Les Indes galantes
Le Turc généreux

Livret de Louis Fuzelier




 

 



 




"to hide art by very art"
"cacher l'art par l'art même"

 


 

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Opéra-Ballet en un prologue et quatre Entrées.
Représenté pour la première fois le 23 août 1735

 

 

Le Turc généreux

Personnages.

ÉMILIE,
OSMAN,
VALÈRE

Le théâtre représente les jardins d'Osman Pacha terminés par la mer.

Scène 1.
ÉMILIE, OSMAN.

ÉMILIE, entrant seule.
C'est Osman qui me suit, ne lui cachons plus rien !
Pour arrêter son feu, découvrons-lui le mien !

OSMAN, entrant, à Émilie.
Chercherez-vous toujours & l'ombre & le silence !

ÉMILIE.
Je voudrais de mes maux cacher la violence.

OSMAN.
Ciel! Qu'entends-je !

ÉMILIE.
Apprenez mon destin rigoureux!
Dans le séjour témoin de ma naissance
J'épousais un amant digne de ma constance;
Sur un bord solitaire on commençait les jeux,
Lorsque des ravisseurs perfides
S'avancent le fer à la main.
La terreur un instant ferme mes yeux timides,
Ils ne s'ouvrent qu'aux cris d'un corsaire inhumain.
Bientôt les vents et le ciel même,
Complices de son crime, éloignent ses vaisseaux,
Et je me vois captive sur les eaux,
Près de ce que j'abhorre, et loin de ce que j'aime.

OSMAN.
Qu'en peignant vos malheurs vous redoublez mes maux !
Dissipez vos ennuis sur cet heureux rivage.

ÉMILIE.
J'y subis, sous vos lois, un second esclavage.

OSMAN.
Me reprocherez-vous de gêner vos désirs?
L'unique loi qu'ici vous prescit ma tendresse,
C'est de permettre aux plaisirs
De vous y suivre sans cesse.
Répondez à mes voeux, couronnez mes soupirs !

ÉMILIE.
Contre mes ravisseurs, ardent à me défendre,
Mon amant a risqué ses jours.
Lorsque, pour prix de son secours,
Peut-être un coup fatal l'a forcé de descendre
Dans l'affreuse nuit de tombeau,
Mon coeur ingrat d'un feu nouveau
Se laisserait surprendre ?

OSMAN.
Ah ! Que me faites-vous entendre ?
C'est trop m'accabler par vos pleurs,
Cessez d'entretenir d'inutiles douleurs !

Il faut que l'amour s'envole,
Dès qu'il voit partir l'espoir.
A l'ennui la constance immole
Le coeur qui s'en fait un devoir.
Je vous quitte, belle Émilie.
Songez que le noeud qui vous lie
Vous cause chaque jour des tourments superflus !
Vous aimez un objet que vous ne verrez plus.

Osman sort.

 

Scène 2.
ÉMILIE, seule.
Que je ne verrai plus, barbare ! ...
Que me présage ce discours ?
Ah ! Si de mon amant le trépas me sépare,
Si mes yeux l'ont perdu, mon coeur, mon coeur le voit toujours.

Le Ciel se couvre de nuages sombres, les vents sifflent, les flots s'élèvent.

La nuit couvre les cieux !
Quel funeste ravage !

Vaste empire des mers où triomphe l'horreur,
Vous êtes la terrible image
Du trouble de mon coeur.
Des vents impétueux vous éprouvez la rage,
D'un juste désespoir j'éprouve la fureur.

CHOEUR DES MATELOTS, qu'on ne voit pas.
La tempête continue sur la même violence
.
Ciel ! De plus d'une mort nous redoutons les coups !
Serons-nous embrasés par les feux du tonnerre ?
Sous les ondes périrons-nous,
À l'aspect de la terre ?

ÉMILIE.
Que ces cris agitent mes sens !
Moi-même, je me crois victime de l'orage.
Mais le ciel prend pitié du trouble que je sens,
Le ciel, le juste ciel calme l'onde et les vents.

La tempête diminue et la clarté revient.

Je souffrais dans le port les horreurs du naufrage.

CHOEUR, qu'on ne voit pas.
Que nous sert d'échapper à la fureur des mers ?
En évitant la mort nous tombons dans les fers.

ÉMILIE.
D'infortunés captifs vont partager nos peines
Dans ce redoutable séjour.
S'ils sont amants, ah ! que l'amour
Va redoubler le poids de l'horreur de leurs chaînes !

 

Scène 3.
ÉMILIE, VALÈRE, en esclave.

ÉMILIE.
Un de ces malheureux approche en soupirant!
Hélas! Son infortune est semblable à la mienne!
Quel transport confus me surprend?
Parlons-lui! Ma patrie est peut-être la sienne.

Abordant Valère.

Étranger, je vous plains ...

Le reconnaissant.

Ah! Valère, c'est vous !

VALÈRE.
C'est vous, belle Émilie !

ÉMILIE, VALÈRE.
Je vous revois ! Que de malheurs j'oublie !
De mon cruel destin je ne sens plus les coups.

ÉMILIE.
Par quel sort aujourd'hui jeté sur cette rive ...

VALÈRE
Depuis l'instant fatal qui nous a séparés,
Dans cet climats divers mes soupirs égarés
Vous cherchent nuit et jour ... je vous trouve captive.

ÉMILIE
Et ce n'est pas encore mon plus cruel malheur.

VALÈRE
O ciel ! Achevez.

ÉMILIE
Non, suspendez ma douleur !
De votre sort daignez enfin m'instruire !

VALÈRE
Un maître que je n'ai point vu
Dans ce palais m'a fait conduire ...

ÉMILIE
Votre maître est le mien.

VALÈRE
O bonheur imprévu !

ÉMILIE
Valère, quelle erreur peut ainsi vous séduire !
Mon tyran m'aime ...

VALÈRE
O désespoir! Non, vous ne sortirez jamais de ses fers !
Quoi ! Valère ne vous retrouve
Que pour vous perdre sans retour ?
Notre Tyran vous aime !

ÉMILIE
Et ma douleur le prouve,
Je ne demandais pas ce triomphe à l'amour.

VALÈRE
Ah ! Sait-on vous aimer dans ce fatal séjour !

Sur ces bords une âme enflammée
Partage ses voeux les plus doux,
Et vous méritez d'être aimée
Par un coeur qui n'aime que vous.

 

Scène  4.
ÉMILIE, VALÈRE, OSMAN.

OSMAN, à Valère.
Esclave, je viens de t'entendre,
Ton crime m'est connu.

VALÈRE.
Je ne m'en repens pas.

ÉMILIE, troublée, à Osman.
Seigneur, est-il coupable? Hélas ! ...

OSMAN, à Émilie.
Vous l'accusez en voulant le défendre.
Vous prétendez en vain cacher votre embarras,
Et retenir les pleurs que je vous vois répandre.
Vous cédez au penchant
De votre coeur trop tendre :
Ah ! du mien je suivrai les lois,
Je saurai me venger ainsi que je dois.

ÉMILIE, à Osman.
Le barbare !

VALÈRE, à Osman.
J'attends l'arrêt de ta colère.

ÉMILIE, tremblante.
Juste ciel ! Quel moment !

OSMAN, présentant Émilie à Valère.
Reçois de moi, Valère,
Émilie & la liberté.

VALÈRE, gaiement, à Osman.
Que dites-vous? ...

Tristement.
Mais non, peut-il être sincère ?
Il veut tromper nos coeurs ... c'est trop de cruauté !

OSMAN.
O ciel! Quelle injustice!
Quoi ! Vous vous défiez de ma sincérité,
Dans l'instant où mon coeur vous fait le sacrifice
Qui jamais ait le plus coûté? 
Mais je le dois à la reconnaissance.

Montrant Valère.
Osman fut son esclave, et s'efforce aujourd'hui
D'imiter sa magnificence.
Dans ce noble sentier, que je suis loin de lui !
Il m'a tiré des fers sans me connaître ...

VALÈRE, l'embrassant.
Mon cher Osman, c'est vous !

A Émilie.
Osman était mon maître.

OSMAN.
Je vous ai reconnu sans m'offrir à vos yeux ;
J'ai fait agir pour vous mon zèle et ma puissance :
Vos vaisseaux sont rentrés sous votre obéissance.

Les vaisseaux de Valère avancent et paraissent chargés des présents du pacha, portés par des esclaves africains.

VALÈRE, surpris.
Que vois-je? Ils sont chargés de vos dons précieux !
Que de bienfaits !

OSMAN.
Ne comptez qu'Émilie !

VALÈRE.
O triomphe incroyable !
O sublime vertu !

ÉMILIE, à Osman.
Ne craignez pas que je l'oublie !

OSMAN.
Estimez moins un coeur qui s'est trop combattu !

On entends les tambourins des Matelots.

Avec douleur.
J'entends vos matelots ...
Allez sur vos rivages,
Mes ordres sont donnés ...
Allez, vivez contents ...
Souvenez-vous d'Osman ...

VALÈRE, l'arrêtant.
Recevez nos hommages !

ÉMILIE, à Osman.
Écoutez ...

OSMAN, hésitant.
Quoi ! ... Mais, non !
C'est souffrir trop longtemps.

S'en allant.
C'est trop à vos regards offrir mon trouble extrême ...
Je vous dois mon absence, et la dois à moi-même.

Osman sort.

 

Scène  5.
VALÈRE, ÉMILIE.

VALÈRE.
Fut-il jamais un coeur plus généreux?
Digne de notre éloge, il ne veut pas l'entendre ...
Au plus parfait bonheur il a droit de prétendre,
Si la vertu peut rendre heureux.

 

Scène 6.
ÉMILIE, VALÈRE, PROVENÇAUX & PROVENÇALES DE LEUR ESCADRE. ESCLAVES AFRICAINS d'OSMAN.

ÉMILIE, VALÈRE.
Volez, Zéphyrs, tendres amants de Flore !
Si vous nous conduisez, tous nos voeux sont remplis,
Rivages fortunés de l'empire des Lys,
Ah! nous vous reverrons encore.

CHOEUR.
Volez, Zéphyrs, tendres amants de Flore !
Si vous nous conduisez, tous nos voeux sont remplis.

Air pour les esclaves africains.

VALÈRE.
Hâtez-vous de vous embarquer,
Jeunes coeurs, volez à Cythère!
Sur cette flotte téméraire
On ne peut jamais trop risquer.

ÉMILIE.
Régnez, Amour, ne craignez point les flots !
Vous trouverez sur l'onde un aussi doux repos
Que sous les myrthes de Cythère.
Régnez, régnez, ne craignez point les flots :
Ils ont donné le jour à votre aimable mère.

Premier Rigaudon.

Deuxième Rigaudon.

ÉMILIE.
Fuyez, fuyez, vents orageux !
Calmez les flots amoureux,
Ris et jeux !
Charmant Plaisir, fais notre sort
Dans la route comme au port !
Si, quittant le rivage,
La raison fait naufrage,
Thétis, dans ce beau jour,
N'en sert que mieux l'Amour.

Premier Tambourin.

Deuxième Tambourin.

ÉMILIE & CHOEUR.
Partez! On languit sur le rivage,
Tendres coeurs, embarquez-vous!

ÉMILIE.
Voguez! Bravez les vents et l'orage !
Que l'espoir vous guide tous !

CHOEUR.
Partez! On languit sur le rivage,
Tendres coeurs, embarquez-vous!

FIN DU TURC GÉNÉREUX.