Portrait
de La Pouplinière, Gravure de J.J. Bachelou d'après Louis
Vigée.
(Le portrait, apparemment perdu, date des années 1750).
La
Popelinière, séparé de sa femme, ne songea plus qu'à vivre
en homme libre et opulent. Sa maison de Passy redevint le
séjour le plus charmant, mais le plus dangereux pour moi.
Il avait à ses gages le meilleur concert de musique qui fût
connu dans ce temps-là. Les joueurs d'instruments jouaient
chez lui et préparaient ensemble le matin, avec un accord
merveilleux, les symphonies qu'ils devaient exécuter le soir.
Les premiers talents des théâtres, et singulièrement les chanteuses
et les danseuses de l'Opéra, venaient embellir ses soupers.
A ces soupers, après que de brillantes voix avaient charmé
l'oreille, on était agréablement surpris de voir, au son des
instruments, Lany, sa soeur, la jeune Pluvinié quitter la
table et, dans la même salle, danser les airs qu'exécutait
la symphonie. Tous les habiles musiciens qui venaient d'Italie,
violons, chanteuses et chanteurs, étaient reçus, logés, nourris
dans sa maison, et chacun à l'envi brillait dans ses concerts.
Rameau y composait ses opéras, et les jours de fêtes, à la
messe de la chapelle domestique, il nous donnait sur l'orgue
des morceaux de verve étonnants. Jamais bourgeois n'a mieux
vécu en prince, et les princes venaient jouir de ses plaisirs.
A
son théâtre, car il en avait un, on ne jouait que des comédies
de sa façon, et dont les acteurs étaient pris dans la société.
Ces comédies, quoique médiocres, étaient d'assez bon goût
et assez bien écrites pour qu'il n'y eût pas une complaisance
excessive à les applaudir. Le succès en était d'autant plus
assuré que le spectacle était suivi d'un splendide souper,
auquel l'élite des spectateurs, les ambassadeurs de l'Europe,
la plus haute noblesse et les plus jolies femmes de Paris
étaient invités.
La
Popelinière en faisait les honneurs en homme qui avait pris
dans le monde le sentiment des convenances, dont l'air, le
ton et les manières n'avaient rien que de bienséant, dont
l'orgueil même savait s'envelopper de politesse et de modestie,
et qui dans les respects qu'il rendait aux grands ne laissait
pas de garder encore un certain air de civilité libre et simple
qui lui allait bien, parce qu'il lui était naturel. Personne,
quand il voulait plaire, n'était plus aimable que lui. Il
avait de l'esprit, de la galanterie, et sans aucune étude
ni beaucoup de culture, assez de talent pour les vers. Hors
de chez lui, ceux mêmes qui venaient jouir de son luxe et
de sa dépense ne manquaient pas de trouver ridicule l'existence
qu'il se donnait ; mais chez lui, il ne s'entendait que
féliciter, louer, et avec plus ou moins de complaisance chacun
lui payait en flatterie les plaisirs qu'il lui avait donnés.
C'était bien, comme on le disait, un vieil enfant gâté de
la fortune ; mais moi qui le voyais habituellement et
de près, et qui m'affligeait quelquefois de le trouver un
peu trop vain, je m'étonne aujourd'hui qu'il ne le fût pas
davantage.
Un
défaut bien plus déplorable que cette vanité de richesse et
de faste, c'était en lui une soif de Tantale pour un genre
de voluptés dont il ne pouvait plus ou presque plus jouir.
Le financier de La Fontaine se plaignait qu'au marché l'on
ne vendît pas le dormir comme le manger et le boire. Pour
celui-ci, ce n'était point le dormir qu'il aurait voulu payer
au poids de l'or.
Les
plaisirs le sollicitaient ; mais en contraste avec la
fortune qui les lui amenait en foule, la nature lui en prescrivait
une abstinence humiliante, et cette alternative de tentations
continuelles et de continuelles privations était un supplice
pour lui. Le malheureux ne pouvait se persuader que la cause
en fût lui-même. Il ne manquait jamais d'en accuser l'objet
présent, et toutes les fois qu'un objet nouveau lui semblait
avoir plus d'attraits, on le voyait galant, enjoué, comme
épanoui par ce doux rayon d'espérance. C'était alors qu'il
était aimable : il faisait des contes joyeux, il chantait
des chansons qu'il avait composées, et d'un style tantôt plus
libre, tantôt plus délicat, selon l'objet qui l'animait. Mais
autant il avait été vif et charmé le soir, autant le lendemain
il était triste et mécontent.
Jean-François
Marmontel, Mémoires.
Jean-François
Marmontel