau n'a garde de mettre en opposition la musique française et la musique italienne en général. Si peu qu'il en sache, il en sait assez pour n'ignorer point que les raisons pour lesquelles il rebute Rameau tomberaient également sur les Italiens d'une époque passée, mais toute récente encore, sur Monteverde, Stradella, Carissimi et d'autres, pour ne rien dire de Lulli, dont il fait un Français. La formation et la conception musicale de Rameau l'apparente à ces grands maîtres et, si son art est profondément français, s'il l'est comme du Descartes et comme du Racine, ce caractère national s'y allie à des traces non moins profondes d'influences italiennes du XVIIe siècle. La musique de Rameau et cette ancienne musique de l'Italie sont plutôt deux provinces du même royaume que deux royaumes indépendants. Aussi Rousseau les enveloppe-t-il dans la même condamnation, et voici quelques-unes des formules de l'horreur qu'elles lui inspirent en cette saison : "ridicule emphase de science harmonique, pédantesque prétention de doctrine… musique méthodique, mais sans génie, sans invention et sans goût."

"Tout cela n'aboutissant qu'à faire du bruit, ainsi que la plupart de nos chœurs si admirés, est également indigne d'occuper la plume d'un homme de talent et l'attention d'un homme de goût. A l'égard des contre-fugues, double fugues, fugues renversées, basses contraintes et autres sottises difficiles que l'oreille ne peut souffrir et que la raison ne peut justifier, ce sont évidemment des restes de barbarie et de mauvais goût, qui ne subsistent, comme les portails de nos églises gothiques, que pour le honte de ceux qui ont eu la patience de le faire."

Mais les Français ne supporteront plus cela, parce qu'en l'an de grâce 1752 les "bouffons" sont venus "leur déboucher les oreilles". Il avait fallu que les oreilles italiennes commençassent par se déboucher elles-mêmes. La thèse formelle de Rousseau est que cela est arrivé du jour où la France a perdu toute influence sur les musiciens italiens. C'est l'élément français qui gâtait les dons naturels de l'Italie, parce que tout ce qui en musique est antimusical est français. Ce sont deux termes équivalents.

Je me suis trop longuement expliqué sur Rameau pour avoir à le défendre contre cette tentative de travestissement. Le reproche de traiter la musique comme un exercice de scolastique et de pédantisme tombent souvent sur des gens qui le méritent et c'est peut-être le plus fâcheux qu'on puisse encourir. Mais, souvent aussi, il est l'alibi sous lequel se cache et se venge un goût trop médiocre, trop lourd, trop peu sensible pour saisir le sens d'une musique riche et délicatement expressive. Il crie alors au pédantisme, il crie à l'abus de science, à la fugue ! On est, malgré tout, étonné de voir Jean-Jacques se faire le porte-parole de cette insuffisance de compréhension, de cette demi-inertie de sentiment et de bouleverser toutes les notions de l'art, à seule fin d'ériger une telle disposition en véritable juge et souveraine arbitre de la bonne musique. Est-il sincère ? Le temps est tout proche où il admirait les Indes galantes de "contenir plus d'harmonie que tous les opéras italiens mis ensemble". Voici cette harmonie devenue "l'emphase de science harmonique". Mais ne nous embarquons pas dans la question de la sincérité de Jean-Jacques ! Le fait est que, son comportement et sa manie aidant, ce qui le charme, dans la musique des bouffons, c'est, à côté des incontestables finesses de certains de ses échantillons, son côté de décadence. Car il y a une décadence de la musique italienne qui commence alors, décadence qui durera fort longtemps, qui sera brillante, qui aura ses chefs-d'œuvre et ses génies, mais qui finalement conduira la musique de l'Italie à l'état de perdition où nous la voyons présentement. En quoi consiste cette décadence ? Dans l'appauvrissement de l'écriture et du style musical, dans la libération de la mélodie qui ne se liera plus aux nuances de la vérité et de l'expression et n'aura plus souci que des voluptés du bel-canto… Voilà ce que Rousseau oppose à Rameau et je crois que si, au début, son ressentiment a contribué à former sa conviction, cette conviction n'a pas tardé à devenir sincère. La sensibilité languissante et paresseuse de Jean-Jacques devait, tout compte fait, se plaire davantage à ce mode d'expression à la fois violent et relâché. Il a cru y trouver "la nature". Et le compère Diderot n'a pas eu de peine à se ranger à son avis.

Malgré son inconsistance foncière, le manifeste de Jean-Jacques a eu des suites très fâcheuse. La violence de la passion jointe à la puissance de la déclamation compensent souvent en ce monde le creux des idées. Cette invective enflammée et barbare d'un grand écrivain contre la musique française troubla les esprits. Trop de gens en Europe ne demandaient qu'à rabaisser ce qui était français. Ceux-là firent fête à Jean-Jacques. Ils saluèrent un libérateur. Le pis est qu'un doute destructeur sur l'aptitude des Français à la musique pénétra dans l'esprit des Français eux-mêmes et contribua grandement à les jeter dans des excès d'imitation, à dévoyer les musiciens de notre pays, à affaiblir dans notre musique la sève et le goût du terroir. La musique est une langue internationale, soumise partout aux règles de la même syntaxe, et, par conséquent, s'il y a un domaine où chaque pays puisse recevoir avec profit des leçons des autres et s'en enrichir, c'est bien celui-là. Mais cette acceptation d'influence ne saurait aller jusqu'à l'absorption de la personnalité, surtout quand celle-ci est aussi magnifique et aussi précieuse que l'était la personnalité musicale de la France. Nul n'a autant contribué que Jean-Jacques à faire perdre à nos artistes le sens de cette mesure. Si nous nous sommes livrés, non sans grand dommage pour notre vigueur créatrice, à l'invasion effrénée de l'italianisme, puis du germanisme musical, il a été le grand fauteur et le prophète de cet abandon. La plus fausse des idées, l'idée que la nature a refusé aux Français le don de s'exprimer en musique, vient du citoyen de Genève. Qu'on réfléchisse un instant à la portée de cette idée. Elle est moins injurieuse pour les Français que pour la musique. Elle suppose, en effet, que les qualités universelles de raison, de goût et de sentiment portées par les Français dans les lettres et les autres arts, ne peuvent trouver leur emploi en musique, ne peuvent trouver leur emploi en musique, qu'il y a quelque incompatibilité de nature entre ces qualités supérieures et la musique. Ce serait là pour la musique une grave infériorité. Rassurons-nous : lui attribuer cette infériorité, comme le faisait implicitement Jean-Jacques, est calomnieux.

Par une conséquence qui n'a rien de contradictoire, Jean-Jacques, en même temps qu'il déniait aux Français la faculté de l'expression musicale, exaltait à l'excès l'esprit de nationalisme musical dans les autres nations. Il parlait de la musique italienne comme d'une plante indépendante qui avait tout à gagner, pour sa croissance et sa beauté, à se tenir absolument à l'abri des souffles du dehors et qui devait, sous peine de gâter ses fruits, fournir seule à sa propre nourriture, à son propre développement. Mais si cela est vrai de la musique italienne, il faudrait en bonne logique, en dire autant de la musique allemande, de la musique russe et de la musique de chaque nation. Et ainsi sera détruit cet esprit commun, ce grand style commun de l'ancienne musique européenne dont relèvent Mozart et Beethoven et dont la dissolution aura lieu au commencement du XIXe siècle. Jean-Jacques aura été l'actif ouvrier de cette ruine. Et il est, dis-je, bien significatif que les mêmes coups meurtriers qu'il dirigeait contre l'art national de la France atteignissent la belle unité qui s'était réalisée dans la musique de l'Europe. Mais, est-ce là le seul domaine où tout ce qui se fait contre la France se fait contre l'Europe ?

Rousseau, au moment de cette querelle, était engagé dans le groupe encyclopédique, sinon par le fond de ses idées, du moins par ses amitiés personnelles et surtout par la présence de son nom au milieu des collaborateurs de l'œuvre. L'esprit de parti (ce fléau des lettres) était fort et très intransigeant dans ce groupe, obligé de défendre son entreprise et son existence même contre de puissantes inimitiés. Un pour tous, tous pour un : c'est parfait, quand aucun ne dit ou ne fait de folies.

Mais avec Rousseau dans la bande, il eût été vain d'espérer cette sobriété. Diderot, qui lui-même avait très justement jugé Rameau dans un passage des Bijoux indiscrets (1748) où il le met en parallèle avec Lulli, fit chorus avec Jean-Jacques et il y mit son emballement coutumier. Il est vrai que l'écrit d'où j'extrais l'appréciation suivante est posthume : c'est le célèbre Neveu de Rameau, ce fatras, si admiré en Allemagne, dont les dix premières lignes sont étourdissantes et dont le reste accable. Mais il nous livre le ton et le sens des propos que l'infatigable parleur dut colporter dans Paris, lorsque la guerre fut déclarée au musicien :

"C'est Rameau (le neveu) élève du célèbre Rameau, qui nous a délivrés du plain-chant que nous psalmodions depuis plus de cent ans, qui a tant écrit de visions inintelligibles et de vérités apocalyptiques sur la théorie de la musique, où ni lui ni personne n'entendit jamais rien, et de qui nous avons un certain nombre d'opéras où il y a de l'harmonie des bouts de chant, des idées décousues, du fracas, des vols, des triomphes, des lances, des murmures, des victoires à perte d'haleine, des airs de danse qui dureront éternellement et qui, après avoir enterré le Florentin, sera enterré par les virtuoses italiens, ce qu'il pressentait et le rendait sombre, triste, hargneux, car personne n'a autant d'humeur, pas même une jolie femme qui se lève avec un bouton sur le nez, qu'un auteur menacé de survivre à sa réputation, témoin Marivaux et Crébillon le fils."

C'est ce qu'on peut appeler de la blague bien filée.

D'Alembert intervint dans une seconde phase de la lutte. Rameau, pour ne pas demeurer en reste avec Rousseau avait publié une forte brochure contre les Erreurs sur la musique dans l'Encyclopédie (les articles sur la musique étaient de Rousseau). C'était porter la main sur l'arche sainte. D'Alembert fit une réponse, Rameau répliqua et s'enferra. Vieillissant, irrité par cette campagne, il n'était plus tout à fait maître de ses idées. Il mêla imprudemment de la métaphysique à sa musique. Il dit que la musique était le fondement de la géométrie et la mère de toutes les sciences. D'Alembert releva un peu durement ces bizarreries d'un vieil entêté.

 

XI

La revanche, la résurrection de Rameau, enseveli pendant toute la durée du XIXe siècle sous les flots des deux invasions successives de l'italianisme et du germanisme musical, a commencé il y a une vingtaine d'années. Il faut en faire honneur aux initiatives de Charles Bordes et de M. Vincent d'Indy qui ont fait exécuter aux concerts de la Schola de nombreux et vastes fragments de l'œuvre du maître. Il en faut faire honneur à M. Saint-Saëns, qui a pris sous sa direction l'édition complète donnée par l'éditeur Durand et a eu pour collaborateurs dans cette tâche des musiciens choisis parmi les meilleurs de la France : Vincent d'Indy, Paul Dukas, Claude Debussy, Alexandre Guilmant, Georges Marty, Auguste Chapuy, Reynaldo Hahn, Henri Büsser. L'éclat et la variété de signification de ces noms prouve quelle puissance de ralliement, quelle vertu de drapeau s'attache encore au nom de l'auteur d'Hippolyte, dont la cause est la cause du classicisme français. Il ne s'agit nullement, en glorifiant Rameau, de pousser les musiciens des nouvelles générations à faire de l'archaïsme par une imitation directe de sa forme. Rien ne serait moins raisonnable. Il s'agit de les ramener à la grandeur, à la noblesse et à la simplicité du goût, d'élever leur sens de l'art, de les aider à se replacer franchement, pleinement dans la voie du grand naturel français.

Mais l'existence d'une belle édition est peu de chose, si elle n'a pas pour suite la conquête du goût du public, c'est-à-dire l'installation régulière de Rameau dans les répertoires de nos concerts et de nos théâtres. Il faut commencer par le concert. Les conditions actuelles du théâtre ne permettent guère de représenter les opéras de Rameau en y respectant les caractères qui en font la force et la beauté.

Ce qui est, au contraire, immédiatement possible et infiniment désirable, c'est que Rameau prenne un grande place dans nos concerts du dimanche, chez Lamoureux, chez Colonne, au Conservatoire. Il faut faire pour Rameau ce qu'on faisait pour Wagner il y a vingt ou trente ans, donner des fragments étendus, de longues suites. A supposer que le public amateur dût être pendant quelques semaines ou quelques mois par un style éloigné de ses habitudes présentes, il n'y aurait qu'à insister et persévérer. On l'a fait en faveur de l'Allemand Wagner. On peu le faire en faveur du français Rameau (Il est clair qu'il y aurait, en raison de la dimension des salles actuelles et de la masse orchestrale nécessaire des compléments à apporter dans l'orchestration, tout en respectant le caractère du maître. Mais nous ne manquons pas aujourd'hui d'habiles gens pour cette sorte de travail si délicat.)

A vrai dire, je ne crains pas cette nécessité d'un temps de résistances, d'épreuves et d'initiation. Ma conviction est, au contraire, que de prompts et magnifiques succès sont promis à la Société musicale qui s'engagera dans ce chemin royal. Aujourd'hui n'est pas hier et le sera moins demain encore. Mais, pour obtenir ces belles victoires, la qualité supérieure des exécutants, la précision et la discipline de l'exécution seront de peu, si une âme ardente ne pénètre et ne soulève de son souffle l'ensemble sonore - l'âme d'un chef qui n'aura pas été tellement alourdi par vingt ans de services dans la musique allemande qu'il ne puisse s'embraser d'enthousiasme pour cette musique si légère et si vive en sa splendeur. Cette condition réalisée, le public ayant entendu un ou deux actes de Castor ou de Dardanus, le deuxième ou le cinquième acte d'Hippolyte, la première entrée des Indes galantes, ou tant d'autres pièces prises dans ce vaste trésor d'airs, de danses, de pages descriptives, n'applaudira pas seulement : il se lèvera.

Je suis sans crainte. Nos chefs d'orchestre ne demandent qu'à être poussés en ce sens. Il est vrai que, sauf au Conservatoire ou la maison fournit des chœurs, ils devront ajouter à leur budget les frais d'une masse chorale. Ce qui les y encouragera, c'est que des institutions de concerts, sans chœurs, sont forcément favorables à l'Allemagne et défavorables à la France, attendu que (Wagner excepté) les grandes œuvres de la musique allemande sont symphoniques, au lieu que les grandes œuvres de la musique françaises comprennent pour la plupart, l'élément vocal, l'élément humain.

"Rameau, comme symphoniste d'opéra, écrivait mon contemporain Chabanon, n'eut jamais de modèle ni de rival, et nous ne craignons pas d'affirmer hautement qu'après toutes les révolution que l'art pourra subir, lorsqu'il sera porté à sa plus haute perfection par quelque peuple que ce soit, alors même ce sera beaucoup faire que d'égaler notre artiste dans cette partie et de mériter d'être placé à côté de lui" - "Ce magnifique éloge, ajoute M. Laloy à qui j'emprunte la citation, paraît mérité ; du moins rien aujourd'hui encore n'y contredit. Les airs de danses et les morceaux descriptifs [j'ajoute de nombreuses pages dramatiques si étroitement enlacées aux morceaux descriptifs qu'elles ne font vraiment avec eux qu'un seul tissu] brillent d'une splendeur inaltérée. Le temps qui a fait tort à tant de gloires semble avoir ajouté à sa beauté, y effaçant ce que les contemporains y voyaient de hardi, la rendant plus claire, plus harmonieuse. De toutes ces compositions, rien n'a vieilli, alors que Beethoven, Schubert, Berlioz, Liszt, Wagner et César Franck nous montrent tant de pages ou de phrases surannées."

J'abonde dans le sens de l'éminent critique, sans pouvoir d'ailleurs admettre l'explication de ces destins différents : "Rien, dit-il, ne perd aussitôt sa fraîcheur qu'une effusion lyrique, fût-elle la plus touchante du monde, parce que rien ne change plus rapidement que nos manières de vivre. C'est en s'abstenant de paraître en son œuvre que Rameau lui a assuré les plus grandes chances d'immortalité." Il semblerait résulter de cette théorie, inspirée par certaines formules esthétiques de Flaubert, que Rameau s'est assuré l'immortalité parce qu'il est froid d'inspiration et qu'il a exprimé le néant. Qu'exprimer, en effet, dans les arts et surtout en musique, si l'on n'exprime pas le cœur humain ? Et comment connaître le cœur humain, sinon d'après soi-même ? Il vaudrait mieux dire, je crois, que Rameau a exprimé les mêmes sentiments que tous les musiciens et tous les poètes, mais qu'il les a exprimé dans ce qu'ils ont de permanent et de général et que c'est cette généralité du fond qui rend seule possible la perfection d'une forme capable de défier les années.

 

Parties

I

II

III

IV

V

VI

VII

VIII

IX

X

XI