La Pouplinière

Alexandre Joseph le Riche de la Pouplinière de Cheveigné,
peint par Van Loo (aussi attribué à Soldi) - ,
(150X120cm), 1739.
(Le médaillon accroché à la colonne représente probablement Thérèse des Hayes.)




 

 



 




"to hide art by very art"
"cacher l'art par l'art même"

 


 

 

 

 

Portrait de La Pouplinière, Gravure de J.J. Bachelou d'après Louis Vigée.
(Le portrait, apparemment perdu, date des années 1750).

La Popelinière, séparé de sa femme, ne songea plus qu'à vivre en homme libre et opulent. Sa maison de Passy redevint le séjour le plus charmant, mais le plus dangereux pour moi. Il avait à ses gages le meilleur concert de musique qui fût connu dans ce temps-là. Les joueurs d'instruments jouaient chez lui et préparaient ensemble le matin, avec un accord merveilleux, les symphonies qu'ils devaient exécuter le soir. Les premiers talents des théâtres, et singulièrement les chanteuses et les danseuses de l'Opéra, venaient embellir ses soupers. A ces soupers, après que de brillantes voix avaient charmé l'oreille, on était agréablement surpris de voir, au son des instruments, Lany, sa soeur, la jeune Pluvinié quitter la table et, dans la même salle, danser les airs qu'exécutait la symphonie. Tous les habiles musiciens qui venaient d'Italie, violons, chanteuses et chanteurs, étaient reçus, logés, nourris dans sa maison, et chacun à l'envi brillait dans ses concerts. Rameau y composait ses opéras, et les jours de fêtes, à la messe de la chapelle domestique, il nous donnait sur l'orgue des morceaux de verve étonnants. Jamais bourgeois n'a mieux vécu en prince, et les princes venaient jouir de ses plaisirs.

A son théâtre, car il en avait un, on ne jouait que des comédies de sa façon, et dont les acteurs étaient pris dans la société. Ces comédies, quoique médiocres, étaient d'assez bon goût et assez bien écrites pour qu'il n'y eût pas une  complaisance excessive à les applaudir. Le succès en était d'autant plus assuré que le spectacle était suivi d'un splendide souper, auquel l'élite des spectateurs, les ambassadeurs de l'Europe, la plus haute noblesse et les plus jolies femmes de Paris étaient invités.

La Popelinière en faisait les honneurs en homme qui avait pris dans le monde le sentiment des convenances, dont l'air, le ton et les manières n'avaient rien que de bienséant, dont l'orgueil même savait s'envelopper de politesse et de modestie, et qui dans les respects qu'il rendait aux grands ne laissait pas de garder encore un certain air de civilité libre et simple qui lui allait bien, parce qu'il lui était naturel. Personne, quand il voulait plaire, n'était plus aimable que lui. Il avait de l'esprit, de la galanterie, et sans aucune étude ni beaucoup de culture, assez de talent pour les vers. Hors de chez lui, ceux mêmes qui venaient jouir de son luxe et de sa dépense ne manquaient pas de trouver ridicule l'existence qu'il se donnait ; mais chez lui, il ne s'entendait que féliciter, louer, et avec plus ou moins de complaisance chacun lui payait en flatterie les plaisirs qu'il lui avait donnés. C'était bien, comme on le disait, un vieil enfant gâté de la fortune ; mais moi qui le voyais habituellement et de près, et qui m'affligeait quelquefois de le trouver un peu trop vain, je m'étonne aujourd'hui qu'il ne le fût pas davantage.

Un défaut bien plus déplorable que cette vanité de richesse et de faste, c'était en lui une soif de Tantale pour un genre de voluptés dont il ne pouvait plus ou presque plus jouir. Le financier de La Fontaine se plaignait qu'au marché l'on ne vendît pas le dormir comme le manger et le boire. Pour celui-ci, ce n'était point le dormir qu'il aurait voulu payer au poids de l'or.

Les plaisirs le sollicitaient ; mais en contraste avec la fortune qui les lui amenait en foule, la nature lui en prescrivait une abstinence humiliante, et cette alternative de tentations continuelles et de continuelles privations était un supplice pour lui. Le malheureux ne pouvait se persuader que la cause en fût lui-même. Il ne manquait jamais d'en accuser l'objet présent, et toutes les fois qu'un objet nouveau lui semblait avoir plus d'attraits, on le voyait galant, enjoué, comme épanoui par ce doux rayon d'espérance. C'était alors qu'il était aimable : il faisait des contes joyeux, il chantait des chansons qu'il avait composées, et d'un style tantôt plus libre, tantôt plus délicat, selon l'objet qui l'animait. Mais autant il avait été vif et charmé le soir, autant le lendemain il était triste et mécontent.

Jean-François Marmontel, Mémoires.

 

Jean-François Marmontel

 

 

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