Le Poème lyrique
Frédéric Melchior Grimm






"to hide art by very art"
"cacher l'art par l'art même"

 


 

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L'article suivant est extrait de l'Encyclopédie de Diderot et d'Alembert.

 

POEME LYRIQUE, s. m. (Littérat.) les Italiens ont appelé le poème lyrique ou le spectacle en musique, Opera, ce mot a été adopté en français

Tout art d'imitation est fondé sur un mensonge : ce mensonge est une espèce d'hypothèse établie & admise en vertu d'une convention tacite entre l'artiste & ses juges. Passez-moi ce premier mensonge, a dit l'artiste, & je vous mentirai avec tant de vérité que vous y serez trompés, malgré que vous en ayez. Le poète dramatique, le peintre, le statuaire, le danseur ou pantomime, le comédien, tous ont une hypothèse particulière sous laquelle ils s'engagent de mentir, & qu'ils ne peuvent perdre de vue un seul instant, sans nous ôter de cette illusion qui rend notre imagination complice de leurs supercheries ; car ce n'est point la vérité, mais l'image de la vérité qu'ils nous promettent ; & ce qui fait le charme de leurs productions, n'est point la nature, mais l'imitation de la nature. Plus un artiste en approche dans l'hypothèse qu'il a choisie, plus nous lui accordons de talent & de génie.

L'imitation de la nature par le chant a dû être une des premières qui se soient offertes à l'imagination. Tout être vivant est sollicité par le sentiment de son existence à pousser en de certains moments des accents plus ou moins mélodieux, suivant la nature de ses organes : comment au milieu de tant de chanteurs l'homme serait-il resté dans le silence ? La joie a vraisemblablement inspiré les premiers chants ; on a chanté d'abord sans paroles ; ensuite on a cherché à adapter au chant quelques paroles conformes au sentiment qu'il devait exprimer ; le couplet & la chanson ont été ainsi la première musique.

Mais l'homme de génie ne se borna pas longtemps à ces chansons, enfants de la simple nature ; il conçut un projet plus noble & plus hardi, celui de faire du chant un instrument d'imitation. Il s'aperçut bientôt que nous élevons notre voix, & que nous mettons dans nos discours plus de force & de mélodie, à mesure que notre âme sort de son assiette ordinaire. En étudiant les hommes dans différentes situations, il les entendit chanter réellement dans toutes les occasions importantes de la vie ; il vit encore que chaque passion, chaque affection de âme avait son accent, ses inflexions, sa mélodie & son chant propres

De cette découverte naquit la musique imitative & l'art du chant qui devint une sorte de poésie, une langue, un art d'imitation, dont hypothèse fut d'exprimer par la mélodie & à l'aide de l'harmonie toute espèce de discours, d'accent, de passion, & d'imiter quelquefois jusqu'à des effets physiques. La réunion de cet art, aussi sublime que voisin de la nature, avec l'art dramatique, a donné naissance au spectacle de l'Opéra, le plus noble & le plus brillant d'entre les spectacles modernes.

Ce n'est point ici le lieu d'examiner si le caractère du spectacle en musique a été connu de l'antiquité ; pour peu qu'on réfléchisse sur l'importance des spectacles chez les anciens, sur l'immensité de leurs théâtres, sur les effets de leurs représentations dramatiques sur un peuple entier, on aura de la peine à regarder ces effets comme l'ouvrage de la simple déclamation & du discours ordinaire, dépouillés de tout prestige. Il n'y a guère aujourd'hui d'homme de goût, ni de critique judicieux, qui doute que la mélopée ne fût une espèce de récitatif noté.

Mais sans nous embarrasser dans des recherches qui ne sont point de notre sujet, nous ne parlerons ici que du spectacle en musique, tel qu'il est aujourd'hui établi en Europe, & nous tâcherons de savoir quelle sorte de poème a dû résulter de la réunion de la Poésie avec la Musique.

La Musique est une langue. Imaginez un peuple d'inspirés & d'enthousiastes, dont la tête serait toujours exaltée, dont âme serait toujours dans l'ivresse & dans l'extase ; qui avec nos passions & nos principes, nous seraient cependant supérieurs par la subtilité, la pureté & la délicatesse des sens, par la mobilité, la finesse, & la perfection des organes, un tel peuple chanterait au lieu de parler, sa langue naturelle serait la musique. Le poème lyrique ne représente pas des êtres d'une organisation différente de la nôtre, mais seulement d'une organisation plus parfaite. Ils s'expriment dans une langue qu'on ne saurait parler sans génie, mais qu'on ne saurait non plus entendre sans un goût délicat, sans des organes exquis & exercés. Ainsi ceux qui ont appelé le chant le plus fabuleux de tous les langages, & qui se sont moqués d'un spectacle où les héros meurent en chantant, n'ont pas eu autant de raison qu'on le croirait d'abord ; mais comme ils n'aperçoivent dans la musique, que tout au plus un bruit harmonieux & agréable, une suite d'accords & de cadences, ils doivent le regarder comme une langue qui leur est étrangère ; ce n'est point à eux d'apprécier le talent du compositeur ; il faut une oreille attique pour juger de l'éloquence de Démosthène.

La langue du musicien a sur celle du poète l'avantage qu'une langue universelle a sur un idiome particulier ; celui-ci ne parle que la langue de son siècle & de son pays, l'autre parle la langue de toutes les nations & de tous les siècles.

Toute langue universelle est vague par sa nature ; ainsi en voulant embellir par son art la représentation théâtrale, le musicien a été obligé d'avoir recours au poète Non seulement il en a besoin pour l'invention de l'ordonnance du drame lyrique, mais il ne peut se passer d'interprète dans toutes les occasions où la précision du discours devient indispensable, où le vague de la langue musicale entraînerait le spectateur dans l'incertitude. Le musicien n'a besoin d'aucun secours pour exprimer la douleur, le désespoir, le délire d'une femme menacée d'un grand malheur ; mais son poète nous dit : cette femme éplorée que vous voyez, est une mère qui redoute quelque catastrophe funeste pour un fils unique... Cette mère est Sara, qui ne voyant pas revenir son fils du sacrifice, se rappelle le mystère avec lequel ce sacrifice a été préparé, & le soin avec lequel elle en a été écartée ; se porte à questionner les compagnons de son fils, conçoit de l'effroi de leur embarras & de leur silence, & monte ainsi par degrés des soupçons à l'inquiétude, de l'inquiétude à la terreur, jusqu'à en perdre la raison. Alors dans le trouble dont elle est agitée, ou elle se croit entourée lorsqu'elle est seule, ou elle ne reconnaît plus ceux qui sont avec elle.... tantôt elle les presse de parler, tantôt elle les conjure de se taire.

Deh, parlate : che forze tacendo
Par pitié parlez : peut-être qu'en vous taisant,

Men pietosi, più barbari siete.
Vous êtes moins compatissans que barbares.

Ah v'intendo. Tacete, tacete,
Ah, je vous entends ! Taisez-vous, taisez-vous,

Non mi dite che'l figlio morì.
Ne me dites point que mon fils est mort.

Après avoir ainsi nommé le sujet & créé la situation, après l'avoir préparée & fondée par ses discours, le poète n'en fournit plus que les masses qu'il abandonne au génie du compositeur ; c'est à celui-ci à leur donner toute l'expression & à développer toute la finesse des détails dont elles sont susceptibles.

Une langue universelle frappant immédiatement nos organes & notre imagination, est aussi par sa nature la langue du sentiment & des passions. Ses expressions allant droit au coeur, sans passer pour ainsi dire par l'esprit, doivent produire des effets inconnus à tout autre idiome, & ce vague même qui l'empêche de donner à ses accents la précision du discours, en confiant à notre imagination le soin de l'interprétation, lui fait éprouver un empire qu'aucune langue ne saurit exercer sur elle. C'est un pouvoir que la musique a de commun avec le geste, cette autre langue universelle. L'expérience nous apprend que rien ne commande plus impérieusement à l'âme, ni ne l'émeut plus fortement que ces deux manières de lui parler.

Le drame en musique doit donc faire une impression bien autrement profonde que la tragédie & la comédie ordinaires. Il serait inutile d'employer l'instrument le plus puissant, pour ne produire que des effets médiocres. Si la tragédie de Mérope m'attendrit, me touche, me fait verser des larmes, il faut que dans l'Opéra les angoisses, les mortelles alarmes de cette mère infortunée passent toutes dans mon âme ; il faut que je sois effrayé de tous les fantômes dont elle est obsédée, que sa douleur & son délire me déchirent & m'arrachent le coeur. Le musicien qui m'en tiendrait quitte pour quelques larmes, pour un attendrissement passager, serait bien au-dessous de son art. Il en est de même de la comédie. Si la comédie de Térence & de Molière enchante, il faut que la comédie en musique ravisse. L'une représente les hommes tels qu'ils sont, l'autre leur donne un grain de verve & de génie de plus ; ils sont tout près de la folie : pour sentir le mérite de la première, il ne faut que des oreilles & du bon sens ; mais la comédie chantée paraît être faite pour l'élite des gens d'esprit & de goût ; la musique donne aux ridicules & aux moeurs un caractère d'originalité, une finesse d'expression, qui pour être saisis exigent un tact prompt & délicat, & des organes très exercés.

Mais la passion a ses repos & ses intervalles, & l'art du théâtre veut qu'on suive en cela la marche de la nature. On ne peut pas au spectacle toujours rire aux éclats, ni toujours fondre en larmes. Oreste n'est pas toujours tourmenté par les Euménides ; Andromaque au milieu de ses alarmes aperçoit quelques rayons d'espérance qui la calment ; il n'y a qu'un pas de cette sécurité au moment affreux où elle verra périr son fils ; mais ces deux moments sont différents, & le dernier ne devient que plus tragique par la tranquillité du précédent. Les personnages subalternes, quelque intérêt qu'ils prennent à l'action, ne peuvent avoir les accents passionnés de leurs héros ; enfin la situation la plus pathétique ne devient touchante & terrible que par degrés ; il faut qu'elle soit préparée, & son effet dépend en grande partie de ce qui l'a précédé & amené.

Voilà donc deux moments bien distincts du drame lyrique ; le moment tranquille, & le moment passionné ; & le premier soin du compositeur a dû consister à trouver deux genres de déclamation essentiellement différents & propres, l'un à rendre le discours tranquille, l'autre à exprimer le langage des passions dans toute sa force, dans toute sa vérité, dans tout son désordre. Cette dernière déclamation porte le nom de l'air, aria ; la première a été appelée le récitatif.

Celui-ci est une déclamation notée, soutenue & conduite par une simple basse, qui se faisant entendre à chaque changement de modulation, empêche l'acteur de détonner. Lorsque les personnages raisonnent, délibèrent, s'entretiennent & dialoguent ensemble, ils ne peuvent que réciter. Rien ne serait plus faux que de les voir discuter en chantant, ou dialoguer par couplets, en sorte qu'un couplet devint la réponse de l'autre. Le récitatif est le seul instrument propre à la scène & au dialogue ; il ne doit pas être chantant. Il doit exprimer les véritables inflexions du discours par des intervalles un peu plus marqués & plus sensibles que la déclamation ordinaire ; du reste, il doit en conserver & la gravité & la rapidité, & tous les autres caractères. Il ne doit pas être exécuté en mesure exacte ; il faut qu'il soit abandonné à l'intelligence & à la chaleur de l'acteur qui doit le hâter ou le ralentir suivant l'esprit de son rôle & de son jeu. Un récitatif qui n'aurait pas tous ces caractères, ne pourrait jamais être employé sur la scène avec succès. Le récitatif est beau pour le peuple, lorsque le poète a fait une belle scène, & que l'acteur l'a bien jouée ; il est beau pour l'homme de goût, lorsque le musicien a bien saisi, non seulement le principal caractère de la déclamation, mais encore toutes les finesses qu'elle reçoit de l'âge, du sexe, des moeurs, de la condition, des intérêts de ceux qui parlent & agissent dans le drame.

L'air & le chant commencent avec la passion ; dès qu'elle se montre, le musicien doit s'en emparer avec toutes les ressources de son art. Arbace explique à Mandane les motifs qui l'obligent de quitter la capitale avant le retour de l'aurore, de s'éloigner de ce qu'il a de plus cher au monde : cette tendre princesse combat les raisons de son amant ; mais lorsqu'elle en a reconnu la solidité, elle consent à son éloignement, non sans un extrême regret ; voilà le sujet de la scène & du récitatif. Mais elle ne quittera pas son amant sans lui parler de toutes les peines de l'absence, sans lui recommander les intérêts de l'amour le plus tendre, & c'est-là le moment de la passion & du chant.

Conservati fedele :
Conserve-toi fidèle,

Pensa ch'io resto e peno ;
Songe que je reste & que je peine ;

E qualche volta almeno
Et quelquefois du moins

Ricordati di me.
Ressouviens-toi de moi.

Il eût été faux de chanter durant l'entretien de la scène ; il n'y a point d'air propre à peser les raisons de la nécessité d'un départ ; mais quelque simple & touchant que soit l'adieu de Mandane, quelque tendresse qu'une habile actrice mît dans la manière de déclamer ces quatre vers, ils ne seraient que froids & insipides, si l'on se bornait à les réciter.

C'est qu'il est évident qu'une amante pénétrée qui se trouve dans la situation de Mandane, répétera à son amant, au moment de la séparation, de vingt manières passionnées & différentes, les mots : Conservati fedele. Ricordati di me. Elle les dira tantôt avec un attendrissement extrême, tantôt avec résignation & courage, tantôt avec l'espérance d'un meilleur sort, tantôt dans la confiance d'un heureux retour. Elle ne pourra recommander à son amant de songer quelquefois à sa solitude & à ses peines, sans être frappée elle-même de la situation où elle va se trouver dans un moment : ainsi les mots, pensa ch'io resto e peno prendront le caractère de la plainte la plus touchante à laquelle Mandane fera peut-être succéder un effort subit de fermeté, de peur de rendre à Arbace ce moment aussi douloureux qu'il l'est pour elle. Cet effort ne sera peut-être suivi que de plus de faiblesse, & une plainte d'abord peu violente finira par des sanglots & des larmes. En un mot, tout ce que la passion la plus douce & la plus tendre pourra inspirer dans cette position à une âme sensible, composera les éléments de l'air de Mandane ; mais quelle plume serait assez éloquente pour donner une idée de tout ce que contient un air ? Quel critique serait assez hardi pour assigner les bornes du génie ?

J'ai choisi par exemple une passion douce, une situation intéressante, mais tranquille. Il est aisé de juger, d'après ce modèle, ce que sera l'air dans des situations plus pathétiques, dans des moments tragiques & terribles.

Supposons maintenant deux amants dans une situation plus cruelle, qu'ils soient menacés d'une séparation éternelle, au moment où ils s'attendaient à un sort bien différent ; cette circonstance donnerait à l'air un caractère plus pathétique. Il ne serait pas naturel non plus qu'également touchés l'un & l'autre, il n'y en eût qu'un qui chantât. Ainsi l'amant s'adressant à sa maîtresse désolée, lui dirait :

La destra ti chiedo,
Je te demande la main,

Mio dolce sostegno
O mon doux soutien,

Per ultimo segno
Pour le dernier témoignage

D'amore e di fè.
D'amour & de fidélité !

Un tel adieu prononcé avec une sorte de fermeté, par un amant vivement touché, serait l'écueil du courage de son amante éplorée ; elle fondrait sans doute en larmes, ou frappée d'un témoignage d'amour autrefois si doux, aujourd'hui si cruel, elle s'écrierait :

Ah, questo fu il segno
Ah, ce fut jadis le signe

Del nostro contento :
De notre bonheur ;

Ma sento che adesso
Mais je sens trop qu'à présent

L'istesso non è.
Ce n'est pas la même chose.

Je n'ai pas besoin de remarquer quelle expression forte & touchante ces quatre vers assez faibles prendraient en musique. Le reste de l'air ne serait plus que des exclamations de douleur & de tendresse. L'un écrierait :

Mia vita ! Ben mio !
O ma vie ! ô mon bien !

L'autre :
Addio, sposo amato !
Adieu, époux adoré !

A la fin, leur douleur & leurs accents se confondraient sans doute dans cette exclamation si simple & si touchante.

Che barbaro addio !
Quel fatal adieu !

Che fato crudel !
Quel sort cruel !

Le duo ou duetto est donc un air dialogué, chanté par deux personnes animées de la même passion ou de passions opposées. Au moment le plus pathétique de l'air, leurs accents peuvent se confondre ; cela est dans la nature ; une exclamation, une plainte peut les réunir ; mais le reste de l'air doit être en dialogue. Il ne peut jamais être naturel qu'Armide & Hidraot, pour s'animer à la vengeance ; chantent en couplet :

Poursuivons jusqu'au trépas,
L'ennemi qui nous offense ;
Qu'il n'échappe pas
A notre vengeance !

Ils recommenceront ce couplet dix fois de suite avec un bruit & des mouvements de forcenés, qu'un homme de goût n'y trouverait que la même déclamation fausse fastidieusement répétée.

On voit par cet exemple de quelle manière les airs à deux, à trois & même à plusieurs acteurs peuvent être placés dans le drame lyrique.

On voit aussi par tout ce que nous venons de dire, ce que c'est que l'air ou l'aria, & quel est son génie. Il consiste dans le développement d'une situation intéressante. Avec quatre petits vers que le poète fournit, le musicien cherche à exprimer non seulement la principale idée de la passion de son personnage, mais encore tous ces accessoires & toutes ses nuances. Mieux le compositeur devinera les mouvements les plus secrets de âme dans chaque situation, plus son air sera beau, plus il se montrera lui-même homme de génie. C'est-là où il pourra déployer aussi toute la richesse de son art, en réunissant le charme de l'harmonie au charme de la mélodie, & l'enchantement des voix au prestige des instruments. L'exécution de l'air se partagera entre le chant & le geste ; elle sera l'ouvrage non seulement d'un habile chanteur, mais d'un grand acteur ; car le compositeur n'a guère moins d'attention à désigner les mouvements & la pantomime, qu'à marquer les accents de la passion dont son air présente le tableau.

Suivant la remarque d'un philosophe célèbre, l'air est la récapitulation & la péroraison de la scène, & voilà pourquoi l'acteur quitte presque toujours la scène, après avoir chanté ; les occasions de revenir du langage de la passion à la déclamation ordinaire, au simple récitatif, doivent être rares.

Le génie de l'air est essentiellement différent du couplet & de la chanson : celle-ci est l'ouvrage de la gaieté, de la satyre, du sentiment, si vous voulez, mais jamais de la déclamation, ni de la musique imitative. La chanson ne peut donner aux paroles qu'un caractère général, qu'une expression vague ; mais le retour périodique du même chant à chaque couplet, s'oppose à toute expression particulière, à tout développement, & un chant symétriquement arrangé ne peut trouver place dans la musique dramatique que comme un souvenir. Anacréon peut chanter des couplets au milieu de ses convives ; lorsque Lise veut faire entendre à Dorval les sentiments de son coeur, la présence de sa surveillante l'oblige à les renfermer dans une chanson qu'elle feint d'avoir entendu dans son couvent ; cette tournure est ingénieuse & vraie, mais dans tous ces cas les couplets sont historiques ; c'est une chanson qu'on sait par coeur, & qu'on se rappelle. Dans la comédie les occasions de placer des couplets peuvent être fréquentes ; je n'en conçois guère dans la tragédie. Pour nous en tenir aux exemples déjà cités, si Mandane eût fait des paroles, conservati fedele, un couplet au lieu d'un air, quelque tendre que fût ce couplet, il eût été froid, insipide & faux. Nous avons déjà remarqué que le comble de l'absurdité & du mauvais goût serait de se servir du couplet pour le dialogue de la scène & l'entretien des acteurs.

L'air, comme le plus puissant moyen du compositeur, doit être réservé aux grands tableaux & aux moments sublimes du drame lyrique. Pour faire tout son effet, il faut qu'il soit placé avec goût & avec jugement : l'imitation de la nature, la vérité du spectacle & l'expérience sont d'accord sur cette loi. Il en est de la musique comme de la peinture. Le secret des grands effets consiste moins dans la force des couleurs que dans l'art de leur dégradation, & les procédés d'un grand coloriste sont différents de ceux d'un habile teinturier. Une suite d'airs les plus expressifs & les plus variés, sans interruption & sans repos, lasserait bientôt l'oreille la mieux exercée & la plus passionnée pour la musique. C'est le passage du récitatif à l'air, & de l'air au récitatif qui produit les grands effets du drame lyrique ; sans cette alternative l'opéra serait certainement le plus assommant, le plus fastidieux, comme le plus faux de tous les spectacles.

Il serait également faux de faire alternativement parler & chanter les personnages du drame lyrique. Non seulement le passage du discours au chant & le retour du chant au discours auraient quelque chose de désagréable & de brusque, mais ce serait un mélange monstrueux de vérité & de fausseté. Dans nulle imitation le mensonge de hypothèse ne doit disparaître un instant ; c'est la convention sur laquelle l'illusion est fondée. Si vous laissez prendre à vos personnages une fois le ton de la déclamation ordinaire, vous en faites des gens comme nous, & je ne vois plus de raison pour les faire chanter sans blesser le bon sens.

On peut donc dire que c'est l'invention & le caractère distinctif de l'air & du récitatif qui ont créé le poème lyrique ; quoique celui-ci marche sans le secours des instruments, & ne diffère de la déclamation ordinaire qu'en marquant les inflexions du discours par des intervalles plus sensibles & susceptibles d'être notés, il n'en est pas moins digne de l'attention d'un grand compositeur qui saura y mettre beaucoup de génie, de finesse & de variété. Il pourra même le faire accompagner de l'orchestre, & le couper dans les repos de différentes pensées musicales dans tous les cas où le discours de l'acteur, sans devenir encore chant, s'animera davantage, & s'approchera du moment où la force de la passion le transformera en air.

Cette économie intérieure du spectacle en musique fondée d'un côté sur la vérité de l'imitation, & de l'autre, sur la nature de nos organes, doit servir de poétique élémentaire au poète lyrique. Il faut à la vérité qu'il se soumette en tout au musicien ; il ne peut prétendre qu'au second rôle ; mais il lui reste d'assez beaux moyens pour partager la gloire de son compagnon. Le choix & la disposition du sujet, l'ordonnance & la marche de tout le drame sont l'ouvrage du poète Le sujet doit être rempli d'intérêt, & disposé de la manière la plus simple, & la plus intéressante. Tout y doit être en action, & viser aux grands effets. Jamais le poète ne doit craindre de donner à son musicien une tâche trop forte. Comme la rapidité est un caractère inséparable de la musique, & une des principales causes de ses prodigieux effets, la marche du poème lyrique doit être toujours rapide. Les discours longs & oisifs ne seraient nulle part plus déplacés.

Semper ad eventum festinat.

Il doit se hâter vers son dénouement, en se développant de ses propres forces, sans embarras & sans intermittence. Rien n'empêchera que le poète ne dessine fortement ses caractères, afin que la musique puisse assigner à chaque personnage le style & le langage qui lui sont propres. Quoique tout doive être en action, ce n'est pas une suite d'actions cousues l'une après l'autre, que le compositeur demande à son poète L'unité d'action n'est nulle part plus indispensable que dans ce drame ; mais tous ses développements successifs doivent se passer sous les yeux du spectateur. Chaque scène doit offrir une situation, parce qu'il n'y a que les situations qui offrent les véritables occasions de chanter. En un mot, le poème lyrique doit être une suite de situations intéressantes tirées du fond du sujet, & terminées par une catastrophe mémorable.

Cette simplicité & cette rapidité nécessaires à la marche & au développement du poème lyrique sont aussi indispensables au style du poète Rien ne serait plus opposé au langage musical que ces longues tirades de nos pièces modernes, & cette abondance de paroles que l'usage & la nécessité de la rime ont introduites sur nos théâtres. Le sentiment & la passion sont précis dans le choix des termes. Ils haïssent la profusion des mots. Ils emploient toujours l'expression propre comme la plus énergique. Dans les instants passionnés, ils la répéteraient vingt fois plutôt que de chercher à la varier par de froides périphrases. Le style lyrique doit donc être énergique, naturel & facile. Il doit avoir de la grâce, mais il abhorre l'élégance étudiée. Tout ce qui sentirait la peine, la facture ou la recherche ; une épigramme, un trait d'esprit, d'ingénieux madrigaux, des sentiments alambiqués, des tournures compassées, feraient la croix & le désespoir du compositeur ; car quel chant, quelle expression donner à tout cela ?

Il y a même cette différence essentielle entre le poète lyrique & le poète tragique, qu'à mesure que celui-ci devient éloquent & verbeux, l'autre doit devenir précis & avare de paroles, parce que l'éloquence des moments passionnés appartient toute entière au musicien. Rien ne serait moins susceptible de chant que toute cette sublime & harmonieuse éloquence par laquelle la Clytemnestre de Racine cherche à soustraire sa fille au couteau fatal ; le poète lyrique en plaçant une mère dans une situation pareille, ne pourra lui faire dire que quatre vers.

Rendimi il figlio mio...
Rends-moi mon fils...

Ah, mi si spezza il cor :
Ah, mon coeur se fend :

Non son più madre, oh dio,
Je ne suis plus mère, ô Ciel !

Non ò più figlio !
Je n'ai plus de fils.

Mais avec ces quatre petits vers la musique fera en un instant plus d'effet que le divin Racine n'en pourra jamais produire avec toute la magie de la poésie. Ah, comme le compositeur saura rendre la prière de cette mère pathétique par la variété de la déclamation ! Son ton suppliant me pénétrera jusqu'au fond de âme Ce ton humble augmentera cependant à proportion de l'espérance qu'elle conçoit de toucher celui dont le sort de son fils dépend. Si cette espérance s'évanouit de son coeur, un accès d'indignation & de fureur succédera à la supplique, & dans son délire, ce rendimi il figlio mio, qui était il n'y a qu'un moment une prière touchante, deviendra un cri forcené. Cet instant d'oubli de son état, sera réparé par plus de soumission, & rendimi il figlio mio redeviendra une prière plus humble & plus pressante. Tant d'efforts & de dangers feront enfin tomber cette infortunée dans un état d'angoisse & de défaillance, où sa poitrine oppressée & sa voix à demi éteinte ne lui permettront plus que des sanglots, & où chaque syllabe du vers rendimi il figlio mio sera entrecoupée par des étouffements qui m'oppresseront moi-même, & me glaceront d'effroi & de pitié. Jugeons d'après ce vers ce que le musicien saura faire de l'exclamation douloureuse : non son più madre ! avec quel art il saura varier & mêler tous ces différents cris de douleur & de désespoir ! & s'il y a un coeur assez féroce qui ne se sente déchirer, lorsqu'au comble de ses maux cette mère s'écrie : ah mi si spezza il cor. Voilà une faible esquisse des effets que la musique opère par un seul air ; elle peut défier le plus grand poète, de quelque nation & de quelque siècle qu'il soit, de faire un morceau de poésie qui puisse soutenir cette concurrence.

Il résulte de ces observations, que le poète, quelque talent qu'il ait d'ailleurs, ne pourra guère se flatter de réussir dans ce genre, s'il ne sait lui-même la musique ; il dépend trop d'elle à chaque pas qu'il fait pour en ignorer les éléments, le goût, & les délicatesses. Il faut qu'il distingue dans son poème le récitatif & l'air avec autant de soin que le compositeur ; le plus beau poème du monde où cette distinction fondamentale ne serait point observée, serait le moins lyrique & le moins susceptible de musique. Dans les airs le musicien est en droit d'exiger de son poète un style facile, brisé, aisé à décomposer ; car le désordre des passions entraîne nécessairement la décomposition du discours, qu'une mécanique de vers trop pénible rendrait impraticable. Les vers alexandrins ne seraient pas même propres à la scène & au récitatif, parce que leur rythme est beaucoup trop long, & qu'il occasionne des phrases longues & arrondies que la déclamation musicale abhorre. On conçoit que des vers pleins d'harmonie & de nombre pourraient cependant être très peu propres à la musique, & qu'il pourrait y avoir telle langue, où par un abus de mots assez étrange, on aurait appelé lyrique ce qu'il y a de moins susceptible d'être chanté.

Trois caractères sont essentiels à la langue dans laquelle le poème lyrique sera écrit.

Il faut qu'elle soit simple, & qu'en employant préférablement le terme propre, elle ne cesse point pour cela d'être noble & touchante.

Il faut donc qu'elle ait de la grâce & qu'elle soit harmonieuse. Une langue où l'harmonie de la poésie consisterait principalement dans l'arrondissement du vers, où le poète ne serait harmonieux qu'à force d'être nombreux, une telle langue ne serait guère propre à la musique.

Il faut enfin que la langue du poème lyrique, sans perdre de son naturel & de sa grâce, se prête aux inversions que l'expression, la chaleur, & le désordre des passions rendent à tout instant indispensables.

Il y a peu de langues qui réunissent trois avantages si rares ; mais il n'y en a aucune que le poète lyrique ne puisse parler avec succès, s'il connaît bien la nature de son drame & le génie de la musique.

Dans le cours du dernier siècle l'opéra créé en Italie fut bientôt imité dans les autres parties de l'Europe. Chaque nation fit chanter sa langue sur ses théâtres ; il y eut des opéra espagnols, français, anglais, allemands. En Allemagne surtout, il n'y eut point de ville considérable qui n'eût son théâtre d'opéra, & le recueil des poèmes lyriques représentés sur différents théâtres, formerait seul une petite bibliothèque ; mais le pays qui avait vu naître ce beau & magnifique spectacle, le vit aussi se perfectionner, il y a environ cinquante ans ; toute l'Europe s'est alors tournée vers l'Italie avec l'acclamation :

Grauis musa dedit...

Cette acclamation a été le signal de la chute de tous les spectacles lyriques, & l'opéra italien s'est emparé de tous les théâtres de l'Europe. Cette foule de grands compositeurs qui sont sortis d'Italie & d'Allemagne depuis ce tems-là, n'a plus voulu chanter que dans cette langue, dont la supériorité a été universellement reconnue. La France seule a conservé son opéra, son poème lyrique, & sa musique, mais sans pouvoir la faire goûter des autres peuples de l'Europe, quelque prévention qu'on ait en général pour ses arts, ses goûts & ses modes. Dans ces derniers tems ses enfants même se sont partagés sur sa musique, & la musique italienne a compté des français parmi ses partisans les plus passionnés. Il nous reste donc à examiner ce que c'est que l'opéra français, & ce que c'est que l'opéra italien.

De l'opéra français
Selon la définition d'un écrivain célèbre, l'opéra français est l'épopée mise en action & en spectacle. Ce que la discrétion du poète épique ne montre qu'à notre imagination, le poète lyrique a entrepris en France de le représenter à nos yeux. Le poète tragique prend ses sujets dans l'histoire ; le poète lyrique a cherché les siens dans l'épopée ; & après avoir épuisé toute la mythologie ancienne & toute la sorcellerie moderne ; après avoir mis sur la scène toutes les divinités possibles ; après avoir tout revêtu de forme & de figure, il a encore créé des êtres de fantaisie, & en les douant d'un pouvoir surnaturel & magique, il en a fait le principal ressort de son poème

C'est donc le merveilleux visible qui est âme de l'opéra français ; ce sont les Dieux, les Déesses, les Demi-dieux ; des Ombres, des Génies, des Fées, des Magiciens, des Vertus, des Passions, des idées abstraites, & des êtres moraux personnifiés qui en sont les acteurs. Le merveilleux visible a paru si essentiel à ce drame, que le poète ne croirait pas pouvoir traiter un sujet historique sans y mêler quelques incidents surnaturels & quelques êtres de fantaisie & de sa création.

Pour juger si ce genre peut mériter le suffrage d'une nation éclairée, les critiques & les gens de goût examineront & décideront les questions suivantes.

Ne serait-ce pas une entreprise contraire au bon sens, que le génie a toujours saintement respecté dans les arts d'imitation, que de vouloir rendre le merveilleux susceptible de la représentation théâtrale ? Ce qui dans l'imagination du poète & de ses lecteurs était noble & grand, rendu ainsi visible aux yeux, ne deviendra-t-il point puérile & mesquin ?

Sera-t-il aisé de trouver des acteurs pour les rôles du genre merveilleux, ou supportera-t-on un Jupiter, un Mars, un Pluton sous la figure d'un acteur plein de défauts & de ridicules ? Ne faudrait-il pas au moins, pour de telles représentations, des salles immenses, où le spectateur placé à une juste distance du théâtre, serait forcé de laisser au jeu des machines & des masques la liberté de lui en imposer ; où son imagination fortement frappée serait obligée de concourir elle-même aux effets d'un spectacle dont elle ne pourrait saisir que les masses ? La présence des dieux pourra-t-elle être rendue supportable dans un lieu étroit & resserré où le spectateur se trouve, pour ainsi dire, sous le nez de l'acteur, où les plus petits détails, les nuances les plus fines sont remarqués du premier, où le second ne peut masquer ni dérober aucun des défauts de sa voix, de sa démarche, de sa figure ? L'observation d'Horace,
Major è longinquo reverentia,
qui n'est pas moins vraie des lieux que des tems, n'est-elle pas ici d'une application sensible ? Supposons donc qu'on eût pu mettre des dieux sur ces théâtres anciens & immenses qui recevaient un peuple entier pour spectateur, ne serait-ce pas là précisément une raison pour les bannir de nos petits théâtres, qui ne représentent que pour quelques coteries qu'on a appelées le public ?

Si un spectacle rempli de dieux était le fruit du goût naturel d'un peuple, d'une passion nationale pour ce genre, ce peuple ne commencerait-il pas par mettre sur ses théâtres les divinités de sa religion ? Des dieux de tradition, dont il ne connaît la mythologie qu'imparfaitement, pourraient-ils l'émouvoir & l'intéresser comme les objets de son culte & de sa croyance ? L'opéra ne deviendrait-il pas nécessairement une fête religieuse ?

N'exigerait-on pas du moins d'un tel peuple d'être connaisseur profond & passionné du nu, des belles formes, de l'énergie & de la beauté de la nature ; & que faudrait-il penser de son goût s'il pourvoit souffrir sur ses théâtres un Hercule en taffetas couleur de chair, un Apollon en bas blancs & en habit brodé ?

Si le précepte d'Horace, Nec Deus intersit  est fondé dans la raison, que penser d'un spectacle où les dieux agissent à tort & à travers, où ils arrangent & dérangent tout selon leur caprice, où ils changent incontinent de projets & de volonté ? Qu'on se rappelle avec quelle discrétion les tragiques anciens emploient les dieux dans des pièces, qui après tout étaient des actes de religion ! Ils montraient le dieu un instant, au moment décisif, tandis que notre poète lyrique ne craint point de le tenir sans cesse sous nos yeux. En en usant ainsi, ne risque-t-il pas d'avilir la condition divine, si l'on peut s'exprimer ainsi ? Pour qu'un dieu nous imprime une idée convenable de sa grandeur, ne faut-il pas qu'il parle peu, & qu'il se montre aussi rarement que ces monarques d'Asie, dont l'apparition est une chose si auguste & si solennelle, que personne n'ose lever les yeux sur eux, dans la seule occasion où il est permis de les envisager ? Serait-il possible de conserver ce respect pour un Apollon qui se montrerait trois heures de suite sous la figure & avec les talents de M. Muguet ?

Quand il serait possible de représenter d'une manière noble, grande & vraie les divinités de l'ancienne Grèce, qui sont après tout des personnages historiques, quoique fabuleux ; le bon goût & le bon sens permettraient-ils de personnifier également tous les êtres que l'imagination des poètes a enfantés ? Un génie aérien, un jeu, un ris, un plaisir, une heure, une constellation, tous ces êtres allégoriques & bizarres, dont on lit avec étonnement la nomenclature dans les programmes des Opéra français, pourraient-ils paraître sur la scène lyrique avec autant de droit & de succès qu'un Bacchus, qu'un Mercure, qu'une Diane ? & quelles seraient les bornes de cette étrange licence ?

Qu'on examine sans prévention les deux tableaux suivants qui sont du même genre ; dans l'un, le poète nous montre Phèdre en proie à une passion insurmontable pour le fils de son époux, luttant vainement contre un penchant funeste, & succombant enfin, malgré elle, dans le délire & dans des convulsions, à un amour effréné & coupable que son succès même ne rendrait que plus criminel. Voilà le tableau de Racine. Dans l'autre, Armide, pour triompher d'un amour involontaire que sa gloire & ses intérêts désavouent également, a recours à son art magique. Elle évoque la Haine : à sa voix, la Haine sort de l'enfer, & paraît avec sa suite dans cet accoutrement bizarre, qui est de l'étiquette de l'Opéra français Après avoir fait danser & voltiger ses suivants longtemps autour d'Armide, après avoir fait chanter par d'autres suivants qui ne savent pas danser, un couplet en choeur qui assure que

Plus on connoter l'amour, & plus on le déteste,
Et quand on veut bien s'en défendre,
Qu'on peut se garantir de ses indignes fers.

Après toutes ces cérémonies sans but, sans goût & sans noblesse, la Haine se met à conjurer l'Amour dans les formes, de sortir du coeur d'Armide, & de lui céder la place, précisément comme nos prêtres naguère avoient la coutume d'exorciser le diable. Voilà le tableau de Quinault. Nous ne dirons point qu'il n'y a qu'un homme de génie qui puisse réussir dans le premier, & qu'un homme ordinaire peut se tirer du second avec succès ; mais nous nous en rapporterons à la bonne foi de ceux qui ont vu la représentation des deux pièces Qu'ils nous disent si cette Haine avec sa perruque de vipères, avec son autre paquet de serpents en sa main droite, avec ses gants & ses bas rouges à coins étincelants de paillettes d'argent, les a jamais fait frémir de terreur ou de pitié pour Armide, & si Phèdre mourante d'amour & de honte, seule dans les bras de sa vieille nourrice, ne déchire pas tous les coeurs ? Le destin dont la main invisible règle le sort des mortels irrévocablement, ce destin qu'aucun grand poète n'a osé tirer des ténèbres dont il s'est enveloppé ; n'est-il pas bien autrement effrayant & terrible que ce destin à barbe blanche que le poète de l'Opéra français nous montre si indiscrètement, & qui nous avertit en plein chant que toutes les puissances du ciel & de la terre lui sont soumises ?

Le merveilleux visible ainsi représenté, n'aurait-il pas banni tout intérêt de la scène lyrique ? Un Dieu peut étonner, il peut paraître grand & redoutable ; mais peut-il intéresser ? Comment s'y prendra-t-il pour me toucher ? Son caractère de divinité ne rompt-il pas toute espèce de liaison & de rapport entre lui & moi ? Que me font ses passions, ses plaintes, sa joie, son bonheur, ses malheurs ? Supposé que sa colère ou sa bienveillance influe sur le sort d'un héros, d'une illustre héroïne du drame, lesquels ayant les mêmes affections, les mêmes faiblesses, la même nature que moi, ont droit de m'intéresser à leur sort, quelle part pourrais-je prendre à une action où rien ne se passe en conséquence de la nature & de la nécessité des choses, où la situation la plus déplorable peut devenir en un clin d'oeil, par un coup de baguette, par un changement de volonté soudain & imprévu, la situation la plus heureuse, & par un autre caprice redevenir funeste ? Ne serait-ce pas-là des jeux propres, tout au plus, à émouvoir des enfants ?

L'unité d'action essentielle à tout drame, & sans laquelle aucun ouvrage de l'art ne saurit plaire, ne serait-elle pas continuellement blessée dans l'Opéra merveilleux ? Des êtres qui sont au-dessus des lois de notre nature, qui peuvent changer à leur gré le cours des événements, ne dissoudraient-ils pas tout le noeud dans les pièces de ce genre ? Un Opéra ne serait donc qu'une suite d'incidents qui se succèdent les uns aux autres sans nécessité, & par conséquent sans liaison véritable. Le poète pourrait les allonger, abréger, supprimer à sa fantaisie, sans que son sujet en souffrît. Il pourrait changer ses actes de place, faire du premier le troisième, du quatrième le second, sans aucun bouleversement considérable de son plan. Il pourrait dénouer sa pièce au premier acte, sans que cela l'empêchât de faire suivre cet acte de quatre autres où il dénouerait & renouerait, autant de fois qu'il lui plairait : ou pour parler plus exactement, il n'y aurait dans le fait, ni noeud, ni dénouement. Tout sujet de cette espèce ne peut-il pas être traité en un acte, en trois, en cinq, en dix, en vingt, selon le caprice & l'extravagance du poète lyrique ?

Si ce genre n'a pu enfanter que des drames dénués de tout intérêt & de toute vérité, n'aurait-il pas ainsi empêché les progrès de la musique en France, tandis que cet art a été porté au plus haut degré de perfection dans les autres parties de l'Europe ? Comment le style musical se serait-il formé dans un pays où l'on ne fait chanter que des êtres de fantaisie dont les accents n'ont nul modèle dans la nature ? Leur déclamation étant arbitraire & indéterminée, n'aurait-elle pas produit un chant froid & soporifique, une monotonie insupportable auxquels personne aurait résisté sans le secours des ballets ? Toute l'expression musicale ne se serait-elle pas ainsi réduite à jouer sur le mot, en sorte qu'un acteur ne pourrait prononcer le mot larmes, sans que le musicien ne le fît pleurer, quoiqu'il n'eût aucun sujet d'affliction, & que dans la situation la plus triste il ne pourrait parler d'un état brillant sans que le musicien ne se crût en droit de faire briller sa voix aux dépens de la disposition de son âme ? Ne serait-il pas résulté de cette méthode un dictionnaire des mots réputés lyriques, dictionnaire dont un compositeur habile ne manquerait pas de faire présent à son poète, afin qu'il eût, en un seul recueil, tous les mots dont la musique ne saurit rien faire, & qu'il ne faut jamais employer dans le poème lyrique ?

Si vous choisissez deux compositeurs, que vous donniez à l'un à exprimer le désespoir d'Andromaque lorsqu'on arrache Astyanax du tombeau où sa piété avait caché, ou les adieux d'Iphigénie qui va se soumettre au couteau de Calchas, ou bien les fureurs de sa mère éperdue au moment de cet affreux sacrifice ; & que vous disiez à l'autre, faites-moi une tempête, un tremblement de terre, un choeur d'aquilons, un débordement de Nil, une descente de Mars, une conjuration magique, un sabbat infernal, n'est-ce pas dire à celui-ci, je vous choisis pour faire peur ou plaisir aux enfants, & à l'autre, je vous choisis pour être l'admiration des nations & des siècles ? N'est-il pas évident que l'un a dû rester barbare, & sans musique, sans style, sans expression, sans caractère, & que l'autre a dû, ou renoncer à son projet, ou, s'il y a réussi, devenir sublime ?

Deux poètes qu'on aurait ainsi employés, ne seraient-ils pas dans le même cas ? L'un n'aurait-il pas appris à parler le langage du sentiment, des passions, de la nature ; l'autre ne serait-il pas resté faible, froid & maniéré ? Quand il aurait eu le talent de la poésie, son faux genre aurait trompé sur l'emploi qu'il en faut faire. La pompe épique aurait pris dans son style la place du naturel de la poésie dramatique. Au lieu de scènes naturellement dialoguées, nous aurions eu des recueils de maximes, de madrigaux, d'épigrammes, de tournures & de cliquetis de mots pour lesquels la musique n'a jamais connu d'expression. Le goût se serait si peu formé qu'on aurait point senti la différence de l'harmonie poétique & de l'harmonie musicale, ni compris que le plus beau morceau de Tibulle serait déplacé dans le poème lyrique, précisément par ce qui le rend si beau & si précieux. On aurait vu enfin l'étrange phénomène d'un poète lyrique, plein de douceur & de nombre, plein de charme à la lecture, & dont il serait cependant impossible de mettre les pièces en musique.

Ce faux genre où rien ne rappelle à la nature, n'aurait-il pas empêché le musicien français de connaître & de sentir cette distinction fondamentale de l'air & du récitatif ? Un chant lourd & traînant, semblable au chant gothique de nos églises, serait devenu le récitatif de l'opéra. Pour lui donner de l'expression, on aurait surchargé de ports de voix, de trilles, de chevrotements ; & malgré ces laborieux efforts, on ne se serait pas seulement douté de l'art de ponctuer le chant, de faire une interrogation, une exclamation en chantant. La lenteur insoutenable de ce récitatif, son caractère contraire à toute espèce de déclamation, auraient d'ailleurs rendu l'exécution d'une véritable scène impossible sur ce théâtre. L'air, cette autre partie principale du drame en musique, serait encore si peu trouvé que le mot même ne s'entendrait que des pièces que le musicien fait pour la danse, ou des couplets dans lesquels le poète renferme des maximes qu'il fait servir au dialogue de la scène, & dont le compositeur fait des chansons que l'acteur chante avec une sorte de mouvement. On aurait pu ajouter aux divertissements de ce spectacle, des ariettes, mais qui ne sont jamais en situation, qui ne tiennent point au sujet, & dont la dénomination même indique la pauvreté & la puérilité. Ces ariettes auraient encore merveilleusement contribué à retarder les progrès de la musique ; car il vaut sans doute mieux que la musique n'exprime rien que de la voir se tourmenter autour d'une lance, d'un murmure, d'un voltige, d'un enchaîne, d'un triomphe, &c.

Par l'idée d'exposer aux yeux ce qui ne peut agir que sur l'imagination, & ne faire de l'effet qu'en restant invisible, le poète n'aurait-il pas entraîné le décorateur dans des écarts & dans des bizarreries qui lui auraient fait méconnaître le véritable emploi d'un art si précieux à la représentation théâtrale ? Quel modèle un jardin enchanté, un palais de fée, un temple aérien, &c. a-t-il dans la nature ? Que peut-on blâmer ou louer dans le projet & l'exécution d'une telle décoration, à moins que le décorateur ne paroisse sublime à proportion qu'il est extravagant ? Ne lui faut-il pas cent fois plus de goût & de génie pour nous montrer un grand & bel édifice, un beau paysage, une belle ruine, un beau morceau d'architecture ? Serait-ce une entreprise bien sensée de vouloir imiter dans les décorations les phénomènes physiques & la nature en mouvement ? Les agitations, les révolutions, celles qui attachent & qui effrayent, ne doivent-elles pas plutôt être dans le sujet de l'action & dans le coeur des acteurs que dans le lieu qu'ils occupent ?

Quand il serait possible de représenter avec succès les phénomènes de la nature, & tout ce qui accompagnerait l'apparition d'un dieu sur un théâtre de grandeur convenable, l'hypothèse d'un spectacle où les personnages parlent quoiqu'en chantant, n'est-elle pas beaucoup trop voisine de notre nature pour être employée dans un drame dont les acteurs sont des dieux ? Le bon goût n'ordonnerait-il pas de réserver de tels sujets au spectacle de la danse & de la pantomime, afin de rompre entre les acteurs & le spectateur, le lien de la parole qui les rapprocherait trop, & qui empêcherait celui-ci de croire les autres d'une nature supérieure à la sienne ? Si cette observation était juste, il faudrait confier le genre merveilleux à l'éloquence muette & terrible du geste, & faire servir la musique dans ces occasions à la traduction, non des discours, mais des mouvements

Voilà quelques-unes des questions qu'il faudrait éclaircir sans prévention, avant de prononcer sur le mérite du genre appelé merveilleux, & avant d'entreprendre la poétique de l'Opéra français Les arts & le goût public ne pourraient que gagner infiniment à une discussion impartiale.

De l'Opéra italien. Après la renaissance des Lettres, l'art dramatique s'est rapidement perfectionné dans les différentes contrées de l'Europe. L'Angleterre a eu son Shakespeare ; la France a eu d'un côté son immortel Molière, & de l'autre, son Corneille, son Racine & son Voltaire. En Italie, on s'est aussi bientôt débarrassé de ce faux genre appelé merveilleux, que la barbarie du goût avait introduit dans le siècle dernier sur tous les théâtres de l'Europe ; & dès qu'on a voulu chanter sur la scène, on a senti qu'il n'y avait que la tragédie & la comédie qui pussent être mises en musique. Un heureux hasard ayant fait naître au même instant le poète lyrique le plus facile, le plus simple, le plus touchant, le plus énergique, l'illustre Metastasio, & ce grand nombre de musiciens de génie que l'Italie & l'Allemagne ont produits, & à la tête desquels la postérité lira en caractères ineffaçables, les noms de Vinci, de Hasse & de Pergolesi ; le drame en musique a été porté en ce siècle au plus haut degré de perfection. Tous les grands tableaux, les situations les plus intéressantes, les plus pathétiques, les plus terribles ; tous les ressorts de la tragédie, tous ceux de la véritable comédie ont été soumis à l'art de la Musique, & en ont reçu un degré d'expression & d'enthousiasme, qui a partout entraîné & les gens d'esprit & de goût, & le peuple. La Musique ayant été consacrée en Italie dès sa naissance à sa véritable destination, à l'expression du sentiment & des passions, le poète lyrique n'a pu se tromper sur ce que le compositeur attendait de lui ; il n'a pu égarer celui-ci à son tour, & lui faire quitter la route de la nature & de la vérité.

En revanche, il ne faut pas s'étonner que dans la patrie du goût & des arts, la tragédie sans musique ait été entièrement négligée. Quelque touchante que soit la représentation tragique, elle paraîtra toujours faible & froide à côté de celle que la musique aura animée ; & en vain la déclamation voudrait-elle lutter contre les effets du chant & de ses impressions. Pour se consoler de n'avoir point égalé ses voisins en Musique, la France doit se dire que ses progrès dans cet art auraient peut-être empêché d'avoir son Racine.

Pourquoi donc l'Opéra italien avec des moyens si puissants n'a-t-il pas renouvelé de nos jours ces terribles effets de la tragédie ancienne dont l'histoire nous a conservé la mémoire ? Comment a-t-on pu assister à la représentation de certaines scènes, sans craindre d'avoir le coeur trop douloureusement déchiré, & de tomber dans un état trop pénible & trop voisin de la situation déplorable des héros de ce spectacle ? Ce n'est ni le poète ni le compositeur qu'un critique éclairé accusera dans ces occasions d'avoir été au-dessous du sujet : il faut donc examiner de quels moyens on s'est servi pour rendre tant de sublimes efforts du génie, ou inutiles, ou de peu d'effet.

Lorsqu'un spectacle ne sert que d'amusement à un peuple oisif, c'est-à-dire à cette élite d'une nation, qu'on appelle la bonne compagnie, il est impossible qu'il prenne jamais une certaine importance ; & quelque génie que vous accordiez au poète, il faudra bien que l'exécution théâtrale, & mille détails de son poème se ressentent de la frivolité de sa destination. Sophocle en faisant des tragédies, travaillait pour la patrie, pour la religion, pour les plus augustes solennités de la république. Entre tous les poètes modernes, Metastasio a peut-être joui du sort le plus doux & le plus heureux ; à l'abri de l'envie & de la persécution, qui sont aujourd'hui assez volontiers la récompense du génie, comme elles étaient quelquefois chez les anciens, des vertus & des services rendus à l'état, les talents du premier poète d'Italie ont été constamment honorés de la protection de la maison d'Autriche : que son rôle à Vienne est cependant différent de celui de Sophocle à Athènes ! Chez les anciens, le spectacle était une affaire d'état ; chez nous, si la police s'en occupe, c'est pour lui faire mille petites chicanes, c'est pour le faire plier à mille convenances bizarres. Le spectateur, les acteurs, les entrepreneurs, tous ont usurpé sur le poème lyrique, un empire ridicule ; & ses créateurs, le poète & le musicien, eux-mêmes victimes de cette tyrannie, ont été le moins consultés sur son exécution.

Tout le monde sait qu'en Italie, le peuple ne s'assemble pas seulement aux théâtres pour voir le spectacle ; mais que les loges sont devenues autant de cercles de conversation qui se renouvellent plusieurs fois pendant la durée de la représentation. L'usage est de passer cinq ou six heures à l'Opéra, mais ce n'est pas pour lui donner cinq ou six heures d'attention. On n'exige du poète que quelques situations très pathétiques, quelques scènes très belles, & l'on se rend facile sur le reste. Quand le musicien a réussi de rendre ces fameux morceaux que tout le monde sait par coeur, d'une manière neuve & digne de son art, on est ravi, on s'extasie, on s'abandonne à l'enthousiasme, mais la scène passée, on n'écoute plus. Ainsi deux ou trois airs, un beau duetto, une scène extrêmement belle, suffisent au succès d'un Opéra, & l'on est indifférent sur la totalité du drame, pourvu qu'il ait donné trois ou quatre instants ravissants, & qu'il dure d'ailleurs le temps qu'on s'est destiné à passer à la salle de l'Opéra.

Chez une nation passionnée pour le chant, qui fait au charme de la voix le plus grand des sacrifices, & où le chant est devenu un art qui exige, outre la plus heureuse disposition des organes, l'étude la plus longue & la plus opiniâtre, le chanteur a dû bientôt usurper un empire illégitime sur le compositeur & sur le poète Tout a été sacrifié à ses talents & à ses caprices. On s'est peu choqué des imperfections de l'action théâtrale, pourvu que le chant fût exécuté avec cette supériorité qui séduit & enchante. Le chanteur, sans s'occuper de la situation & du caractère de son rôle, a borné tous ses soins à l'expression du chant ; la scène a été récitée & jouée avec une négligence honteuse. Le public, de spectateur qu'il doit être, n'est resté qu'auditeur. Il a fermé les yeux, & ouvert les oreilles, & laissant à son imagination le soin de lui montrer la véritable attitude, le vrai geste, les traits & la figure de la veuve d'Hector, ou de la fondatrice de Carthage, il s'est contenté d'en entendre les véritables accents

Cette indulgence du public a laissé d'un côté l'action théâtrale dans un état très imparfait, & de l'autre, elle a rendu le chanteur, maître de ses maîtres. Pourvu que son rôle lui donnât occasion de développer les ressources de son art, & de faire briller sa science, peu lui importait que ce rôle fût d'ailleurs ce que le drame voulait qu'il fût. Le poète fut obligé de quitter le style dramatique, de faire des tableaux, de coudre à son poème quelques morceaux postiches de comparaisons & de poésie épique ; & le musicien, d'en faire des airs dans le style le plus figuré, & par conséquent le plus opposé à la musique théâtrale, & pour déterminer le chanteur à se charger de quelques airs simples & vraiment sublimes que la situation rendait indispensables au fond du sujet, il fallut acheter sa complaisance par ces brillants écarts, aux dépens de la vérité & de l'effet général. L'abus fut porté au point que lorsque le chanteur ne trouvait pas ses airs à sa fantaisie, il leur en substituait d'autres qui lui avoient déjà valu des applaudissements dans d'autres pièces & sur d'autres théâtres, & dont il changeait les paroles comme il pouvait, pour les approcher de sa situation & de son rôle, le moins mal qu'il était possible.

Enfin l'entrepreneur de l'Opéra devint de tous les tyrans du poète, le plus injuste & le plus absurde. Ayant étudié le goût du public, sa passion pour le chant, son indifférence pour les convenances & l'ensemble du spectacle, voici à-peu-près le traité qu'il proposa au poète lyrique, en conséquence de ses découvertes.

" Vous êtes l'homme du monde dont j'ai le moins besoin pour le succès de mon spectacle : après vous, c'est le compositeur. Ce qui m'est essentiel, c'est d'avoir un ou deux sujets que le public idolâtre : il n'y a point de mauvais Opéra avec un Caffarelli, avec une Gabrieli. Mon métier est de gagner de l'argent. Comme je suis obligé d'en donner prodigieusement à mes chanteurs, vous sentez qu'il ne m'en reste que très peu pour le compositeur, & encore moins pour vous : songez que votre partage est la gloire .

Voici quelques conditions fondamentales sous lesquelles je consens de hasarder votre poème, de le faire mettre en musique, & de le faire exécuter par mes chanteurs .

1. Votre poème doit être en trois actes, & ces trois actes ensemble doivent durer au moins cinq heures, y compris quelques ballets que je ferai exécuter dans les entr'actes.

2. Au milieu de chaque acte il me faut un changement de scène & de lieu, en sorte qu'il y ait deux décorations par acte. Vous me direz que c'est proprement demander un poème en six actes, puisqu'il faut laisser la scène vide au moment de chaque changement ; mais ce sont des subtilités de métier dont je ne me mêle point.

3. Il faut qu'il y ait dans votre pièce six rôles, jamais moins de cinq, ni plus de sept : savoir un premier acteur & une première actrice, un second acteur & une seconde actrice ; ce qui fera deux couples d'amoureux qui chanteront le soprano, ou dont un seul, soit homme, soit femme, pourra chanter le contralto. Le cinquième rôle est celui de tyran, de roi, de père, de gouverneur, de vieillard ; il appartient à l'acteur qui chante le ténor. Au surplus vous pouvez employer encore à des rôles de confident un ou deux acteurs subalternes.

4. Suivant cet arrangement judicieux & consacré d'ailleurs par l'usage, il vous faut un double amour. Le premier acteur doit être amoureux de la première actrice, le second de la seconde. Vous aurez soin de former l'intrigue de toutes vos pièces sur ce plan-là, sans quoi je ne pourrai m'en servir. Je n'exige point que la première actrice réponde précisément à l'amour du premier acteur ; au contraire, je vous permettrai toute combinaison & toute liberté à cet égard, car je n'aime pas à faire le difficile sans sujet ; & pourvu que l'intrigue soit double, afin que mes seconds acteurs ne disent pas que je leur fais jouer des rôles subalternes, je ne vous chicanerai point sur le reste. Chaque acteur chantera deux fois dans chaque acte, excepté peut-être au troisième, où l'action se hâtant vers sa fin, ne vous permettra plus de placer autant d'airs que dans les actes précédents. L'acteur subalterne pourra aussi moins chanter que les autres.

6. Je n'ai besoin que d'un seul duetto : il appartient de droit au premier acteur & à la première actrice ; les autres acteurs n'ont pas de privilège de chanter ensemble. Il ne faut pas que ce duetto soit placé au troisième acte ; il faut tâcher de le mettre à la fin du premier ou du second, ou bien au milieu d'un de ces actes, immédiatement avant le changement de la décoration.

7. Il faut que chaque acteur quitte la scène immédiatement après avoir chanté son air. Ainsi lorsque l'action les aura rassemblés sur le théâtre, ils défileront l'un après l'autre, après avoir chanté chacun à son tour. Vous voyez que le dernier qui reste a beau jeu de chanter un air brillant qui contienne une réflexion, une maxime, une comparaison relative à sa situation ou à celle des autres personnages.

8. Avant de faire chanter à un acteur son second air, il faut que tous les autres aient chanté leur premier ; & avant qu'il puisse chanter son troisième, il faut que tous les autres aient chanté leur second, & ainsi de suite jusqu'à la fin ; car vous sentez qu'il ne faut pas confondre les rangs, ni blesser les droits d'aucun acteur."

A ces étranges articles on peut ajouter celui que l'aversion de l'empereur Charles VI pour les catastrophes tragiques, rendit d'une observation indispensable. Ce prince voulut que tout le monde sortît de l'Opéra content & tranquille, & Metastasio fut obligé de raccommoder tout si bien que vers le dénouement tous les acteurs du drame fussent heureux. On pardonnait aux méchants, les bons renonçaient à la passion qui avait causé leur malheur ou celui des autres dans le cours du drame, ou bien d'autres obstacles disparaissaient : chaque acteur se prêtait un peu, & tout était pacifié à la fin de l'Opéra.

Voilà les principes sur lesquels on fonda la poétique de l'Opéra italien. Le poète lyrique fut traité à-peu-près comme un danseur de corde à qui on lie les pieds, afin de rendre son métier plus difficile, & ses tours de force plus éclatants

Si Metastasio, malgré ses entraves, a pu conserver encore à ses pièces du naturel & de la vérité, on en est justement surpris ; mais l'ensemble du poème lyrique a dû nécessairement se ressentir de ces lois bizarres & absurdes ; la force des moeurs a dû disparaître avec celle de l'intrigue ; le second couple d'amoureux a dû entraîner cet amour épisodique qui dépare presque tous les opéra d'Italie. De cette manière, le poème lyrique est devenu un problème où il s'agissait de couper toutes les pièces sur le même patron, de traiter tous les sujets historiques & tragiques à-peu-près avec les mêmes personnages.

L'Opéra-comédie ou bouffon n'a pas été sujet, à la vérité, à toutes ces entraves ; mais il n'a été traité en revanche que par des farceurs ou des poètes médiocres, qui ont tout sacrifié à la saillie du moment. Ces pièces sont ordinairement pleines de situations comiques, parce que la nécessité de placer l'air produit la nécessité de créer la situation ; mais pourvu qu'elle fût originale & plaisante, on pardonnait au poète l'extravagance du plan & de l'ensemble, & les moyens pitoyables dont il se servait pour amener les situations.

Ce qu'il faut avouer à la gloire du poète & du compositeur, c'est qu'ils ne se sont jamais trompés un instant sur leur vocation ni sur la destination de leur art ; & si l'Opéra italien est rempli de défauts qui en affaiblissent l'impression & l'effet, heureusement il n'y en a aucun qu'on ne puisse retrancher sans toucher au fond & à l'essence du poème lyrique.

De quelques accessoires du poème lyrique. Nous avons dit ce qu'il faut penser des couplets, des duo, & de la manière dont on peut faire chanter deux ou plusieurs acteurs ensemble sans blesser le bon sens & la vraisemblance; il nous reste à parler des choeurs, qui sont très fréquents dans les Opéra français, & très rares dans les Opéra italiens. Celui-ci est ordinairement terminé par un couplet que tous les acteurs réunis chantent en choeur, & qui ne tenant point au sujet, disparaîtra dès qu'il sera permis au poète de dénouer sa pièce comme le sujet l'exige. Il n'y a pas moyen de coudre un couplet au choeur après l'Opéra de Didon abandonnée. Dans l'Opéra français chaque acte a son divertissement, & chaque divertissement consiste en danses & en choeurs chantants ; & les partisans de ce spectacle ont toujours compté les choeurs parmi ses principaux avantages.

Pour juger quel cas il en faut faire, on n'a qu'à se souvenir de ce qui a été dit plus haut au sujet du couplet, que le bon goût n'a jamais permis de regarder comme une partie de la musique théâtrale. S'il est contre le bon sens qu'un acteur réponde à l'autre par une chanson, avec quelle vraisemblance une assemblée entière ou tout un peuple pourra-t-il manifester son sentiment, en chantant ensemble & en choeur le même couplet, les mêmes paroles, le même air ? Il faudra donc supposer qu'ils se sont concertés d'avance, & qu'ils sont convenus entre eux de l'air & des paroles, par lesquels ils exprimeraient leur sentiment sur ce qui fait le sujet de la scène, & ce qu'ils ne pourvoient savoir auparavant ? Que dans une cérémonie religieuse le peuple assemblé chante une hymne à l'honneur de quelque divinité, je le conçois ; mais ce couplet est un cantique sacré que tout le peuple sait de tout tems par coeur ; & dans ces occasions les choeurs peuvent être augustes & beaux. Tout un peuple témoin d'une scène intéressante, peut pousser un cri de joie, de douleur, d'admiration, d'indignation, de frayeur, &c. Ce choeur qui ne sera qu'une exclamation de quelques mots, & plus souvent qu'un cri inarticulé, pourra être du plus grand effet. Voilà à-peu-près l'emploi des choeurs dans la tragédie ancienne ; mais que ces choeurs sont différents de ces froids & bruyants couplets que débitent les choristes de l'Opéra français sans action, les bras croisés, & avec un effort de poumons à étourdir l'oreille la plus aguerrie !

Le bon goût proscrira donc les choeurs du poème lyrique, jusqu'à ce que l'Opéra se soit assez rapproché de la nature pour exécuter les grands tableaux & les grands mouvements avec la vérité qu'ils exigent. A ce beau moment pour les Arts, qu'on m'amène l'homme de génie qui sait la langue des passions & la science de l'harmonie, & je serai son poète, & je lui donnerai les paroles d'un choeur que personne ne pourra entendre sans frissonner. Supposons un peuple opprimé, avili sous le règne d'un odieux tyran. Supposons que ce tyran soit massacré, ou qu'il meure dans son lit (car qu'importe après tout le sort d'un méchant ?), & que le peuple ivre de la joie la plus effrénée de s'en voir délivré, s'assemble pour lui proclamer un successeur. Pour que mon sujet devienne historique, j'appellerai le tyran Commode, & son successeur à l'empire, Pertinax ; & voici le choeur que je propose au musicien de faire chanter au peuple romain.

" Que l'on arrache les honneurs à l'ennemi de la patrie... l'ennemi de la patrie ! le parricide  ! le gladiateur !... Qu'on arrache les honneurs au parricide. qu'on traîne le parricide... qu'on le jette à la voierie. Qu'il soit déchiré... l'ennemi des dieux ! le parricide du sénat !... à la voirie, le gladiateur !... l'ennemi des dieux ! l'ennemi du sénat ! à la voirie, à la voirie !... Il a massacré le sénat, à la voirie !... Il a massacré le sénat, qu'il soit déchiré à coups de crocs !... Il a massacré l'innocent : qu'on le déchire... qu'on le déchire, qu'on le déchire... Il n'a pas épargné son propre sang ; qu'on le déchire... Il avait médité ta mort ; qu'on le déchire... Tu as tremblé pour nous, tu as tremblé avec nous ; tu as partagé nos dangers... O Jupiter, si tu veux notre bonheur, conserve nous Pertinax !... Gloire à la fidélité des prétoriens !... aux armées romaines !... à la piété du sénat !... Pertinax, nous te le demandons, que le parricide soit traîné... qu'il soit traîné, nous te le demandons... Dis avec nous, que les délateurs soient exposés aux lions... Dis, aux lions le gladiateur... Victoire à jamais au peuple romain !... liberté ! victoire !... Honneur à la fidélité des soldats !... aux cohortes prétoriennes !... Que les statues du tyran soient abattues !... partout, partout !... Qu'on abatte le parricide, le gladiateur !... Qu'on traîne l'assassin des citoyens... qu'on brise ses statues... Tu vis, tu vis, tu nous commandes, & nous sommes heureux... ah oui, oui, nous le sommes... nous le sommes vraiment, dignement, librement... nous ne craignons plus. Tremblez, délateurs !... notre salut le veut... Hors du sénat, les délateurs !... à la hache, aux verges, les délateurs !... aux lions, les délateurs !... aux verges, les délateurs !... Périsse la mémoire du parricide, du gladiateur !... périssent les statues du gladiateur !... à la voirie, le gladiateur !... César, ordonne les crocs... que le parricide du sénat soit déchiré... ordonne, c'est l'usage de nos aïeux... Il fut plus cruel que Domitien... plus impur que Néron... qu'on lui fasse comme il a fait !... Réhabilite les innocents... rends honneur à la mémoire des innocents... Qu'il soit traîné, qu'il soit traîné !...  ordonne, ordonne, nous te le demandons tous... Il a mis le poignard dans le sein de tous. Qu'il soit traîné !... Il n'a épargné ni âge, ni sexe ; ni ses parents, ni ses amis. Qu'il soit traîné !... Il a dépouillé les temples. Qu'il soit traîné !... Il a violé les testaments. Qu'il soit traîné !... Il a ruiné les familles. Qu'il soit traîné !... Il a mis les têtes à prix. Qu'il soit traîné !... Il a vendu le sénat. Qu'il soit traîné !... Il a spolié l'héritier. Qu'il soit traîné !... Hors du sénat, ses espions !... hors du sénat, ses délateurs !... hors du sénat, les corrupteurs d'esclaves !... Tu as tremblé avec nous... tu sais tout... tu connais les bons & les méchants Tu sais tout... punis qui l'a mérité. Répare les maux qu'on nous a faits... nous avons tremblé pour toi... nous avons rampé sous nos esclaves... Tu règnes. Tu nous commandes. Nous sommes heureux... oui, nous le sommes... Qu'on fasse le procès au parricide !... ordonne, ordonne son procès... Viens, montre-toi, nous attendons ta présence... Hélas, les innocents sont encore sans sépulture !... que le cadavre du parricide soit traîné !... Le parricide a ouvert les tombeaux. Il en a fait arracher les morts... que son cadavre soit traîné !"

Voilà un choeur. Voilà comme il convient de faire parler un peuple entier quand on ose le montrer sur la scène Qu'on compare cette acclamation du peuple romain à l'élévation de l'empereur Pertinax, avec l'acclamation des peuples des Zéphyrs, lorsqu'Atys est nommé grand sacrificateur de Cybèle :

Que devant vous tout s'abaisse & tout tremble.
Vivez heureux, vos jours sont notre espoir :
Rien n'est si beau que de voir ensemble
Un grand mérite avec un grand pouvoir.
Que l'on bénisse
Le ciel propice,
Qui dans vos mains
Met le sort des humains.

Ou, qu'on lui compare cet autre choeur d'une troupe de dieux de fleuves :

Que l'on chante, que l'on danse,
Rions tous, lorsqu'il le faut
:
Ce n'est jamais trop tôt
Que le plaisir commence.
On trouve bientôt la fin
Des jours de réjouissance ;
On a beau chasser le chagrin,
Il revient plutôt qu'on ne pense.

Quel peuple a jamais exprimé ses transports les plus vifs d'une manière aussi plate & aussi froide ? Qu'on se rappelle maintenant l'air encore plus plat que Lully a fait sur ces couplets, & l'on trouvera que le musicien a surpassé son poète de beaucoup.

Que les gens de goût décident entre ces choeurs & celui que je propose, & ils seront forcés de m'adjuger le rang sur le premier poète lyrique de France. C'est que le tendre Quinault a cherché ses choeurs dans un genre insipide & faux ; & moi, j'ai pris le mien dans la vérité & dans l'Histoire où Lampride nous l'a conservé mot pour mot.

Ce choeur pourra paraître long, mais ce ne sera pas à un compositeur habile qui sentira au premier coup d'oeil avec quelle rapidité tous ces cris doivent se succéder & se répéter. Il me reprochera plutôt d'avoir empiété sur ses droits ; & au lieu de m'en tenir, comme le poète le doit, à une simple esquisse des principales idées, dont l'interprétation appartient à la Musique, d'avoir déjà mis dans mon coeur toute sorte de déclamations, tout le désordre, tout le tumulte, toute la confusion d'une populace effrénée ; d'avoir distribué, pour ainsi dire, tous les rôles & toute la partition ; d'avoir marqué les cris qui ne sont poussés que par une seule voix, tandis qu'un autre reproche part d'un autre côté, ou qu'une imprécation est interrompue par une acclamation de joie ; ou qu'on se met à rappeler tous les forfaits du tyran l'un après l'autre ; que l'un commence, il n'a épargné ni âge, ni sexe ; qu'un autre ajoute, ni ses parents : qu'un troisième achève, ni ses amis ; que tous se réunissent à crier : qu'il soit traîné ! voilà des entreprises dignes d'un homme de génie. Quel tableau ! je me sens frappé des cris d'un million d'hommes ivres de fureur & de joie ; je frémis à l'aspect de l'image la plus effrayante & la plus terrible de l'enthousiasme populaire.

De la danse. La danse est devenue dans tous les pays la compagne du spectacle en Musique.

En Italie & sur les autres théâtres de l'Europe, on remplit les entr'actes du poème lyrique par des ballets qui n'y ont aucun rapport. Si cet usage est barbare, il est encore de ceux qu'on peut abolir, sans toucher au fond du spectacle ; & cela arrivera dès que le poème lyrique sera délivré de ses épisodes, & serré comme son esprit & sa constitution l'exigent.

En France, on a associé le ballet immédiatement avec le chant & avec le fond de l'opéra. Arrive-t-il quelque incident heureux ou malheureux, aussitôt il est célébré par des danses, & l'action est suspendue par le ballet. Cette partie postiche est même devenue en ces derniers temps la principale du poème lyrique ; chaque acte a besoin d'un divertissement, terme qui n'a jamais été pris dans une acception plus propre & plus stricte, & le succès d'un opéra dépend aujourd'hui, non pas précisément de la beauté des ballets, mais de l'habileté des danseurs qui l'exécutent.

Rien, ce semble, ne dépose plus fortement contre le poème & la musique de l'opéra français, que le besoin continuel & urgent de ces ballets. Il faut que l'action de ce poème soit dénuée d'intérêt & de chaleur, puisque nous pouvons souffrir qu'elle soit interrompue & suspendue à tout instant par des menuets & des rigaudons ; il faut que la monotonie du chant soit d'un ennui insupportable, puisque nous n'y tenons qu'autant qu'il est coupé dans chaque acte par un divertissement.

Suivant cet usage, l'opéra français est devenu un spectacle où tout le bonheur & tout le malheur des personnages se réduit à voir danser autour d'eux.

Pour juger si cet usage mérite l'approbation des gens de goût, & si c'est un avantage inestimable, comme on l'entend dire sans cesse, que l'opéra français a sur tous les spectacles lyriques, de réunir la danse à la Poésie & à la Musique, il sera nécessaire de réfléchir sur les observations suivantes.

La danse, ainsi que le couplet, peut quelquefois être historique dans le poème lyrique. Roland arrive au rendez-vous que la perfide Angélique lui a donné. Après l'avoir vainement attendue pendant quelque tems, il voit venir une troupe de jeunes gens qui, en chantant & en dansant, célèbrent le bonheur de Médor & d'Angélique qu'ils viennent de conduire au port. C'est par ces expressions de joie d'une jeunesse innocente & vive que Roland apprend son malheur & la trahison de sa maîtresse. Cette situation est très belle, & c'est avec raison qu'on a regardé cet acte comme le chef-d'oeuvre du théâtre lyrique en France. Voyons si l'exécution & la représentation théâtrale répondent à l'idée sublime du poète, & si Quinault n'a pas été obligé lui-même de la gâter pour se conformer à l'usage de l'opéra. Roland, après avoir attendu longtemps, après avoir examiné les chiffres & les inscriptions, & réprimé les soupçons que son coeur jaloux en a conçus, entend une musique champêtre. C'est la jeunesse qui revient sur ses pas, après avoir conduit Médor & Angélique. Roland, dans l'espérance de trouver sa maîtresse parmi cette troupe joyeuse, quitte la scène & va au-devant du bruit. A l'instant même la jeunesse dansante & chantante paraît Roland devrait reparaître avec elle ; mais apparemment qu'il s'est déjà aperçu qu'Angélique n'y est point. Ainsi il va la chercher dans les lieux d'alentour, & abandonne la place aux danseurs & aux choristes. Ce n'est qu'après que ceux-ci nous ont diverti pendant une demi-heure par leurs couplets & leurs rigaudons, que le héros revient & s'éclaircit sur son malheur. Il est évident qu'en ne consultant sur ce ballet que le bon goût, la jeunesse ne fera autre chose que traverser le théâtre en dansant ; que dans le premier instant ils nommeront Médor & Angélique ; que dès cet instant Roland s'éclaircira sur son malheur en frémissant, & qu'il n'aura pas plus que nous la patience d'attendre que les entrées & les contredanses soient finies pour apprendre un sort qui nous intéresse uniquement. J'avoue qu'il n'est pas contre la vraisemblance qu'une jeunesse pleine de tendresse & de joie s'arrête dans un lieu délicieux pour danser & chanter ; mais c'est seulement suspendre l'action du poème au moment le plus intéressant : car ce ne sont ni les amours d'Angélique & de Médor, ni leur éloge, qui font le sujet de la scène. Eh que nous font tous les froids couplets qu'on chante à cette occasion ? c'est le malheur de Roland & la manière naturelle & naïve dont il en est instruit, qui font le charme & l'intérêt de cette situation vraiment admirable.

Je me suis étendu exprès sur le ballet le plus heureusement placé qu'il y ait sur le théâtre lyrique en France, & l'on voit à quoi le goût & le bon sens réduisent ce ballet. Que feront-ils donc de ceux que le poète amène à tout propos ; & si leur voix est jamais écoutée sur ce théâtre, sera-t-il permis à un héros de l'opéra de prouver à sa maîtresse l'excès de ses feux par une troupe de gens qui danseront autour d'elle ?

Mais l'idée d'associer dans le même spectacle deux manières d'imiter la nature, ne serait-elle pas essentiellement opposée au bon sens & au vrai goût ? Ne serait-ce pas là une barbarie digne de ces temps gothiques où le devant d'un tableau était exécuté en relief, où l'on barbouillait une belle statue pour lui faire des yeux noirs ou des cheveux châtains ? Serait-il permis de confondre deux hypothèses différentes dans le même poème, & de le faire exécuter moitié par des gens qui disent qu'ils ne savent parler qu'en chantant, moitié par d'autres qui prétendent n'avoir d'autre langage que celui du geste & des mouvements ?

Pour exécuter ce spectacle avec succès, ne faudrait-il pas du moins avoir des acteurs également habiles dans les deux arts, aussi bons danseurs qu'excellents chanteurs ? Comment serait-il possible de supporter que les uns ne dansassent jamais, & que les autres ne chantassent jamais ? Serait-il bien agréable pour un Dieu de ne savoir pas danser le plus méchant couplet d'une chaconne, & d'être obligé de céder sa place à M. Vestris, qui n'est qualifié dans le programme que du titre de suivant, mais qui écrase son Dieu en un instant par la grâce & la noblesse de ses attitudes, tandis que celui-ci est relégué avec son rang suprême sur une banquette dans un coin du théâtre ?

Une exécution ou puérile ou impossible, voilà un des moindres inconvénients de cette confusion de deux talents, de deux manières d'imiter, qu'on a osé regarder comme un avantage, & qui a certainement empêché les progrès de la danse en France.

A en juger par l'emploi continuel des ballets, on serait autorisé à croire que l'art de la danse est porté au plus haut degré de perfection sur le théâtre de l'opéra français ; mais lorsqu'on considère que le ballet n'est employé à l'opéra français qu'à danser & non à imiter par la danse, on n'est plus surpris de la médiocrité où l'art de la danse est resté en France, & l'on conçoit qu'un français plein de talents & de vues (M. Noverre), a pu être dans le cas d'aller créer le ballet loin de sa patrie

Il est vrai qu'en lisant les programmes des différents opéra, on y trouve une variété merveilleuse de fêtes & de divertissements ; mais cette variété fait place dans l'exécution à la plus triste uniformité. Toutes les fêtes se réduisent à danser pour danser ; tous les ballets sont composés de deux files de danseurs & de danseuses qui se rangent de chaque côté du théâtre, & qui se mêlant ensuite, forment des figures & des groupes sans aucune idée. Les meilleurs danseurs cependant sont réservés pour danser tantôt seuls, tantôt deux ; dans les grandes occasions ils forment des pas de trois, de quatre, & même de cinq ou de six, après quoi le corps du ballet qui s'est arrêté pour laisser la place à ses maîtres, reprend ses danses jusqu'à la fin du ballet. Pour tous ces différents divertissements, le musicien fournit des chaconnes, des loures, des sarabandes, des menuets, des passe-pieds, des gavottes, des rigaudons, des contredanses. S'il y a quelquefois dans un ballet une idée, un instant d'action, c'est un pas de deux ou de trois qui l'exécute, après quoi le corps du ballet reprend incontinent sa danse insipide. La seule différence réelle qu'il y a d'une fête à une autre, se réduit à celle que le tailleur de l'opéra y met, en habillant le ballet tantôt en blanc, tantôt en vert, tantôt en jaune, tantôt en rouge, suivant les principes & l'étiquette du magasin.

Le ballet n'est donc proprement dans l'opéra français qu'une académie de danse, où sous les yeux du public les sujets médiocres s'exercent à figurer, à se rompre, à se reformer, & les grands danseurs à nous montrer des études plus difficiles dans différentes attitudes nobles, gracieuses & savantes. Le poète donne à ces exercices académiques cinq ou six noms différents dans le cours de son poème ; il fait donner à ses danseurs tantôt des bas blancs, tantôt des bas rouges, tantôt des perruques blondes, tantôt des perruques noires ; mais l'homme de goût aperçoit d'ailleurs aucune diversité dans ces ballets, & ne peut que regretter que tant d'habiles danseurs ne soient employés qu'à faire sur un théâtre des pas & des tours de salle.

C'est en effet avoir méconnu trop longtemps l'usage de l'art qui agit sur nos sens avec le plus d'empire, & qui produit les impressions les plus profondes & les plus terribles. Que dirions-nous d'une académie de peintres & de statuaires qui dans une exposition publique de leurs ouvrages ne nous montreraient que des études, des têtes, des bras, des jambes, des attitudes, sans idée, sans application, sans imitation précise ? Toutes ces choses ont sans doute du prix aux yeux d'un connaisseur éclairé ; mais un salon d'exposition est autre chose qu'un atelier.

Il en est de la danse comme du chant : la joie doit avoir créé les premières danses comme elle a inspiré les premiers chants ; mais un menuet, une contredanse, & toute la danse récréative d'un bal, sont précisément aussi déplacés sur le théâtre que la chanson & le couplet. Ce n'est que lorsque l'homme de génie s'est aperçu qu'on pouvait faire de la danse un art d'imitation propre à exprimer sans autre langue que celle du geste & des mouvements tous les sentiments & toutes les passions, ce n'est qu'alors que la danse est devenue digne de se montrer sur la scène ; il est vrai que ce spectacle est celui de tous qui a fait le moins de progrès parmi les modernes ; & si nous en avons vu quelques essais en Italie, en Angleterre, en Allemagne, il faut convenir qu'il est encore loin de ces effets prodigieux des pantomimes dont l'histoire ancienne nous a conservé la mémoire.

Le spectacle en danse a besoin d'un poète, d'un musicien, & d'un maître de ballets. Son hypothèse est d'imiter la nature par le geste & par la pantomime, sans autre discours, sans autre accent que celui que la musique instrumentale fournira à l'interprétation de ses mouvements Le poème dansé, ou ballet, doit être suivi, noué, dénoué, comme le poème lyrique. Il exige encore plus que lui la rapidité de l'action & une grande variété de situations. Comme le discours ne peut être exprimé dans ce drame que par le geste, rien n'y serait plus déplacé que des scènes de raisonnement & de conversation, & le dialogue en général n'y peut être employé, soit dans la tragédie, soit dans la comédie, qu'autant qu'il sert indispensablement de passage & de préparation aux grands tableaux & aux situations intéressantes.

Toute la poétique du poème lyrique s'applique naturellement & d'elle-même au poème ballet. Comme rien n'est moins naturel qu'un opéra où l'on chante d'un bout à l'autre, rien aussi ne serait plus faux qu'un ballet où l'on danserait toujours. Le créateur du poème ballet a dû connaître & distinguer dans la nature le moment tranquille & le moment passionné, celui de la scène & celui de l'air. Il a dû chercher deux manières distinctes pour exprimer deux moments si différents, & partager son poème entre la marche & la danse, comme le musicien partage le sien entre le récitatif & l'air.

Suivant ces principes, les personnages du poème ballet ne danseront qu'au moment de la passion, parce que ce moment est réellement dans la nature celui des mouvements violents & rapides. Le reste de l'action ne sera exécuté que par des gestes simples, par une marche cadencée, plus marquée, plus poétique, que la démarche ordinaire dont il n'y aurait pas moyen de passer naturellement & avec vérité au moment de la danse.

Ce moment tiendra dans le poème ballet la place que l'air occupe dans le poème lyrique ; mais l'on jugera aisément que ce moment ne peut être employé à danser des menuets, des gavottes ou des couplets de chaconne. Tous ces airs de danse ne signifient rien, n'imitent rien, n'expriment rien. L'air du moment de la danse dont le poète aura indiqué le sujet & la situation, sera de la part du musicien le développement de la passion & de tous ses mouvements Le maître des ballets & le danseur intelligent, s'ils entendent cette langue, comme la profession de leur art l'exige, trouveront dans l'air du musicien tous leurs gestes notés avec la succession & les nuances de tous les mouvements

Lorsque le poète aura créé un tel poème, & que le spectacle en danse aura acquis le degré de perfection dont il est susceptible, un grand compositeur ne dédaignera plus de mettre le poème ballet en musique, parce que ce ne sera plus un recueil de jolis menuets & d'autres petits airs de danse, plus dignes de la guinguette que du théâtre, & qu'on abandonne en Italie & en Allemagne avec raison au premier petit violon de l'orchestre. Cette suite de grandes & belles situations, puisée dans le sujet d'une action unique, & terminée par une catastrophe convenable, ouvrira au contraire au compositeur une vaste & brillante carrière, où il pourra déployer ses talents, & concourir à l'effet du spectacle le plus noble & le plus intéressant qu'on puisse offrir à une nation passionnée pour les beaux arts.

Le maître des ballets & le danseur sentiront de leur côté que l'exécution de ce poème demande autre chose que des pirouettes & des gargouillades ; que des attitudes fortes ou gracieuses, des aplombs & tout le détail des exercices académiques & des tours de salle, n'ont de prix sur le théâtre qu'autant qu'ils sont placés à-propos, avec goût & avec intelligence, qu'ils servent à l'expression d'une situation touchante, d'une action intéressante & pathétique, & qu'on aperçoit dans le danseur, indépendamment de cette science, une étude profonde de la nature & de la vérité de ses mouvements

Ce qui vient d'être dit ne contient que les premiers éléments d'une poétique de la danse, mais qui mériteraient pour les progrès d'un art bien peu perfectionné, d'être développés avec plus de soin & dans un plus grand détail. Les lettres pleines de chaleur & de vues que M. Noverre a publiées sur la danse, il y a quelques années, paraissent lui imposer le devoir d'écrire cette poétique, & de rendre à son art l'empire qui lui est dû & qu'il a exercé chez les anciens par la magie & l'enthousiasme de son langage.

De l'exécution du poème lyrique. La réunion du chant & de la danse dans le même poème ne serait point impossible, & serait peut-être une chose désirable ; mais cette association serait bien différente de celle qu'on a imaginée dans l'opéra français, & que le bon goût semble proscrire.

Le chant est un art si difficile, il demande tant d'application & d'étude, qu'il ne faut pas espérer qu'un grand chanteur puisse aussi être grand acteur. Ce cas serait du moins trop rare pour n'être pas regardé comme une exception. L'exécution du chant & l'expression qu'il exige occupent déjà trop un chanteur pour lui permettre de donner le même soin à l'action. Très souvent les mouvements que la situation demande, sont si violents, qu'ils ne permettraient guère de chanter avec grâce, ni même avec la force nécessaire ; & je crois impossible qu'au dernier période de la passion, le même acteur puisse chanter avec la chaleur & l'enthousiasme qu'il exige, & s'abandonner en même tems au délire & au plus grand désordre de la passion, sans que la précision de son chant en souffre.

D'un autre côté, en réfléchissant sur le génie de l'air ou aria des Italiens, on voit évidemment qu'il est dans son principe autant destiné à l'expression du geste qu'à celle du chant, & un pantomime intelligent trouvera dans la partie instrumentale de l'air tous ses gestes, toute la succession de ses mouvements notés avec la plus grande finesse. La musique a encore sur ce point merveilleusement suivi la nature. Car la passion n'élève pas seulement la voix, ne varie pas seulement les inflexions ; elle met la même variété & la même chaleur aussi dans le geste & dans les mouvements : ainsi le moment de la passion doit être en effet la réunion de ces deux expressions. Comment les rendrons-nous donc sur nos théâtres, sans que l'une souffre par l'autre ?

Les plus grandes découvertes sont toujours l'ouvrage du hasard. A Rome, Andronicus, fameux acteur, c'est-à-dire chanteur & pantomime à la fois, est enroué un jour à force de bis ; revocatus obtudit vocem. Le public ne veut pas se passer d'un acteur chéri : Andronicus continue donc les jours suivants de danser la pantomime, agit canticum ; mais comme son enrouement ne lui permet pas de chanter, il place un enfant devant le flûteur ou l'orchestre, & cet enfant chante pour lui : puerum ante tibicinem statuit ad canendum.

Cet expédient plaît au peuple. Andronicus dispensé par un accident de chanter, s'abandonne avec plus de chaleur au geste & à la pantomime ; & depuis ce moment l'opéra, canticum, est exécuté par deux sortes d'acteurs qui représentent un même sujet en même tems, sur les mêmes airs, sur les mêmes mesures, sur la même scène, les uns par le chant, les autres par la danse ou pantomime. L'historien, ou le pantomime ne chante plus que de la main, histrionibus fabularum actus relinquitur ; & le chanteur ne joue plus que de la voix. La voix d'accord avec la flûte explique en chantant le sujet, tandis que la danse d'accord avec la mesure du chant, l'exécute en gesticulant. Ad manum cantatur... Diverbia voci relicta. Voyez Tite-Live.

Ce que le hasard établit jadis sur le théâtre de Rome, une imitation réfléchie devrait nous le faire adopter dans l'exécution de notre poème lyrique. Par ce moyen nos castrats qui sont ordinairement des chanteurs si excellents, & des acteurs si médiocres, ne seraient plus que des instruments parlant placés dans l'orchestre & le plus près de la scène qu'il serait possible. Ils exécuteraient la partie du chant avec une supériorité dont rien ne pourrait les distraire, tandis qu'un habile pantomime exécuterait la partie de l'action avec la même chaleur & la même expression.

Plus on pénétrera l'esprit du poème lyrique, plus on sera engoué de cette idée. L'opéra ainsi exécuté ne serait plus restreint à ne charmer qu'un petit nombre d'hommes excessivement sensibles & qui entendent le langage de la musique. Le plus ignorant d'entre le peuple serait aussi avancé que le plus grand connaisseur, parce que le pantomime aurait soin de lui traduire la musique mot pour mot, & de rendre intelligible à ses yeux ce qu'il n'a pu entendre de ses oreilles.

Cette manière d'exécuter le poème lyrique rendrait aussi au poète & au compositeur l'empire que le chanteur & l'entrepreneur ont usurpé sur eux. Tout ce qui ne tient pas au fond du sujet ne serait plus supportable sur ce théâtre. Tout le style figuré & épique disparaîtrait des ouvrages dramatiques : car quel geste le pantomime trouverait-il pour l'expression de telles paroles & de tels airs ? & comment nous ferait-il sentir, sans devenir ridicule, qu'il ressemble à un coursier indompté & fier, ou qu'il se compare à un vaisseau battu par la tempête ? Les situations les plus pathétiques ne seraient plus énervées par des épisodes froids & subalternes. Le poète, peu embarrassé de la durée du spectacle & du nombre des acteurs, conduirait son sujet par une intrigue simple, forte & rapide à la catastrophe que l'histoire ou la nature des choses aurait indiquée. Je ne sais combien d'actes, combien de décorations, combien d'acteurs il faudrait pour l'opéra d'Andromaque ou de Didon ainsi construit & exécuté ; mais je sais que ces sujets dépouillés de tout ce qui les défigure & les énerve, feraient les impressions les plus profondes & les plus terribles. Le musicien aurait rien changé à son faire ; le poète aurait rapproché le sien de la simplicité & de la force du théâtre d'Athènes, & la représentation théâtrale aurait acquis une vérité & un charme dont il serait téméraire de marquer les effets & les bornes.

Supposé que la durée d'un drame ainsi serré ne remplisse pas le tems consacré au spectacle, rien empêcherait d'imiter encore l'usage d'Athènes en représentant plus d'une pièce Le poème lyrique chanté & dansé serait suivi du poème ballet : celui-ci seul serait peut-être propre à représenter quelques instants d'un merveilleux visible.

Mais le sort de l'homme veut que sa petitesse paraisse toujours à côté de ses plus sublimes efforts de génie ; & nous mettons dans les affaires les plus sérieuses tant de négligence & d'inconséquence, qu'il ne faut pas nous croire capables de l'obstination & de la persévérance nécessaires à la perfection d'un simple art d'amusement. Et le sort des empires, & le sort des théâtres sont l'ouvrage du hasard : tout dépend de ce concours de circonstances qu'un heureux ou un mauvais hasard rassemble. Qu'il paraisse quelque part en Europe un grand prince ; & après avoir acquis par ses travaux le droit de consacrer un glorieux loisir à la culture des Beaux-arts, qu'il porte ses vues sur le plus beau de tous, & l'art dramatique deviendra sous son règne le plus grand monument érigé à la félicité publique & à la gloire du génie de l'homme.

Les Italiens ont un poème lyrique qu'ils appellent oratorio ; ce sont des drames dont le sujet est tiré de nos livres sacrés. On les a quelquefois joués sur des théâtres élevés dans les églises ; mais ces exemples sont rares, & communément on ne fait aucun usage de ces pièces. Il est étonnant que la puissance spirituelle, qui favorise si fort en Italie les pompes religieuses, n'ait pas secondé la Poésie & la Musique dans le dessein de se consacrer à la Religion. De tels spectacles auraient pu devenir très augustes & très intéressants dans la célébration des solennités de l'Eglise.

Il ne serait pas singulier qu'un homme de goût fît plus de cas des oratorio de Metastasio, que de ses opéra les plus célèbres. On apercevait bien que le poète n'y a pas été assujetti à une foule de lois arbitraires & absurdes, qui n'ont tendu qu'à le gêner & qu'à défigurer le poème lyrique.

Le compositeur pourrait se permettre dans l'oratorio un style plus élevé, plus figuré que celui de l'opéra. La religion qui rend ce drame sacré, semble aussi autoriser le musicien d'éloigner ses personnages un peu plus de la nature par des accents moins familiers à l'homme, & par une plus forte poésie.