POEME LYRIQUE,
s. m. (Littérat.) les Italiens ont appelé le
poème lyrique ou le spectacle en musique, Opera,
ce mot a été adopté en français
Tout art d'imitation
est fondé sur un mensonge : ce mensonge est une espèce d'hypothèse
établie & admise en vertu d'une convention tacite entre
l'artiste & ses juges. Passez-moi ce premier mensonge,
a dit l'artiste, & je vous mentirai avec tant de vérité
que vous y serez trompés, malgré que vous en ayez. Le poète
dramatique, le peintre, le statuaire, le danseur ou pantomime,
le comédien, tous ont une hypothèse particulière sous laquelle
ils s'engagent de mentir, & qu'ils ne peuvent perdre
de vue un seul instant, sans nous ôter de cette illusion
qui rend notre imagination complice de leurs supercheries
; car ce n'est point la vérité, mais l'image de la vérité
qu'ils nous promettent ; & ce qui fait le charme de
leurs productions, n'est point la nature, mais l'imitation
de la nature. Plus un artiste en approche dans l'hypothèse
qu'il a choisie, plus nous lui accordons de talent &
de génie.
L'imitation
de la nature par le chant a dû être une des premières qui
se soient offertes à l'imagination. Tout être vivant est
sollicité par le sentiment de son existence à pousser en
de certains moments des accents plus ou moins mélodieux,
suivant la nature de ses organes : comment au milieu de
tant de chanteurs l'homme serait-il resté dans le silence
? La joie a vraisemblablement inspiré les premiers chants
; on a chanté d'abord sans paroles ; ensuite on a cherché
à adapter au chant quelques paroles conformes au sentiment
qu'il devait exprimer ; le couplet & la chanson ont
été ainsi la première musique.
Mais l'homme
de génie ne se borna pas longtemps à ces chansons, enfants
de la simple nature ; il conçut un projet plus noble &
plus hardi, celui de faire du chant un instrument d'imitation.
Il s'aperçut bientôt que nous élevons notre voix, &
que nous mettons dans nos discours plus de force & de
mélodie, à mesure que notre âme sort de son assiette ordinaire.
En étudiant les hommes dans différentes situations, il les
entendit chanter réellement dans toutes les occasions importantes
de la vie ; il vit encore que chaque passion, chaque affection
de âme avait son accent, ses inflexions, sa mélodie &
son chant propres
De cette découverte
naquit la musique imitative & l'art du chant qui devint
une sorte de poésie, une langue, un art d'imitation, dont
hypothèse fut d'exprimer par la mélodie & à l'aide de
l'harmonie toute espèce de discours, d'accent, de passion,
& d'imiter quelquefois jusqu'à des effets physiques.
La réunion de cet art, aussi sublime que voisin de la nature,
avec l'art dramatique, a donné naissance au spectacle de
l'Opéra, le plus noble & le plus brillant d'entre les
spectacles modernes.
Ce n'est point
ici le lieu d'examiner si le caractère du spectacle en musique
a été connu de l'antiquité ; pour peu qu'on réfléchisse
sur l'importance des spectacles chez les anciens, sur l'immensité
de leurs théâtres, sur les effets de leurs représentations
dramatiques sur un peuple entier, on aura de la peine à
regarder ces effets comme l'ouvrage de la simple déclamation
& du discours ordinaire, dépouillés de tout prestige.
Il n'y a guère aujourd'hui d'homme de goût, ni de critique
judicieux, qui doute que la mélopée ne fût une espèce de
récitatif noté.
Mais sans nous
embarrasser dans des recherches qui ne sont point de notre
sujet, nous ne parlerons ici que du spectacle en musique,
tel qu'il est aujourd'hui établi en Europe, & nous tâcherons
de savoir quelle sorte de poème a dû résulter de
la réunion de la Poésie avec la Musique.
La Musique
est une langue. Imaginez un peuple d'inspirés & d'enthousiastes,
dont la tête serait toujours exaltée, dont âme serait toujours
dans l'ivresse & dans l'extase ; qui avec nos passions
& nos principes, nous seraient cependant supérieurs
par la subtilité, la pureté & la délicatesse des sens,
par la mobilité, la finesse, & la perfection des organes,
un tel peuple chanterait au lieu de parler, sa langue naturelle
serait la musique. Le poème lyrique ne représente
pas des êtres d'une organisation différente de la nôtre,
mais seulement d'une organisation plus parfaite. Ils s'expriment
dans une langue qu'on ne saurait parler sans génie, mais
qu'on ne saurait non plus entendre sans un goût délicat,
sans des organes exquis & exercés. Ainsi ceux qui ont
appelé le chant le plus fabuleux de tous les langages, &
qui se sont moqués d'un spectacle où les héros meurent en
chantant, n'ont pas eu autant de raison qu'on le croirait
d'abord ; mais comme ils n'aperçoivent dans la musique,
que tout au plus un bruit harmonieux & agréable, une
suite d'accords & de cadences, ils doivent le regarder
comme une langue qui leur est étrangère ; ce n'est point
à eux d'apprécier le talent du compositeur ; il faut une
oreille attique pour juger de l'éloquence de Démosthène.
La langue du
musicien a sur celle du poète l'avantage qu'une langue universelle
a sur un idiome particulier ; celui-ci ne parle que la langue
de son siècle & de son pays, l'autre parle la langue
de toutes les nations & de tous les siècles.
Toute langue
universelle est vague par sa nature ; ainsi en voulant embellir
par son art la représentation théâtrale, le musicien a été
obligé d'avoir recours au poète Non seulement il en a besoin
pour l'invention de l'ordonnance du drame lyrique, mais
il ne peut se passer d'interprète dans toutes les occasions
où la précision du discours devient indispensable, où le
vague de la langue musicale entraînerait le spectateur dans
l'incertitude. Le musicien n'a besoin d'aucun secours pour
exprimer la douleur, le désespoir, le délire d'une femme
menacée d'un grand malheur ; mais son poète nous dit : cette
femme éplorée que vous voyez, est une mère qui redoute quelque
catastrophe funeste pour un fils unique... Cette mère est
Sara, qui ne voyant pas revenir son fils du sacrifice, se
rappelle le mystère avec lequel ce sacrifice a été préparé,
& le soin avec lequel elle en a été écartée ; se porte
à questionner les compagnons de son fils, conçoit de l'effroi
de leur embarras & de leur silence, & monte ainsi
par degrés des soupçons à l'inquiétude, de l'inquiétude
à la terreur, jusqu'à en perdre la raison. Alors dans le
trouble dont elle est agitée, ou elle se croit entourée
lorsqu'elle est seule, ou elle ne reconnaît plus ceux qui
sont avec elle.... tantôt elle les presse de parler, tantôt
elle les conjure de se taire.
Deh,
parlate : che forze tacendo
Par pitié parlez : peut-être qu'en vous taisant,
Men
pietosi, più barbari siete.
Vous êtes moins compatissans que barbares.
Ah
v'intendo. Tacete, tacete,
Ah, je vous entends ! Taisez-vous, taisez-vous,
Non
mi dite che'l figlio morì.
Ne me dites point que mon fils est mort.
Après avoir
ainsi nommé le sujet & créé la situation, après l'avoir
préparée & fondée par ses discours, le poète n'en fournit
plus que les masses qu'il abandonne au génie du compositeur
; c'est à celui-ci à leur donner toute l'expression &
à développer toute la finesse des détails dont elles sont
susceptibles.
Une langue
universelle frappant immédiatement nos organes & notre
imagination, est aussi par sa nature la langue du sentiment
& des passions. Ses expressions allant droit au coeur,
sans passer pour ainsi dire par l'esprit, doivent produire
des effets inconnus à tout autre idiome, & ce vague
même qui l'empêche de donner à ses accents la précision
du discours, en confiant à notre imagination le soin de
l'interprétation, lui fait éprouver un empire qu'aucune
langue ne saurit exercer sur elle. C'est un pouvoir que
la musique a de commun avec le geste, cette autre langue
universelle. L'expérience nous apprend que rien ne commande
plus impérieusement à l'âme, ni ne l'émeut plus fortement
que ces deux manières de lui parler.
Le drame en
musique doit donc faire une impression bien autrement profonde
que la tragédie & la comédie ordinaires. Il serait inutile
d'employer l'instrument le plus puissant, pour ne produire
que des effets médiocres. Si la tragédie de Mérope m'attendrit,
me touche, me fait verser des larmes, il faut que dans l'Opéra
les angoisses, les mortelles alarmes de cette mère infortunée
passent toutes dans mon âme ; il faut que je sois effrayé
de tous les fantômes dont elle est obsédée, que sa douleur
& son délire me déchirent & m'arrachent le coeur.
Le musicien qui m'en tiendrait quitte pour quelques larmes,
pour un attendrissement passager, serait bien au-dessous
de son art. Il en est de même de la comédie. Si la comédie
de Térence & de Molière enchante, il faut que la comédie
en musique ravisse. L'une représente les hommes tels qu'ils
sont, l'autre leur donne un grain de verve & de génie
de plus ; ils sont tout près de la folie : pour sentir le
mérite de la première, il ne faut que des oreilles &
du bon sens ; mais la comédie chantée paraît être faite
pour l'élite des gens d'esprit & de goût ; la musique
donne aux ridicules & aux moeurs un caractère d'originalité,
une finesse d'expression, qui pour être saisis exigent un
tact prompt & délicat, & des organes très exercés.
Mais la passion
a ses repos & ses intervalles, & l'art du théâtre
veut qu'on suive en cela la marche de la nature. On ne peut
pas au spectacle toujours rire aux éclats, ni toujours fondre
en larmes. Oreste n'est pas toujours tourmenté par les Euménides
; Andromaque au milieu de ses alarmes aperçoit quelques
rayons d'espérance qui la calment ; il n'y a qu'un pas de
cette sécurité au moment affreux où elle verra périr son
fils ; mais ces deux moments sont différents, & le dernier
ne devient que plus tragique par la tranquillité du précédent.
Les personnages subalternes, quelque intérêt qu'ils prennent
à l'action, ne peuvent avoir les accents passionnés de leurs
héros ; enfin la situation la plus pathétique ne devient
touchante & terrible que par degrés ; il faut qu'elle
soit préparée, & son effet dépend en grande partie de
ce qui l'a précédé & amené.
Voilà donc
deux moments bien distincts du drame lyrique ; le moment
tranquille, & le moment passionné ; & le premier
soin du compositeur a dû consister à trouver deux genres
de déclamation essentiellement différents & propres,
l'un à rendre le discours tranquille, l'autre à exprimer
le langage des passions dans toute sa force, dans toute
sa vérité, dans tout son désordre. Cette dernière déclamation
porte le nom de l'air, aria
; la première a été appelée le récitatif.
Celui-ci
est une déclamation notée, soutenue & conduite par une
simple basse, qui se faisant entendre à chaque changement
de modulation,
empêche l'acteur de détonner. Lorsque les personnages raisonnent,
délibèrent, s'entretiennent & dialoguent ensemble, ils
ne peuvent que réciter. Rien ne serait plus faux que de
les voir discuter en chantant, ou dialoguer par couplets,
en sorte qu'un couplet devint la réponse de l'autre. Le
récitatif est le seul instrument propre à la scène &
au dialogue ; il ne doit pas être chantant. Il doit exprimer
les véritables inflexions du discours par des intervalles
un peu plus marqués & plus sensibles que la déclamation
ordinaire ; du reste, il doit en conserver & la gravité
& la rapidité, & tous les autres caractères. Il
ne doit pas être exécuté en mesure exacte ; il faut qu'il
soit abandonné à l'intelligence & à la chaleur de l'acteur
qui doit le hâter ou le ralentir suivant l'esprit de son
rôle & de son jeu. Un récitatif qui n'aurait pas tous
ces caractères, ne pourrait jamais être employé sur la scène
avec succès. Le récitatif est beau pour le peuple, lorsque
le poète a fait une belle scène, & que l'acteur l'a
bien jouée ; il est beau pour l'homme de goût, lorsque le
musicien a bien saisi, non seulement le principal caractère
de la déclamation, mais encore toutes les finesses qu'elle
reçoit de l'âge, du sexe, des moeurs, de la condition, des
intérêts de ceux qui parlent & agissent dans le drame.
L'air &
le chant commencent avec la passion ; dès qu'elle se montre,
le musicien doit s'en emparer avec toutes les ressources
de son art. Arbace explique à Mandane les motifs qui l'obligent
de quitter la capitale avant le retour de l'aurore, de s'éloigner
de ce qu'il a de plus cher au monde : cette tendre princesse
combat les raisons de son amant ; mais lorsqu'elle en a
reconnu la solidité, elle consent à son éloignement, non
sans un extrême regret ; voilà le sujet de la scène &
du récitatif. Mais elle ne quittera pas son amant sans lui
parler de toutes les peines de l'absence, sans lui recommander
les intérêts de l'amour le plus tendre, & c'est-là le
moment de la passion & du chant.
Conservati
fedele :
Conserve-toi fidèle,
Pensa
ch'io resto e peno ;
Songe que je reste & que je peine ;
E
qualche volta almeno
Et quelquefois du moins
Ricordati
di me.
Ressouviens-toi de moi.
Il eût été
faux de chanter durant l'entretien de la scène ; il n'y
a point d'air propre à peser les raisons de la nécessité
d'un départ ; mais quelque simple & touchant que soit
l'adieu de Mandane, quelque tendresse qu'une habile actrice
mît dans la manière de déclamer ces quatre vers, ils ne
seraient que froids & insipides, si l'on se bornait
à les réciter.
C'est qu'il
est évident qu'une amante pénétrée qui se trouve dans la
situation de Mandane, répétera à son amant, au moment de
la séparation, de vingt manières passionnées & différentes,
les mots : Conservati fedele. Ricordati di me. Elle
les dira tantôt avec un attendrissement extrême, tantôt
avec résignation & courage, tantôt avec l'espérance
d'un meilleur sort, tantôt dans la confiance d'un heureux
retour. Elle ne pourra recommander à son amant de songer
quelquefois à sa solitude & à ses peines, sans être
frappée elle-même de la situation où elle va se trouver
dans un moment : ainsi les mots, pensa ch'io resto e
peno prendront le caractère de la plainte la plus touchante
à laquelle Mandane fera peut-être succéder un effort subit
de fermeté, de peur de rendre à Arbace ce moment aussi douloureux
qu'il l'est pour elle. Cet effort ne sera peut-être suivi
que de plus de faiblesse, & une plainte d'abord peu
violente finira par des sanglots & des larmes. En un
mot, tout ce que la passion la plus douce & la plus
tendre pourra inspirer dans cette position à une âme sensible,
composera les éléments de l'air de Mandane ; mais quelle
plume serait assez éloquente pour donner une idée de tout
ce que contient un air ? Quel critique serait assez hardi
pour assigner les bornes du génie ?
J'ai choisi
par exemple une passion douce, une situation intéressante,
mais tranquille. Il est aisé de juger, d'après ce modèle,
ce que sera l'air dans des situations plus pathétiques,
dans des moments tragiques & terribles.
Supposons maintenant
deux amants dans une situation plus cruelle, qu'ils soient
menacés d'une séparation éternelle, au moment où ils s'attendaient
à un sort bien différent ; cette circonstance donnerait
à l'air un caractère plus pathétique. Il ne serait pas naturel
non plus qu'également touchés l'un & l'autre, il n'y
en eût qu'un qui chantât. Ainsi l'amant s'adressant à sa
maîtresse désolée, lui dirait :
La
destra ti chiedo,
Je te demande
la main,
Mio
dolce sostegno
O mon doux soutien,
Per
ultimo segno
Pour le dernier témoignage
D'amore
e di fè.
D'amour & de fidélité !
Un tel adieu
prononcé avec une sorte de fermeté, par un amant vivement
touché, serait l'écueil du courage de son amante éplorée
; elle fondrait sans doute en larmes, ou frappée d'un témoignage
d'amour autrefois si doux, aujourd'hui si cruel, elle s'écrierait
:
Ah,
questo fu il segno
Ah, ce fut jadis le signe
Del
nostro contento :
De notre bonheur ;
Ma
sento che adesso
Mais je sens trop qu'à présent
L'istesso
non è.
Ce n'est pas la même chose.
Je n'ai pas
besoin de remarquer quelle expression forte & touchante
ces quatre vers assez faibles prendraient en musique. Le
reste de l'air ne serait plus que des exclamations de douleur
& de tendresse. L'un écrierait :
Mia
vita ! Ben mio
!
O ma vie ! ô mon bien !
L'autre :
Addio,
sposo amato !
Adieu, époux adoré !
A la fin, leur
douleur & leurs accents se confondraient sans doute
dans cette exclamation si simple & si touchante.
Che
barbaro addio
!
Quel fatal adieu !
Che
fato crudel !
Quel sort cruel !
Le duo ou duetto
est donc un air dialogué, chanté par deux personnes animées
de la même passion ou de passions opposées. Au moment le
plus pathétique de l'air, leurs accents peuvent se confondre
; cela est dans la nature ; une exclamation, une plainte
peut les réunir ; mais le reste de l'air doit être en dialogue.
Il ne peut jamais être naturel qu'Armide & Hidraot,
pour s'animer à la vengeance ; chantent en couplet :
Poursuivons
jusqu'au trépas,
L'ennemi
qui nous offense ;
Qu'il n'échappe pas
A notre vengeance
!
Ils recommenceront
ce couplet dix fois de suite avec un bruit & des mouvements
de forcenés, qu'un homme de goût n'y trouverait que la même
déclamation fausse fastidieusement répétée.
On voit par
cet exemple de quelle manière les airs à deux, à trois &
même à plusieurs acteurs peuvent être placés dans le drame
lyrique.
On voit aussi
par tout ce que nous venons de dire, ce que c'est que l'air
ou l'aria, & quel est son génie. Il consiste
dans le développement d'une situation intéressante. Avec
quatre petits vers que le poète fournit, le musicien cherche
à exprimer non seulement la principale idée de la passion
de son personnage, mais encore tous ces accessoires &
toutes ses nuances. Mieux le compositeur devinera les mouvements
les plus secrets de âme dans chaque situation, plus son
air sera beau, plus il se montrera lui-même homme de génie.
C'est-là où il pourra déployer aussi toute la richesse de
son art, en réunissant le charme de l'harmonie au charme
de la mélodie, & l'enchantement des voix au prestige
des instruments. L'exécution de l'air se partagera entre
le chant & le geste ; elle sera l'ouvrage non seulement
d'un habile chanteur, mais d'un grand acteur ; car le compositeur
n'a guère moins d'attention à désigner les mouvements &
la pantomime, qu'à marquer les accents de la passion dont
son air présente le tableau.
Suivant la
remarque d'un philosophe célèbre, l'air est la récapitulation
& la péroraison de la scène, & voilà pourquoi l'acteur
quitte presque toujours la scène, après avoir chanté ; les
occasions de revenir du langage de la passion à la déclamation
ordinaire, au simple récitatif, doivent être rares.
Le génie de
l'air est essentiellement différent du couplet & de
la chanson : celle-ci est l'ouvrage de la gaieté, de la
satyre, du sentiment, si vous voulez, mais jamais de la
déclamation, ni de la musique imitative. La chanson ne peut
donner aux paroles qu'un caractère général, qu'une expression
vague ; mais le retour périodique du même chant à chaque
couplet, s'oppose à toute expression particulière, à tout
développement, & un chant symétriquement arrangé ne
peut trouver place dans la musique dramatique que comme
un souvenir. Anacréon peut chanter des couplets au milieu
de ses convives ; lorsque Lise veut faire entendre à Dorval
les sentiments de son coeur, la présence de sa surveillante
l'oblige à les renfermer dans une chanson qu'elle feint
d'avoir entendu dans son couvent ; cette tournure est ingénieuse
& vraie, mais dans tous ces cas les couplets sont historiques
; c'est une chanson qu'on sait par coeur, & qu'on se
rappelle. Dans la comédie les occasions de placer des couplets
peuvent être fréquentes ; je n'en conçois guère dans la
tragédie. Pour nous en tenir aux exemples déjà cités, si
Mandane eût fait des paroles, conservati fedele,
un couplet au lieu d'un air, quelque tendre que fût ce couplet,
il eût été froid, insipide & faux. Nous avons déjà remarqué
que le comble de l'absurdité & du mauvais goût serait
de se servir du couplet pour le dialogue de la scène &
l'entretien des acteurs.
L'air, comme
le plus puissant moyen du compositeur, doit être réservé
aux grands tableaux & aux moments sublimes du drame
lyrique. Pour faire tout son effet, il faut qu'il soit placé
avec goût & avec jugement : l'imitation de la nature,
la vérité du spectacle & l'expérience sont d'accord
sur cette loi. Il en est de la musique comme de la peinture.
Le secret des grands effets consiste moins dans la force
des couleurs que dans l'art de leur dégradation, & les
procédés d'un grand coloriste sont différents de ceux d'un
habile teinturier. Une suite d'airs les plus expressifs
& les plus variés, sans interruption & sans repos,
lasserait bientôt l'oreille la mieux exercée & la plus
passionnée pour la musique. C'est le passage du récitatif
à l'air, & de l'air au récitatif qui produit les grands
effets du drame lyrique ; sans cette alternative l'opéra
serait certainement le plus assommant, le plus fastidieux,
comme le plus faux de tous les spectacles.
Il serait également
faux de faire alternativement parler & chanter les personnages
du drame lyrique. Non seulement le passage du discours au
chant & le retour du chant au discours auraient quelque
chose de désagréable & de brusque, mais ce serait un
mélange monstrueux de vérité & de fausseté. Dans nulle
imitation le mensonge de hypothèse ne doit disparaître un
instant ; c'est la convention sur laquelle l'illusion est
fondée. Si vous laissez prendre à vos personnages une fois
le ton de la déclamation ordinaire, vous en faites des gens
comme nous, & je ne vois plus de raison pour les faire
chanter sans blesser le bon sens.
On peut donc
dire que c'est l'invention & le caractère distinctif
de l'air & du récitatif qui ont créé le poème lyrique
; quoique celui-ci marche sans le secours des instruments,
& ne diffère de la déclamation ordinaire qu'en marquant
les inflexions du discours par des intervalles plus sensibles
& susceptibles d'être notés, il n'en est pas moins digne
de l'attention d'un grand compositeur qui saura y mettre
beaucoup de génie, de finesse & de variété. Il pourra
même le faire accompagner de l'orchestre, & le couper
dans les repos de différentes pensées musicales dans tous
les cas où le discours de l'acteur, sans devenir encore
chant, s'animera davantage, & s'approchera du moment
où la force de la passion le transformera en air.
Cette économie
intérieure du spectacle en musique fondée d'un côté sur
la vérité de l'imitation, & de l'autre, sur la nature
de nos organes, doit servir de poétique élémentaire au poète
lyrique. Il faut à la vérité qu'il se soumette en tout au
musicien ; il ne peut prétendre qu'au second rôle ; mais
il lui reste d'assez beaux moyens pour partager la gloire
de son compagnon. Le choix & la disposition du sujet,
l'ordonnance & la marche de tout le drame sont l'ouvrage
du poète Le sujet doit être rempli d'intérêt, & disposé
de la manière la plus simple, & la plus intéressante.
Tout y doit être en action, & viser aux grands effets.
Jamais le poète ne doit craindre de donner à son musicien
une tâche trop forte. Comme la rapidité est un caractère
inséparable de la musique, & une des principales causes
de ses prodigieux effets, la marche du poème lyrique doit
être toujours rapide. Les discours longs & oisifs ne
seraient nulle part plus déplacés.
Semper
ad eventum festinat.
Il doit se
hâter vers son dénouement, en se développant de ses propres
forces, sans embarras & sans intermittence. Rien n'empêchera
que le poète ne dessine fortement ses caractères, afin que
la musique puisse assigner à chaque personnage le style
& le langage qui lui sont propres. Quoique tout doive
être en action, ce n'est pas une suite d'actions cousues
l'une après l'autre, que le compositeur demande à son poète
L'unité d'action n'est nulle part plus indispensable que
dans ce drame ; mais tous ses développements successifs
doivent se passer sous les yeux du spectateur. Chaque scène
doit offrir une situation, parce qu'il n'y a que les situations
qui offrent les véritables occasions de chanter. En un mot,
le poème lyrique doit être une suite de situations intéressantes
tirées du fond du sujet, & terminées par une catastrophe
mémorable.
Cette simplicité
& cette rapidité nécessaires à la marche & au développement
du poème lyrique sont aussi indispensables au style du poète
Rien ne serait plus opposé au langage musical que ces longues
tirades de nos pièces modernes, & cette abondance de
paroles que l'usage & la nécessité de la rime ont introduites
sur nos théâtres. Le sentiment & la passion sont précis
dans le choix des termes. Ils haïssent la profusion des
mots. Ils emploient toujours l'expression propre comme la
plus énergique. Dans les instants passionnés, ils la répéteraient
vingt fois plutôt que de chercher à la varier par de froides
périphrases. Le style lyrique doit donc être énergique,
naturel & facile. Il doit avoir de la grâce, mais il
abhorre l'élégance étudiée. Tout ce qui sentirait la peine,
la facture ou la recherche ; une épigramme, un trait d'esprit,
d'ingénieux madrigaux, des sentiments alambiqués, des tournures
compassées, feraient la croix & le désespoir du compositeur
; car quel chant, quelle expression donner à tout cela ?
Il y a même
cette différence essentielle entre le poète lyrique &
le poète tragique, qu'à mesure que celui-ci devient éloquent
& verbeux, l'autre doit devenir précis & avare de
paroles, parce que l'éloquence des moments passionnés appartient
toute entière au musicien. Rien ne serait moins susceptible
de chant que toute cette sublime & harmonieuse éloquence
par laquelle la Clytemnestre de Racine cherche à soustraire
sa fille au couteau fatal ; le poète lyrique en plaçant
une mère dans une situation pareille, ne pourra lui faire
dire que quatre vers.
Rendimi
il figlio mio...
Rends-moi mon fils...
Ah,
mi si spezza il cor :
Ah, mon coeur se fend :
Non
son più madre, oh dio,
Je ne suis plus mère, ô Ciel !
Non
ò più figlio !
Je n'ai plus de fils.
Mais avec ces
quatre petits vers la musique fera en un instant plus d'effet
que le divin Racine n'en pourra jamais produire avec toute
la magie de la poésie. Ah, comme le compositeur saura rendre
la prière de cette mère pathétique par la variété de la
déclamation ! Son ton suppliant me pénétrera jusqu'au fond
de âme Ce ton humble augmentera cependant à proportion de
l'espérance qu'elle conçoit de toucher celui dont le sort
de son fils dépend. Si cette espérance s'évanouit de son
coeur, un accès d'indignation & de fureur succédera
à la supplique, & dans son délire, ce rendimi il
figlio mio, qui était il n'y a qu'un moment une prière
touchante, deviendra un cri forcené. Cet instant d'oubli
de son état, sera réparé par plus de soumission, & rendimi
il figlio mio redeviendra une prière plus humble &
plus pressante. Tant d'efforts & de dangers feront enfin
tomber cette infortunée dans un état d'angoisse & de
défaillance, où sa poitrine oppressée & sa voix à demi
éteinte ne lui permettront plus que des sanglots, &
où chaque syllabe du vers rendimi il figlio mio sera
entrecoupée par des étouffements qui m'oppresseront moi-même,
& me glaceront d'effroi & de pitié. Jugeons d'après
ce vers ce que le musicien saura faire de l'exclamation
douloureuse : non son più madre ! avec quel art il
saura varier & mêler tous ces différents cris de douleur
& de désespoir ! & s'il y a un coeur assez féroce
qui ne se sente déchirer, lorsqu'au comble de ses maux cette
mère s'écrie : ah mi si spezza il cor. Voilà une
faible esquisse des effets que la musique opère par un seul
air ; elle peut défier le plus grand poète, de quelque nation
& de quelque siècle qu'il soit, de faire un morceau
de poésie qui puisse soutenir cette concurrence.
Il résulte
de ces observations, que le poète, quelque talent qu'il
ait d'ailleurs, ne pourra guère se flatter de réussir dans
ce genre, s'il ne sait lui-même la musique ; il dépend trop
d'elle à chaque pas qu'il fait pour en ignorer les éléments,
le goût, & les délicatesses. Il faut qu'il distingue
dans son poème le récitatif & l'air avec autant
de soin que le compositeur ; le plus beau poème du
monde où cette distinction fondamentale ne serait point
observée, serait le moins lyrique & le moins susceptible
de musique. Dans les airs le musicien est en droit d'exiger
de son poète un style facile, brisé, aisé à décomposer ;
car le désordre des passions entraîne nécessairement la
décomposition du discours, qu'une mécanique de vers trop
pénible rendrait impraticable. Les vers alexandrins ne seraient
pas même propres à la scène & au récitatif, parce que
leur rythme est beaucoup trop long, & qu'il occasionne
des phrases longues & arrondies que la déclamation musicale
abhorre. On conçoit que des vers pleins d'harmonie &
de nombre pourraient cependant être très peu propres à la
musique, & qu'il pourrait y avoir telle langue, où par
un abus de mots assez étrange, on aurait appelé lyrique
ce qu'il y a de moins susceptible d'être chanté.
Trois caractères
sont essentiels à la langue dans laquelle le poème lyrique
sera écrit.
Il faut qu'elle
soit simple, & qu'en employant préférablement le terme
propre, elle ne cesse point pour cela d'être noble &
touchante.
Il faut donc
qu'elle ait de la grâce & qu'elle soit harmonieuse.
Une langue où l'harmonie de la poésie consisterait principalement
dans l'arrondissement du vers, où le poète ne serait harmonieux
qu'à force d'être nombreux, une telle langue ne serait guère
propre à la musique.
Il faut enfin
que la langue du poème lyrique, sans perdre de son
naturel & de sa grâce, se prête aux inversions que l'expression,
la chaleur, & le désordre des passions rendent à tout
instant indispensables.
Il y a peu
de langues qui réunissent trois avantages si rares ; mais
il n'y en a aucune que le poète lyrique ne puisse parler
avec succès, s'il connaît bien la nature de son drame &
le génie de la musique.
Dans le cours
du dernier siècle l'opéra créé en Italie fut bientôt imité
dans les autres parties de l'Europe. Chaque nation fit chanter
sa langue sur ses théâtres ; il y eut des opéra espagnols,
français, anglais, allemands. En Allemagne surtout, il n'y
eut point de ville considérable qui n'eût son théâtre d'opéra,
& le recueil des poèmes lyriques représentés
sur différents théâtres, formerait seul une petite bibliothèque
; mais le pays qui avait vu naître ce beau & magnifique
spectacle, le vit aussi se perfectionner, il y a environ
cinquante ans ; toute l'Europe s'est alors tournée vers
l'Italie avec l'acclamation :
Grauis
musa dedit...
Cette acclamation
a été le signal de la chute de tous les spectacles lyriques,
& l'opéra italien s'est emparé de tous les théâtres
de l'Europe. Cette foule de grands compositeurs qui sont
sortis d'Italie & d'Allemagne depuis ce tems-là, n'a
plus voulu chanter que dans cette langue, dont la supériorité
a été universellement reconnue. La France seule a conservé
son opéra, son poème lyrique, & sa musique, mais
sans pouvoir la faire goûter des autres peuples de l'Europe,
quelque prévention qu'on ait en général pour ses arts, ses
goûts & ses modes. Dans ces derniers tems ses enfants
même se sont partagés sur sa musique, & la musique italienne
a compté des français parmi ses partisans les plus passionnés.
Il nous reste donc à examiner ce que c'est que l'opéra français,
& ce que c'est que l'opéra italien.
De
l'opéra français
Selon la définition d'un écrivain célèbre, l'opéra français
est l'épopée mise en action & en spectacle. Ce que la
discrétion du poète épique ne montre qu'à notre imagination,
le poète lyrique a entrepris en France de le représenter
à nos yeux. Le poète tragique prend ses sujets dans l'histoire
; le poète lyrique a cherché les siens dans l'épopée ; &
après avoir épuisé toute la mythologie ancienne & toute
la sorcellerie moderne ; après avoir mis sur la scène toutes
les divinités possibles ; après avoir tout revêtu de forme
& de figure, il a encore créé des êtres de fantaisie,
& en les douant d'un pouvoir surnaturel & magique,
il en a fait le principal ressort de son poème
C'est donc
le merveilleux visible qui est âme de l'opéra français ;
ce sont les Dieux, les Déesses, les Demi-dieux ; des Ombres,
des Génies, des Fées, des Magiciens, des Vertus, des Passions,
des idées abstraites, & des êtres moraux personnifiés
qui en sont les acteurs. Le merveilleux visible a paru si
essentiel à ce drame, que le poète ne croirait pas pouvoir
traiter un sujet historique sans y mêler quelques incidents
surnaturels & quelques êtres de fantaisie & de sa
création.
Pour juger
si ce genre peut mériter le suffrage d'une nation éclairée,
les critiques & les gens de goût examineront & décideront
les questions suivantes.
Ne serait-ce
pas une entreprise contraire au bon sens, que le génie a
toujours saintement respecté dans les arts d'imitation,
que de vouloir rendre le merveilleux susceptible de la représentation
théâtrale ? Ce qui dans l'imagination du poète & de
ses lecteurs était noble & grand, rendu ainsi visible
aux yeux, ne deviendra-t-il point puérile & mesquin
?
Sera-t-il aisé
de trouver des acteurs pour les rôles du genre merveilleux,
ou supportera-t-on un Jupiter, un Mars, un Pluton sous la
figure d'un acteur plein de défauts & de ridicules ?
Ne faudrait-il pas au moins, pour de telles représentations,
des salles immenses, où le spectateur placé à une juste
distance du théâtre, serait forcé de laisser au jeu des
machines & des masques la liberté de lui en imposer
; où son imagination fortement frappée serait obligée de
concourir elle-même aux effets d'un spectacle dont elle
ne pourrait saisir que les masses ? La présence des dieux
pourra-t-elle être rendue supportable dans un lieu étroit
& resserré où le spectateur se trouve, pour ainsi dire,
sous le nez de l'acteur, où les plus petits détails, les
nuances les plus fines sont remarqués du premier, où le
second ne peut masquer ni dérober aucun des défauts de sa
voix, de sa démarche, de sa figure ? L'observation d'Horace,
Major è longinquo
reverentia,
qui n'est pas moins vraie des lieux que des tems, n'est-elle
pas ici d'une application sensible ? Supposons donc qu'on
eût pu mettre des dieux sur ces théâtres anciens & immenses
qui recevaient un peuple entier pour spectateur, ne serait-ce
pas là précisément une raison pour les bannir de nos petits
théâtres, qui ne représentent que pour quelques coteries
qu'on a appelées le public ?
Si un spectacle
rempli de dieux était le fruit du goût naturel d'un peuple,
d'une passion nationale pour ce genre, ce peuple ne commencerait-il
pas par mettre sur ses théâtres les divinités de sa religion
? Des dieux de tradition, dont il ne connaît la mythologie
qu'imparfaitement, pourraient-ils l'émouvoir & l'intéresser
comme les objets de son culte & de sa croyance ? L'opéra
ne deviendrait-il pas nécessairement une fête religieuse
?
N'exigerait-on
pas du moins d'un tel peuple d'être connaisseur profond
& passionné du nu, des belles formes, de l'énergie &
de la beauté de la nature ; & que faudrait-il penser
de son goût s'il pourvoit souffrir sur ses théâtres un Hercule
en taffetas couleur de chair, un Apollon en bas blancs &
en habit brodé ?
Si le précepte
d'Horace, Nec Deus intersit est fondé dans
la raison, que penser d'un spectacle où les dieux agissent
à tort & à travers, où ils arrangent & dérangent
tout selon leur caprice, où ils changent incontinent de
projets & de volonté ? Qu'on se rappelle avec quelle
discrétion les tragiques anciens emploient les dieux dans
des pièces, qui après tout étaient des actes de religion
! Ils montraient le dieu un instant, au moment décisif,
tandis que notre poète lyrique ne craint point de le tenir
sans cesse sous nos yeux. En en usant ainsi, ne risque-t-il
pas d'avilir la condition divine, si l'on peut s'exprimer
ainsi ? Pour qu'un dieu nous imprime une idée convenable
de sa grandeur, ne faut-il pas qu'il parle peu, & qu'il
se montre aussi rarement que ces monarques d'Asie, dont
l'apparition est une chose si auguste & si solennelle,
que personne n'ose lever les yeux sur eux, dans la seule
occasion où il est permis de les envisager ? Serait-il possible
de conserver ce respect pour un Apollon qui se montrerait
trois heures de suite sous la figure & avec les talents
de M. Muguet ?
Quand il serait
possible de représenter d'une manière noble, grande &
vraie les divinités de l'ancienne Grèce, qui sont après
tout des personnages historiques, quoique fabuleux ; le
bon goût & le bon sens permettraient-ils de personnifier
également tous les êtres que l'imagination des poètes a
enfantés ? Un génie aérien, un jeu, un ris, un plaisir,
une heure, une constellation, tous ces êtres allégoriques
& bizarres, dont on lit avec étonnement la nomenclature
dans les programmes des Opéra français, pourraient-ils paraître
sur la scène lyrique avec autant de droit & de succès
qu'un Bacchus, qu'un Mercure, qu'une Diane ? &
quelles seraient les bornes de cette étrange licence ?
Qu'on examine
sans prévention les deux tableaux suivants qui sont du même
genre ; dans l'un, le poète nous montre Phèdre en proie
à une passion insurmontable pour le fils de son époux, luttant
vainement contre un penchant funeste, & succombant enfin,
malgré elle, dans le délire & dans des convulsions,
à un amour effréné & coupable que son succès même ne
rendrait que plus criminel. Voilà le tableau de Racine.
Dans l'autre, Armide, pour triompher d'un amour involontaire
que sa gloire & ses intérêts désavouent également, a
recours à son art magique. Elle évoque la Haine : à sa voix,
la Haine sort de l'enfer, & paraît avec sa suite dans
cet accoutrement bizarre, qui est de l'étiquette de l'Opéra
français Après avoir fait danser & voltiger ses suivants
longtemps autour d'Armide, après avoir fait chanter par
d'autres suivants qui ne savent pas danser, un couplet en
choeur qui assure que
Plus
on connoter l'amour, & plus on le déteste,
Et quand
on veut bien s'en défendre,
Qu'on peut se garantir de ses
indignes fers.
Après toutes
ces cérémonies sans but, sans goût & sans noblesse,
la Haine se met à conjurer l'Amour dans les formes, de sortir
du coeur d'Armide, & de lui céder la place, précisément
comme nos prêtres naguère avoient la coutume d'exorciser
le diable. Voilà le tableau de Quinault. Nous ne dirons
point qu'il n'y a qu'un homme de génie qui puisse réussir
dans le premier, & qu'un homme ordinaire peut se tirer
du second avec succès ; mais nous nous en rapporterons à
la bonne foi de ceux qui ont vu la représentation des deux
pièces Qu'ils nous disent si cette Haine avec sa perruque
de vipères, avec son autre paquet de serpents en sa main
droite, avec ses gants & ses bas rouges à coins étincelants
de paillettes d'argent, les a jamais fait frémir de terreur
ou de pitié pour Armide, & si Phèdre mourante d'amour
& de honte, seule dans les bras de sa vieille nourrice,
ne déchire pas tous les coeurs ? Le destin dont la main
invisible règle le sort des mortels irrévocablement, ce
destin qu'aucun grand poète n'a osé tirer des ténèbres dont
il s'est enveloppé ; n'est-il pas bien autrement effrayant
& terrible que ce destin à barbe blanche que le poète
de l'Opéra français nous montre si indiscrètement, &
qui nous avertit en plein chant que toutes les puissances
du ciel & de la terre lui sont soumises ?
Le merveilleux
visible ainsi représenté, n'aurait-il pas banni tout intérêt
de la scène lyrique ? Un Dieu peut étonner, il peut
paraître grand & redoutable ; mais peut-il intéresser
? Comment s'y prendra-t-il pour me toucher ? Son caractère
de divinité ne rompt-il pas toute espèce de liaison &
de rapport entre lui & moi ? Que me font ses passions,
ses plaintes, sa joie, son bonheur, ses malheurs ? Supposé
que sa colère ou sa bienveillance influe sur le sort d'un
héros, d'une illustre héroïne du drame, lesquels ayant les
mêmes affections, les mêmes faiblesses, la même nature que
moi, ont droit de m'intéresser à leur sort, quelle part
pourrais-je prendre à une action où rien ne se passe en
conséquence de la nature & de la nécessité des choses,
où la situation la plus déplorable peut devenir en un clin
d'oeil, par un coup de baguette, par un changement de volonté
soudain & imprévu, la situation la plus heureuse, &
par un autre caprice redevenir funeste ? Ne serait-ce pas-là
des jeux propres, tout au plus, à émouvoir des enfants ?
L'unité d'action
essentielle à tout drame, & sans laquelle aucun ouvrage
de l'art ne saurit plaire, ne serait-elle pas continuellement
blessée dans l'Opéra merveilleux ? Des êtres qui sont au-dessus
des lois de notre nature, qui peuvent changer à leur gré
le cours des événements, ne dissoudraient-ils pas tout le
noeud dans les pièces de ce genre ? Un Opéra ne serait donc
qu'une suite d'incidents qui se succèdent les uns aux autres
sans nécessité, & par conséquent sans liaison véritable.
Le poète pourrait les allonger, abréger, supprimer à sa
fantaisie, sans que son sujet en souffrît. Il pourrait changer
ses actes de place, faire du premier le troisième, du quatrième
le second, sans aucun bouleversement considérable de son
plan. Il pourrait dénouer sa pièce au premier acte, sans
que cela l'empêchât de faire suivre cet acte de quatre autres
où il dénouerait & renouerait, autant de fois qu'il
lui plairait : ou pour parler plus exactement, il n'y aurait
dans le fait, ni noeud, ni dénouement. Tout sujet de cette
espèce ne peut-il pas être traité en un acte, en trois,
en cinq, en dix, en vingt, selon le caprice & l'extravagance
du poète lyrique ?
Si ce genre
n'a pu enfanter que des drames dénués de tout intérêt &
de toute vérité, n'aurait-il pas ainsi empêché les progrès
de la musique en France, tandis que cet art a été porté
au plus haut degré de perfection dans les autres parties
de l'Europe ? Comment le style musical se serait-il formé
dans un pays où l'on ne fait chanter que des êtres de fantaisie
dont les accents n'ont nul modèle dans la nature ? Leur
déclamation étant arbitraire & indéterminée, n'aurait-elle
pas produit un chant froid & soporifique, une monotonie
insupportable auxquels personne aurait résisté sans le secours
des ballets ? Toute l'expression musicale ne se serait-elle
pas ainsi réduite à jouer sur le mot, en sorte qu'un acteur
ne pourrait prononcer le mot larmes, sans que le
musicien ne le fît pleurer, quoiqu'il n'eût aucun sujet
d'affliction, & que dans la situation la plus triste
il ne pourrait parler d'un état brillant sans que le musicien
ne se crût en droit de faire briller sa voix aux dépens
de la disposition de son âme ? Ne serait-il pas résulté
de cette méthode un dictionnaire des mots réputés lyriques,
dictionnaire dont un compositeur habile ne manquerait pas
de faire présent à son poète, afin qu'il eût, en un seul
recueil, tous les mots dont la musique ne saurit rien faire,
& qu'il ne faut jamais employer dans le poème
lyrique ?
Si vous choisissez
deux compositeurs, que vous donniez à l'un à exprimer le
désespoir d'Andromaque lorsqu'on arrache Astyanax du tombeau
où sa piété avait caché, ou les adieux d'Iphigénie qui va
se soumettre au couteau de Calchas, ou bien les fureurs
de sa mère éperdue au moment de cet affreux sacrifice ;
& que vous disiez à l'autre, faites-moi une tempête,
un tremblement de terre, un choeur d'aquilons, un débordement
de Nil, une descente de Mars, une conjuration magique, un
sabbat infernal, n'est-ce pas dire à celui-ci, je vous choisis
pour faire peur ou plaisir aux enfants, & à l'autre,
je vous choisis pour être l'admiration des nations &
des siècles ? N'est-il pas évident que l'un a dû rester
barbare, & sans musique, sans style, sans expression,
sans caractère, & que l'autre a dû, ou renoncer à son
projet, ou, s'il y a réussi, devenir sublime ?
Deux poètes
qu'on aurait ainsi employés, ne seraient-ils pas dans le
même cas ? L'un n'aurait-il pas appris à parler le langage
du sentiment, des passions, de la nature ; l'autre ne serait-il
pas resté faible, froid & maniéré ? Quand il aurait
eu le talent de la poésie, son faux genre aurait trompé
sur l'emploi qu'il en faut faire. La pompe épique aurait
pris dans son style la place du naturel de la poésie dramatique.
Au lieu de scènes naturellement dialoguées, nous aurions
eu des recueils de maximes, de madrigaux, d'épigrammes,
de tournures & de cliquetis de mots pour lesquels la
musique n'a jamais connu d'expression. Le goût se serait
si peu formé qu'on aurait point senti la différence de l'harmonie
poétique & de l'harmonie musicale, ni compris que le
plus beau morceau de Tibulle serait déplacé dans le poème
lyrique, précisément par ce qui le rend si beau & si
précieux. On aurait vu enfin l'étrange phénomène d'un poète
lyrique, plein de douceur & de nombre, plein de charme
à la lecture, & dont il serait cependant impossible
de mettre les pièces en musique.
Ce faux genre
où rien ne rappelle à la nature, n'aurait-il pas empêché
le musicien français de connaître & de sentir cette
distinction fondamentale de l'air & du récitatif ? Un
chant lourd & traînant, semblable au chant gothique
de nos églises, serait devenu le récitatif de l'opéra. Pour
lui donner de l'expression, on aurait surchargé de ports
de voix, de trilles, de chevrotements ; & malgré
ces laborieux efforts, on ne se serait pas seulement douté
de l'art de ponctuer le chant, de faire une interrogation,
une exclamation en chantant. La lenteur insoutenable de
ce récitatif, son caractère contraire à toute espèce de
déclamation, auraient d'ailleurs rendu l'exécution d'une
véritable scène impossible sur ce théâtre. L'air, cette
autre partie principale du drame en musique, serait encore
si peu trouvé que le mot même ne s'entendrait que des pièces
que le musicien fait pour la danse, ou des couplets dans
lesquels le poète renferme des maximes qu'il fait servir
au dialogue de la scène, & dont le compositeur fait
des chansons que l'acteur chante avec une sorte de mouvement.
On aurait pu ajouter aux divertissements de ce spectacle,
des ariettes, mais qui ne sont jamais en situation,
qui ne tiennent point au sujet, & dont la dénomination
même indique la pauvreté & la puérilité. Ces ariettes
auraient encore merveilleusement contribué à retarder les
progrès de la musique ; car il vaut sans doute mieux que
la musique n'exprime rien que de la voir se tourmenter autour
d'une lance, d'un murmure, d'un voltige,
d'un enchaîne, d'un triomphe, &c.
Par l'idée
d'exposer aux yeux ce qui ne peut agir que sur l'imagination,
& ne faire de l'effet qu'en restant invisible, le poète
n'aurait-il pas entraîné le décorateur dans des écarts &
dans des bizarreries qui lui auraient fait méconnaître le
véritable emploi d'un art si précieux à la représentation
théâtrale ? Quel modèle un jardin enchanté, un palais de
fée, un temple aérien, &c. a-t-il dans la nature
? Que peut-on blâmer ou louer dans le projet & l'exécution
d'une telle décoration, à moins que le décorateur ne paroisse
sublime à proportion qu'il est extravagant ? Ne lui faut-il
pas cent fois plus de goût & de génie pour nous montrer
un grand & bel édifice, un beau paysage, une belle ruine,
un beau morceau d'architecture ? Serait-ce une entreprise
bien sensée de vouloir imiter dans les décorations les phénomènes
physiques & la nature en mouvement ? Les agitations,
les révolutions, celles qui attachent & qui effrayent,
ne doivent-elles pas plutôt être dans le sujet de l'action
& dans le coeur des acteurs que dans le lieu qu'ils
occupent ?
Quand il serait
possible de représenter avec succès les phénomènes de la
nature, & tout ce qui accompagnerait l'apparition d'un
dieu sur un théâtre de grandeur convenable, l'hypothèse
d'un spectacle où les personnages parlent quoiqu'en chantant,
n'est-elle pas beaucoup trop voisine de notre nature pour
être employée dans un drame dont les acteurs sont des dieux
? Le bon goût n'ordonnerait-il pas de réserver de tels sujets
au spectacle de la danse & de la pantomime, afin de
rompre entre les acteurs & le spectateur, le lien de
la parole qui les rapprocherait trop, & qui empêcherait
celui-ci de croire les autres d'une nature supérieure à
la sienne ? Si cette observation était juste, il faudrait
confier le genre merveilleux à l'éloquence muette &
terrible du geste, & faire servir la musique dans ces
occasions à la traduction, non des discours, mais des mouvements
Voilà quelques-unes
des questions qu'il faudrait éclaircir sans prévention,
avant de prononcer sur le mérite du genre appelé merveilleux,
& avant d'entreprendre la poétique de l'Opéra français
Les arts & le goût public ne pourraient que gagner infiniment
à une discussion impartiale.
De
l'Opéra italien. Après
la renaissance des Lettres, l'art dramatique s'est rapidement
perfectionné dans les différentes contrées de l'Europe.
L'Angleterre a eu son Shakespeare ; la France a eu d'un
côté son immortel Molière, & de l'autre, son Corneille,
son Racine & son Voltaire. En Italie, on s'est aussi
bientôt débarrassé de ce faux genre appelé merveilleux,
que la barbarie du goût avait introduit dans le siècle dernier
sur tous les théâtres de l'Europe ; & dès qu'on
a voulu chanter sur la scène, on a senti qu'il n'y avait
que la tragédie & la comédie qui pussent être mises
en musique. Un heureux hasard ayant fait naître au même
instant le poète lyrique le plus facile, le plus simple,
le plus touchant, le plus énergique, l'illustre Metastasio,
& ce grand nombre de musiciens de génie que l'Italie
& l'Allemagne ont produits, & à la tête desquels
la postérité lira en caractères ineffaçables, les noms de
Vinci, de Hasse & de Pergolesi ; le drame en musique
a été porté en ce siècle au plus haut degré de perfection.
Tous les grands tableaux, les situations les plus intéressantes,
les plus pathétiques, les plus terribles ; tous les
ressorts de la tragédie, tous ceux de la véritable comédie
ont été soumis à l'art de la Musique, & en ont reçu
un degré d'expression & d'enthousiasme, qui a partout
entraîné & les gens d'esprit & de goût, & le
peuple. La Musique ayant été consacrée en Italie dès sa
naissance à sa véritable destination, à l'expression du
sentiment & des passions, le poète lyrique n'a pu se
tromper sur ce que le compositeur attendait de lui ; il
n'a pu égarer celui-ci à son tour, & lui faire quitter
la route de la nature & de la vérité.
En revanche,
il ne faut pas s'étonner que dans la patrie du goût &
des arts, la tragédie sans musique ait été entièrement négligée.
Quelque touchante que soit la représentation tragique, elle
paraîtra toujours faible & froide à côté de celle que
la musique aura animée ; & en vain la déclamation voudrait-elle
lutter contre les effets du chant & de ses impressions.
Pour se consoler de n'avoir point égalé ses voisins en Musique,
la France doit se dire que ses progrès dans cet art auraient
peut-être empêché d'avoir son Racine.
Pourquoi donc
l'Opéra italien avec des moyens si puissants n'a-t-il pas
renouvelé de nos jours ces terribles effets de la tragédie
ancienne dont l'histoire nous a conservé la mémoire ?
Comment a-t-on pu assister à la représentation de certaines
scènes, sans craindre d'avoir le coeur trop douloureusement
déchiré, & de tomber dans un état trop pénible &
trop voisin de la situation déplorable des héros de ce spectacle ?
Ce n'est ni le poète ni le compositeur qu'un critique éclairé
accusera dans ces occasions d'avoir été au-dessous du sujet
: il faut donc examiner de quels moyens on s'est servi pour
rendre tant de sublimes efforts du génie, ou inutiles, ou
de peu d'effet.
Lorsqu'un spectacle
ne sert que d'amusement à un peuple oisif, c'est-à-dire
à cette élite d'une nation, qu'on appelle la bonne compagnie,
il est impossible qu'il prenne jamais une certaine importance ;
& quelque génie que vous accordiez au poète, il faudra
bien que l'exécution théâtrale, & mille détails de son
poème se ressentent de la frivolité de sa destination.
Sophocle en faisant des tragédies, travaillait pour la patrie,
pour la religion, pour les plus augustes solennités de la
république. Entre tous les poètes modernes, Metastasio a
peut-être joui du sort le plus doux & le plus heureux ;
à l'abri de l'envie & de la persécution, qui sont aujourd'hui
assez volontiers la récompense du génie, comme elles étaient
quelquefois chez les anciens, des vertus & des services
rendus à l'état, les talents du premier poète d'Italie ont
été constamment honorés de la protection de la maison d'Autriche :
que son rôle à Vienne est cependant différent de celui de
Sophocle à Athènes ! Chez les anciens, le spectacle
était une affaire d'état ; chez nous, si la police
s'en occupe, c'est pour lui faire mille petites chicanes,
c'est pour le faire plier à mille convenances bizarres.
Le spectateur, les acteurs, les entrepreneurs, tous ont
usurpé sur le poème lyrique, un empire ridicule ;
& ses créateurs, le poète & le musicien, eux-mêmes
victimes de cette tyrannie, ont été le moins consultés sur
son exécution.
Tout le monde
sait qu'en Italie, le peuple ne s'assemble pas seulement
aux théâtres pour voir le spectacle ; mais que les
loges sont devenues autant de cercles de conversation qui
se renouvellent plusieurs fois pendant la durée de la représentation.
L'usage est de passer cinq ou six heures à l'Opéra, mais
ce n'est pas pour lui donner cinq ou six heures d'attention.
On n'exige du poète que quelques situations très pathétiques,
quelques scènes très belles, & l'on se rend facile sur
le reste. Quand le musicien a réussi de rendre ces fameux
morceaux que tout le monde sait par coeur, d'une manière
neuve & digne de son art, on est ravi, on s'extasie,
on s'abandonne à l'enthousiasme, mais la scène passée, on
n'écoute plus. Ainsi deux ou trois airs, un beau duetto,
une scène extrêmement belle, suffisent au succès d'un Opéra,
& l'on est indifférent sur la totalité du drame, pourvu
qu'il ait donné trois ou quatre instants ravissants, &
qu'il dure d'ailleurs le temps qu'on s'est destiné à passer
à la salle de l'Opéra.
Chez une nation
passionnée pour le chant, qui fait au charme de la voix
le plus grand des sacrifices, & où le chant est devenu
un art qui exige, outre la plus heureuse disposition des
organes, l'étude la plus longue & la plus opiniâtre,
le chanteur a dû bientôt usurper un empire illégitime sur
le compositeur & sur le poète Tout a été sacrifié à
ses talents & à ses caprices. On s'est peu choqué des
imperfections de l'action théâtrale, pourvu que le chant
fût exécuté avec cette supériorité qui séduit & enchante.
Le chanteur, sans s'occuper de la situation & du caractère
de son rôle, a borné tous ses soins à l'expression du chant ;
la scène a été récitée & jouée avec une négligence honteuse.
Le public, de spectateur qu'il doit être, n'est resté qu'auditeur.
Il a fermé les yeux, & ouvert les oreilles, & laissant
à son imagination le soin de lui montrer la véritable attitude,
le vrai geste, les traits & la figure de la veuve d'Hector,
ou de la fondatrice de Carthage, il s'est contenté d'en
entendre les véritables accents
Cette indulgence
du public a laissé d'un côté l'action théâtrale dans un
état très imparfait, & de l'autre, elle a rendu le chanteur,
maître de ses maîtres. Pourvu que son rôle lui donnât occasion
de développer les ressources de son art, & de faire
briller sa science, peu lui importait que ce rôle fût d'ailleurs
ce que le drame voulait qu'il fût. Le poète fut obligé de
quitter le style dramatique, de faire des tableaux, de coudre
à son poème quelques morceaux postiches de comparaisons
& de poésie épique ; & le musicien, d'en faire
des airs dans le style le plus figuré, & par conséquent
le plus opposé à la musique théâtrale, & pour déterminer
le chanteur à se charger de quelques airs simples &
vraiment sublimes que la situation rendait indispensables
au fond du sujet, il fallut acheter sa complaisance par
ces brillants écarts, aux dépens de la vérité & de l'effet
général. L'abus fut porté au point que lorsque le chanteur
ne trouvait pas ses airs à sa fantaisie, il leur en substituait
d'autres qui lui avoient déjà valu des applaudissements
dans d'autres pièces & sur d'autres théâtres, &
dont il changeait les paroles comme il pouvait, pour les
approcher de sa situation & de son rôle, le moins mal
qu'il était possible.
Enfin l'entrepreneur
de l'Opéra devint de tous les tyrans du poète, le plus injuste
& le plus absurde. Ayant étudié le goût du public, sa
passion pour le chant, son indifférence pour les convenances
& l'ensemble du spectacle, voici à-peu-près le traité
qu'il proposa au poète lyrique, en conséquence de ses découvertes.
" Vous
êtes l'homme du monde dont j'ai le moins besoin pour le
succès de mon spectacle : après vous, c'est le compositeur.
Ce qui m'est essentiel, c'est d'avoir un ou deux sujets
que le public idolâtre : il n'y a point de mauvais Opéra
avec un Caffarelli, avec une Gabrieli. Mon métier est de
gagner de l'argent. Comme je suis obligé d'en donner prodigieusement
à mes chanteurs, vous sentez qu'il ne m'en reste que très
peu pour le compositeur, & encore moins pour vous :
songez que votre partage est la gloire .
Voici quelques
conditions fondamentales sous lesquelles je consens de hasarder
votre poème, de le faire mettre en musique, &
de le faire exécuter par mes chanteurs .
1. Votre poème
doit être en trois actes, & ces trois actes ensemble
doivent durer au moins cinq heures, y compris quelques ballets
que je ferai exécuter dans les entr'actes.
2. Au milieu
de chaque acte il me faut un changement de scène & de
lieu, en sorte qu'il y ait deux décorations par acte. Vous
me direz que c'est proprement demander un poème en
six actes, puisqu'il faut laisser la scène vide au moment
de chaque changement ; mais ce sont des subtilités
de métier dont je ne me mêle point.
3. Il faut
qu'il y ait dans votre pièce six rôles, jamais moins de
cinq, ni plus de sept : savoir un premier acteur &
une première actrice, un second acteur & une seconde
actrice ; ce qui fera deux couples d'amoureux qui chanteront
le soprano, ou dont un seul, soit homme, soit femme,
pourra chanter le contralto. Le cinquième rôle est
celui de tyran, de roi, de père, de gouverneur, de vieillard ;
il appartient à l'acteur qui chante le ténor. Au
surplus vous pouvez employer encore à des rôles de confident
un ou deux acteurs subalternes.
4. Suivant
cet arrangement judicieux & consacré d'ailleurs par
l'usage, il vous faut un double amour. Le premier acteur
doit être amoureux de la première actrice, le second de
la seconde. Vous aurez soin de former l'intrigue de toutes
vos pièces sur ce plan-là, sans quoi je ne pourrai m'en
servir. Je n'exige point que la première actrice réponde
précisément à l'amour du premier acteur ; au contraire,
je vous permettrai toute combinaison & toute liberté
à cet égard, car je n'aime pas à faire le difficile sans
sujet ; & pourvu que l'intrigue soit double, afin
que mes seconds acteurs ne disent pas que je leur fais jouer
des rôles subalternes, je ne vous chicanerai point sur le
reste. Chaque acteur chantera deux fois dans chaque acte,
excepté peut-être au troisième, où l'action se hâtant vers
sa fin, ne vous permettra plus de placer autant d'airs que
dans les actes précédents. L'acteur subalterne pourra aussi
moins chanter que les autres.
6.
Je n'ai besoin que d'un seul duetto : il appartient
de droit au premier acteur & à la première actrice ;
les autres acteurs n'ont pas de privilège de chanter ensemble.
Il ne faut pas que ce duetto soit placé au troisième
acte ; il faut tâcher de le mettre à la fin du premier
ou du second, ou bien au milieu d'un de ces actes, immédiatement
avant le changement de la décoration.
7. Il faut
que chaque acteur quitte la scène immédiatement après avoir
chanté son air. Ainsi lorsque l'action les aura rassemblés
sur le théâtre, ils défileront l'un après l'autre, après
avoir chanté chacun à son tour. Vous voyez que le dernier
qui reste a beau jeu de chanter un air brillant qui contienne
une réflexion, une maxime, une comparaison relative à sa
situation ou à celle des autres personnages.
8. Avant de faire
chanter à un acteur son second air, il faut que tous les
autres aient chanté leur premier ; & avant qu'il
puisse chanter son troisième, il faut que tous les autres
aient chanté leur second, & ainsi de suite jusqu'à la
fin ; car vous sentez qu'il ne faut pas confondre les
rangs, ni blesser les droits d'aucun acteur."
A ces étranges
articles on peut ajouter celui que l'aversion de l'empereur
Charles VI pour les catastrophes tragiques, rendit d'une
observation indispensable. Ce prince voulut que tout le
monde sortît de l'Opéra content & tranquille, &
Metastasio fut obligé de raccommoder tout si bien que vers
le dénouement tous les acteurs du drame fussent heureux.
On pardonnait aux méchants, les bons renonçaient à la passion
qui avait causé leur malheur ou celui des autres dans le
cours du drame, ou bien d'autres obstacles disparaissaient :
chaque acteur se prêtait un peu, & tout était pacifié
à la fin de l'Opéra.
Voilà les principes
sur lesquels on fonda la poétique de l'Opéra italien. Le
poète lyrique fut traité à-peu-près comme un danseur de
corde à qui on lie les pieds, afin de rendre son métier
plus difficile, & ses tours de force plus éclatants
Si Metastasio,
malgré ses entraves, a pu conserver encore à ses pièces
du naturel & de la vérité, on en est justement surpris ;
mais l'ensemble du poème lyrique a dû nécessairement
se ressentir de ces lois bizarres & absurdes ;
la force des moeurs a dû disparaître avec celle de l'intrigue ;
le second couple d'amoureux a dû entraîner cet amour épisodique
qui dépare presque tous les opéra d'Italie. De cette manière,
le poème lyrique est devenu un problème où il s'agissait
de couper toutes les pièces sur le même patron, de traiter
tous les sujets historiques & tragiques à-peu-près avec
les mêmes personnages.
L'Opéra-comédie
ou bouffon n'a pas été sujet, à la vérité, à toutes ces
entraves ; mais il n'a été traité en revanche que par
des farceurs ou des poètes médiocres, qui ont tout sacrifié
à la saillie du moment. Ces pièces sont ordinairement pleines
de situations comiques, parce que la nécessité de placer
l'air produit la nécessité de créer la situation ; mais
pourvu qu'elle fût originale & plaisante, on pardonnait
au poète l'extravagance du plan & de l'ensemble, &
les moyens pitoyables dont il se servait pour amener les
situations.
Ce qu'il faut
avouer à la gloire du poète & du compositeur, c'est
qu'ils ne se sont jamais trompés un instant sur leur vocation
ni sur la destination de leur art ; & si l'Opéra
italien est rempli de défauts qui en affaiblissent l'impression
& l'effet, heureusement il n'y en a aucun qu'on ne puisse
retrancher sans toucher au fond & à l'essence du poème
lyrique.
De
quelques accessoires du poème lyrique.
Nous avons dit ce qu'il faut penser des couplets, des
duo, & de la manière dont on peut faire chanter deux
ou plusieurs acteurs ensemble sans blesser le bon sens &
la vraisemblance; il nous reste à parler des choeurs, qui
sont très fréquents dans les Opéra français, & très
rares dans les Opéra italiens. Celui-ci est ordinairement
terminé par un couplet que tous les acteurs réunis chantent
en choeur, & qui ne tenant point au sujet, disparaîtra
dès qu'il sera permis au poète de dénouer sa pièce comme
le sujet l'exige. Il n'y a pas moyen de coudre un couplet
au choeur après l'Opéra de Didon abandonnée. Dans l'Opéra
français chaque acte a son divertissement, & chaque
divertissement consiste en danses & en choeurs chantants
; & les partisans de ce spectacle ont toujours compté
les choeurs parmi ses principaux avantages.
Pour juger
quel cas il en faut faire, on n'a qu'à se souvenir de ce
qui a été dit plus haut au sujet du couplet, que le bon
goût n'a jamais permis de regarder comme une partie de la
musique théâtrale. S'il est contre le bon sens qu'un acteur
réponde à l'autre par une chanson, avec quelle vraisemblance
une assemblée entière ou tout un peuple pourra-t-il manifester
son sentiment, en chantant ensemble & en choeur le même
couplet, les mêmes paroles, le même air ? Il faudra donc
supposer qu'ils se sont concertés d'avance, & qu'ils
sont convenus entre eux de l'air & des paroles, par
lesquels ils exprimeraient leur sentiment sur ce qui fait
le sujet de la scène, & ce qu'ils ne pourvoient savoir
auparavant ? Que dans une cérémonie religieuse le peuple
assemblé chante une hymne à l'honneur de quelque divinité,
je le conçois ; mais ce couplet est un cantique sacré que
tout le peuple sait de tout tems par coeur ; & dans
ces occasions les choeurs peuvent être augustes & beaux.
Tout un peuple témoin d'une scène intéressante, peut pousser
un cri de joie, de douleur, d'admiration, d'indignation,
de frayeur, &c. Ce choeur qui ne sera qu'une
exclamation de quelques mots, & plus souvent qu'un cri
inarticulé, pourra être du plus grand effet. Voilà à-peu-près
l'emploi des choeurs dans la tragédie ancienne ; mais que
ces choeurs sont différents de ces froids & bruyants
couplets que débitent les choristes de l'Opéra français
sans action, les bras croisés, & avec un effort de poumons
à étourdir l'oreille la plus aguerrie !
Le bon goût
proscrira donc les choeurs du poème lyrique, jusqu'à
ce que l'Opéra se soit assez rapproché de la nature pour
exécuter les grands tableaux & les grands mouvements
avec la vérité qu'ils exigent. A ce beau moment pour les
Arts, qu'on m'amène l'homme de génie qui sait la langue
des passions & la science de l'harmonie, & je serai
son poète, & je lui donnerai les paroles d'un choeur
que personne ne pourra entendre sans frissonner. Supposons
un peuple opprimé, avili sous le règne d'un odieux tyran.
Supposons que ce tyran soit massacré, ou qu'il meure dans
son lit (car qu'importe après tout le sort d'un méchant
?), & que le peuple ivre de la joie la plus effrénée
de s'en voir délivré, s'assemble pour lui proclamer un successeur.
Pour que mon sujet devienne historique, j'appellerai le
tyran Commode, & son successeur à l'empire,
Pertinax ; & voici le choeur que je propose au musicien
de faire chanter au peuple romain.
"
Que l'on arrache les honneurs à l'ennemi de la patrie...
l'ennemi de la patrie ! le parricide !
le gladiateur !... Qu'on arrache les honneurs au parricide.
qu'on traîne le parricide... qu'on le jette à la voierie.
Qu'il soit déchiré... l'ennemi des dieux ! le parricide
du sénat !... à la voirie, le gladiateur !...
l'ennemi des dieux ! l'ennemi du sénat ! à la voirie,
à la voirie !... Il a massacré le sénat, à la voirie !...
Il a massacré le sénat, qu'il soit déchiré à coups de crocs
!... Il a massacré l'innocent : qu'on le déchire...
qu'on le déchire, qu'on le déchire... Il n'a pas épargné
son propre sang ; qu'on le déchire... Il avait médité
ta mort ; qu'on le déchire... Tu as tremblé pour nous,
tu as tremblé avec nous ; tu as partagé nos dangers...
O Jupiter, si tu veux notre bonheur, conserve nous Pertinax
!... Gloire à la fidélité des prétoriens !... aux armées
romaines !... à la piété du sénat !... Pertinax, nous te
le demandons, que le parricide soit traîné... qu'il soit
traîné, nous te le demandons... Dis avec nous, que les délateurs
soient exposés aux lions... Dis, aux lions le gladiateur...
Victoire à jamais au peuple romain !... liberté ! victoire
!... Honneur à la fidélité des soldats !... aux cohortes
prétoriennes !... Que les statues du tyran soient abattues
!... partout, partout !... Qu'on abatte le parricide, le
gladiateur !... Qu'on traîne l'assassin des citoyens...
qu'on brise ses statues... Tu vis, tu vis, tu nous commandes,
& nous sommes heureux... ah oui, oui, nous le sommes...
nous le sommes vraiment, dignement, librement... nous ne
craignons plus. Tremblez, délateurs !... notre salut le
veut... Hors du sénat, les délateurs !...
à la hache, aux verges, les délateurs !... aux lions, les
délateurs !... aux verges, les délateurs !...
Périsse la mémoire du parricide, du gladiateur !... périssent
les statues du gladiateur !... à la voirie, le gladiateur
!... César, ordonne les crocs... que le parricide du sénat
soit déchiré... ordonne, c'est l'usage de nos aïeux... Il
fut plus cruel que Domitien... plus impur que Néron... qu'on
lui fasse comme il a fait !... Réhabilite les innocents...
rends honneur à la mémoire des innocents... Qu'il soit traîné,
qu'il soit traîné !... ordonne, ordonne, nous
te le demandons tous... Il a mis le poignard dans le sein
de tous. Qu'il soit traîné !... Il n'a épargné ni âge,
ni sexe ; ni ses parents, ni ses amis. Qu'il soit traîné
!... Il a dépouillé les temples. Qu'il soit traîné !...
Il a violé les testaments. Qu'il soit traîné !...
Il a ruiné les familles. Qu'il soit traîné !... Il
a mis les têtes à prix. Qu'il soit traîné !... Il a
vendu le sénat. Qu'il soit traîné !...
Il a spolié l'héritier. Qu'il soit traîné !...
Hors du sénat, ses espions !... hors du sénat, ses
délateurs !... hors du sénat,
les corrupteurs d'esclaves !... Tu as tremblé avec
nous... tu sais tout... tu connais les bons & les méchants
Tu sais tout... punis qui l'a mérité. Répare les maux qu'on
nous a faits... nous avons tremblé pour toi... nous avons
rampé sous nos esclaves... Tu règnes. Tu nous commandes.
Nous sommes heureux... oui, nous le sommes... Qu'on fasse
le procès au parricide !... ordonne, ordonne son procès...
Viens, montre-toi, nous attendons ta présence... Hélas,
les innocents sont encore sans sépulture !... que le
cadavre du parricide soit traîné !... Le parricide
a ouvert les tombeaux. Il en a fait arracher les morts...
que son cadavre soit traîné !"
Voilà un choeur.
Voilà comme il convient de faire parler un peuple entier
quand on ose le montrer sur la scène Qu'on compare cette
acclamation du peuple romain à l'élévation de l'empereur
Pertinax, avec l'acclamation des peuples des Zéphyrs, lorsqu'Atys
est nommé grand sacrificateur de Cybèle :
Que
devant vous tout s'abaisse & tout tremble.
Vivez heureux,
vos jours sont notre espoir :
Rien n'est si beau que de voir
ensemble
Un grand mérite avec un grand
pouvoir.
Que l'on bénisse
Le ciel propice,
Qui dans vos mains
Met le sort des humains.
Ou, qu'on lui
compare cet autre choeur d'une troupe de dieux de fleuves
:
Que
l'on chante, que l'on danse,
Rions tous, lorsqu'il le faut
:
Ce n'est
jamais trop tôt
Que le plaisir commence.
On trouve bientôt la fin
Des jours de réjouissance ;
On a beau chasser le chagrin,
Il revient plutôt qu'on ne pense.
Quel peuple
a jamais exprimé ses transports les plus vifs d'une manière
aussi plate & aussi froide ? Qu'on se rappelle maintenant
l'air encore plus plat que Lully a fait sur ces couplets,
& l'on trouvera que le musicien a surpassé son poète
de beaucoup.
Que les gens
de goût décident entre ces choeurs & celui que je propose,
& ils seront forcés de m'adjuger le rang sur le premier
poète lyrique de France. C'est que le tendre Quinault a
cherché ses choeurs dans un genre insipide & faux ;
& moi, j'ai pris le mien dans la vérité & dans l'Histoire
où Lampride nous l'a conservé mot pour mot.
Ce choeur pourra
paraître long, mais ce ne sera pas à un compositeur habile
qui sentira au premier coup d'oeil avec quelle rapidité
tous ces cris doivent se succéder & se répéter. Il me
reprochera plutôt d'avoir empiété sur ses droits ; &
au lieu de m'en tenir, comme le poète le doit, à une simple
esquisse des principales idées, dont l'interprétation appartient
à la Musique, d'avoir déjà mis dans mon coeur toute sorte
de déclamations, tout le désordre, tout le tumulte, toute
la confusion d'une populace effrénée ; d'avoir distribué,
pour ainsi dire, tous les rôles & toute la partition
; d'avoir marqué les cris qui ne sont poussés que par une
seule voix, tandis qu'un autre reproche part d'un autre
côté, ou qu'une imprécation est interrompue par une acclamation
de joie ; ou qu'on se met à rappeler tous les forfaits du
tyran l'un après l'autre ; que l'un commence, il n'a
épargné ni âge, ni sexe ; qu'un autre ajoute, ni
ses parents : qu'un troisième achève, ni ses amis
; que tous se réunissent à crier : qu'il soit traîné !
voilà des entreprises dignes d'un homme de génie. Quel tableau
! je me sens frappé des cris d'un million d'hommes ivres
de fureur & de joie ; je frémis à l'aspect de l'image
la plus effrayante & la plus terrible de l'enthousiasme
populaire.
De
la danse. La danse est devenue
dans tous les pays la compagne du spectacle en Musique.
En Italie &
sur les autres théâtres de l'Europe, on remplit les entr'actes
du poème lyrique par des ballets qui n'y ont aucun
rapport. Si cet usage est barbare, il est encore de ceux
qu'on peut abolir, sans toucher au fond du spectacle ; &
cela arrivera dès que le poème lyrique sera délivré
de ses épisodes, & serré comme son esprit & sa constitution
l'exigent.
En France,
on a associé le ballet immédiatement avec le chant &
avec le fond de l'opéra. Arrive-t-il quelque incident heureux
ou malheureux, aussitôt il est célébré par des danses, &
l'action est suspendue par le ballet. Cette partie postiche
est même devenue en ces derniers temps la principale du
poème lyrique ; chaque acte a besoin d'un divertissement,
terme qui n'a jamais été pris dans une acception plus propre
& plus stricte, & le succès d'un opéra dépend aujourd'hui,
non pas précisément de la beauté des ballets, mais de l'habileté
des danseurs qui l'exécutent.
Rien, ce semble,
ne dépose plus fortement contre le poème & la
musique de l'opéra français, que le besoin continuel &
urgent de ces ballets. Il faut que l'action de ce poème
soit dénuée d'intérêt & de chaleur, puisque nous pouvons
souffrir qu'elle soit interrompue & suspendue à tout
instant par des menuets & des rigaudons ; il faut que
la monotonie du chant soit d'un ennui insupportable, puisque
nous n'y tenons qu'autant qu'il est coupé dans chaque acte
par un divertissement.
Suivant cet
usage, l'opéra français est devenu un spectacle où tout
le bonheur & tout le malheur des personnages se réduit
à voir danser autour d'eux.
Pour juger
si cet usage mérite l'approbation des gens de goût, &
si c'est un avantage inestimable, comme on l'entend dire
sans cesse, que l'opéra français a sur tous les spectacles
lyriques, de réunir la danse à la Poésie & à la Musique,
il sera nécessaire de réfléchir sur les observations suivantes.
La
danse, ainsi que le couplet, peut quelquefois être historique
dans le poème lyrique. Roland arrive au rendez-vous
que la perfide Angélique lui a donné. Après l'avoir vainement
attendue pendant quelque tems, il voit venir une troupe
de jeunes gens qui, en chantant & en dansant, célèbrent
le bonheur de Médor & d'Angélique qu'ils viennent de
conduire au port. C'est par ces expressions de joie d'une
jeunesse innocente & vive que Roland apprend son malheur
& la trahison de sa maîtresse. Cette situation est très
belle, & c'est avec raison qu'on a regardé cet acte
comme le chef-d'oeuvre du théâtre lyrique en France. Voyons
si l'exécution & la représentation théâtrale répondent
à l'idée sublime du poète, & si Quinault n'a pas été
obligé lui-même de la gâter pour se conformer à l'usage
de l'opéra. Roland, après avoir attendu longtemps, après
avoir examiné les chiffres & les inscriptions, &
réprimé les soupçons que son coeur jaloux en a conçus, entend
une musique champêtre. C'est la jeunesse qui revient sur
ses pas, après avoir conduit Médor & Angélique. Roland,
dans l'espérance de trouver sa maîtresse parmi cette troupe
joyeuse, quitte la scène & va au-devant du bruit. A
l'instant même la jeunesse dansante & chantante paraît
Roland devrait reparaître avec elle ; mais apparemment
qu'il s'est déjà aperçu qu'Angélique n'y est point. Ainsi
il va la chercher dans les lieux d'alentour, & abandonne
la place aux danseurs & aux choristes. Ce n'est qu'après
que ceux-ci nous ont diverti pendant une demi-heure par
leurs couplets & leurs rigaudons, que le héros revient
& s'éclaircit sur son malheur. Il est évident qu'en
ne consultant sur ce ballet que le bon goût, la jeunesse
ne fera autre chose que traverser le théâtre en dansant
; que dans le premier instant ils nommeront Médor &
Angélique ; que dès cet instant Roland s'éclaircira
sur son malheur en frémissant, & qu'il n'aura pas plus
que nous la patience d'attendre que les entrées & les
contredanses soient finies pour apprendre un sort qui nous
intéresse uniquement. J'avoue qu'il n'est pas contre la
vraisemblance qu'une jeunesse pleine de tendresse &
de joie s'arrête dans un lieu délicieux pour danser &
chanter ; mais c'est seulement suspendre l'action du
poème au moment le plus intéressant : car ce
ne sont ni les amours d'Angélique & de Médor, ni leur
éloge, qui font le sujet de la scène. Eh que nous font tous
les froids couplets qu'on chante à cette occasion ?
c'est le malheur de Roland & la manière naturelle &
naïve dont il en est instruit, qui font le charme &
l'intérêt de cette situation vraiment admirable.
Je me suis
étendu exprès sur le ballet le plus heureusement placé qu'il
y ait sur le théâtre lyrique en France, & l'on voit
à quoi le goût & le bon sens réduisent ce ballet. Que
feront-ils donc de ceux que le poète amène à tout propos ;
& si leur voix est jamais écoutée sur ce théâtre, sera-t-il
permis à un héros de l'opéra de prouver à sa maîtresse l'excès
de ses feux par une troupe de gens qui danseront autour
d'elle ?
Mais l'idée
d'associer dans le même spectacle deux manières d'imiter
la nature, ne serait-elle pas essentiellement opposée au
bon sens & au vrai goût ? Ne serait-ce pas là une
barbarie digne de ces temps gothiques où le devant d'un
tableau était exécuté en relief, où l'on barbouillait une
belle statue pour lui faire des yeux noirs ou des cheveux
châtains ? Serait-il permis de confondre deux hypothèses
différentes dans le même poème, & de le faire
exécuter moitié par des gens qui disent qu'ils ne savent
parler qu'en chantant, moitié par d'autres qui prétendent
n'avoir d'autre langage que celui du geste & des mouvements
?
Pour exécuter
ce spectacle avec succès, ne faudrait-il pas du moins avoir
des acteurs également habiles dans les deux arts, aussi
bons danseurs qu'excellents chanteurs ? Comment serait-il
possible de supporter que les uns ne dansassent jamais,
& que les autres ne chantassent jamais ? Serait-il bien
agréable pour un Dieu de ne savoir pas danser le plus méchant
couplet d'une chaconne, & d'être obligé de céder sa
place à M. Vestris, qui n'est qualifié dans le programme
que du titre de suivant, mais qui écrase son Dieu en un
instant par la grâce & la noblesse de ses attitudes,
tandis que celui-ci est relégué avec son rang suprême sur
une banquette dans un coin du théâtre ?
Une exécution
ou puérile ou impossible, voilà un des moindres inconvénients
de cette confusion de deux talents, de deux manières d'imiter,
qu'on a osé regarder comme un avantage, & qui a certainement
empêché les progrès de la danse en France.
A en juger
par l'emploi continuel des ballets, on serait autorisé à
croire que l'art de la danse est porté au plus haut degré
de perfection sur le théâtre de l'opéra français ;
mais lorsqu'on considère que le ballet n'est employé à l'opéra
français qu'à danser & non à imiter par la danse, on
n'est plus surpris de la médiocrité où l'art de la danse
est resté en France, & l'on conçoit qu'un français plein
de talents & de vues (M. Noverre), a pu être dans le
cas d'aller créer le ballet loin de sa patrie
Il est vrai
qu'en lisant les programmes des différents opéra, on y trouve
une variété merveilleuse de fêtes & de divertissements ;
mais cette variété fait place dans l'exécution à la plus
triste uniformité. Toutes les fêtes se réduisent à danser
pour danser ; tous les ballets sont composés de deux
files de danseurs & de danseuses qui se rangent de chaque
côté du théâtre, & qui se mêlant ensuite, forment des
figures & des groupes sans aucune idée. Les meilleurs
danseurs cependant sont réservés pour danser tantôt seuls,
tantôt deux ; dans les grandes occasions ils forment des
pas de trois, de quatre, & même de cinq ou de six, après
quoi le corps du ballet qui s'est arrêté pour laisser la
place à ses maîtres, reprend ses danses jusqu'à la fin du
ballet. Pour tous ces différents divertissements, le musicien
fournit des chaconnes, des loures, des sarabandes, des menuets,
des passe-pieds, des gavottes, des rigaudons, des contredanses.
S'il y a quelquefois dans un ballet une idée, un instant
d'action, c'est un pas de deux ou de trois qui l'exécute,
après quoi le corps du ballet reprend incontinent sa danse
insipide. La seule différence réelle qu'il y a d'une fête
à une autre, se réduit à celle que le tailleur de l'opéra
y met, en habillant le ballet tantôt en blanc, tantôt en
vert, tantôt en jaune, tantôt en rouge, suivant les principes
& l'étiquette du magasin.
Le ballet n'est
donc proprement dans l'opéra français qu'une académie de
danse, où sous les yeux du public les sujets médiocres s'exercent
à figurer, à se rompre, à se reformer, & les grands
danseurs à nous montrer des études plus difficiles dans
différentes attitudes nobles, gracieuses & savantes.
Le poète donne à ces exercices académiques cinq ou six noms
différents dans le cours de son poème ; il fait donner à
ses danseurs tantôt des bas blancs, tantôt des bas rouges,
tantôt des perruques blondes, tantôt des perruques noires
; mais l'homme de goût aperçoit d'ailleurs aucune diversité
dans ces ballets, & ne peut que regretter que tant d'habiles
danseurs ne soient employés qu'à faire sur un théâtre des
pas & des tours de salle.
C'est en effet
avoir méconnu trop longtemps l'usage de l'art qui agit sur
nos sens avec le plus d'empire, & qui produit les impressions
les plus profondes & les plus terribles. Que dirions-nous
d'une académie de peintres & de statuaires qui dans
une exposition publique de leurs ouvrages ne nous montreraient
que des études, des têtes, des bras, des jambes, des attitudes,
sans idée, sans application, sans imitation précise ? Toutes
ces choses ont sans doute du prix aux yeux d'un connaisseur
éclairé ; mais un salon d'exposition est autre chose
qu'un atelier.
Il en est de
la danse comme du chant : la joie doit avoir créé les
premières danses comme elle a inspiré les premiers chants ;
mais un menuet, une contredanse, & toute la danse récréative
d'un bal, sont précisément aussi déplacés sur le théâtre
que la chanson & le couplet. Ce n'est que lorsque l'homme
de génie s'est aperçu qu'on pouvait faire de la danse un
art d'imitation propre à exprimer sans autre langue que
celle du geste & des mouvements tous les sentiments
& toutes les passions, ce n'est qu'alors que la danse
est devenue digne de se montrer sur la scène ; il est
vrai que ce spectacle est celui de tous qui a fait le moins
de progrès parmi les modernes ; & si nous en avons
vu quelques essais en Italie, en Angleterre, en Allemagne,
il faut convenir qu'il est encore loin de ces effets prodigieux
des pantomimes dont l'histoire ancienne nous a conservé
la mémoire.
Le spectacle
en danse a besoin d'un poète, d'un musicien, & d'un
maître de ballets. Son hypothèse est d'imiter la nature
par le geste & par la pantomime, sans autre discours,
sans autre accent que celui que la musique instrumentale
fournira à l'interprétation de ses mouvements Le poème
dansé, ou ballet, doit être suivi, noué, dénoué, comme le
poème lyrique. Il exige encore plus que lui la rapidité
de l'action & une grande variété de situations. Comme
le discours ne peut être exprimé dans ce drame que par le
geste, rien n'y serait plus déplacé que des scènes de raisonnement
& de conversation, & le dialogue en général n'y
peut être employé, soit dans la tragédie, soit dans la comédie,
qu'autant qu'il sert indispensablement de passage &
de préparation aux grands tableaux & aux situations
intéressantes.
Toute la poétique
du poème lyrique s'applique naturellement & d'elle-même
au poème ballet. Comme rien n'est moins naturel qu'un
opéra où l'on chante d'un bout à l'autre, rien aussi ne
serait plus faux qu'un ballet où l'on danserait toujours.
Le créateur du poème ballet a dû connaître &
distinguer dans la nature le moment tranquille & le
moment passionné, celui de la scène & celui de l'air.
Il a dû chercher deux manières distinctes pour exprimer
deux moments si différents, & partager son poème
entre la marche & la danse, comme le musicien partage
le sien entre le récitatif & l'air.
Suivant ces
principes, les personnages du poème ballet ne danseront
qu'au moment de la passion, parce que ce moment est réellement
dans la nature celui des mouvements violents & rapides.
Le reste de l'action ne sera exécuté que par des gestes
simples, par une marche cadencée, plus marquée, plus poétique,
que la démarche ordinaire dont il n'y aurait pas moyen de
passer naturellement & avec vérité au moment de la danse.
Ce moment tiendra
dans le poème ballet la place que l'air occupe dans
le poème lyrique ; mais l'on jugera aisément
que ce moment ne peut être employé à danser des menuets,
des gavottes ou des couplets de chaconne. Tous ces airs
de danse ne signifient rien, n'imitent rien, n'expriment
rien. L'air du moment de la danse dont le poète aura indiqué
le sujet & la situation, sera de la part du musicien
le développement de la passion & de tous ses mouvements
Le maître des ballets & le danseur intelligent, s'ils
entendent cette langue, comme la profession de leur art
l'exige, trouveront dans l'air du musicien tous leurs gestes
notés avec la succession & les nuances de tous les mouvements
Lorsque le
poète aura créé un tel poème, & que le spectacle
en danse aura acquis le degré de perfection dont il est
susceptible, un grand compositeur ne dédaignera plus de
mettre le poème ballet en musique, parce que ce ne
sera plus un recueil de jolis menuets & d'autres petits
airs de danse, plus dignes de la guinguette que du théâtre,
& qu'on abandonne en Italie & en Allemagne avec
raison au premier petit violon de l'orchestre. Cette suite
de grandes & belles situations, puisée dans le sujet
d'une action unique, & terminée par une catastrophe
convenable, ouvrira au contraire au compositeur une vaste
& brillante carrière, où il pourra déployer ses talents,
& concourir à l'effet du spectacle le plus noble &
le plus intéressant qu'on puisse offrir à une nation passionnée
pour les beaux arts.
Le maître des
ballets & le danseur sentiront de leur côté que l'exécution
de ce poème demande autre chose que des pirouettes
& des gargouillades ; que des attitudes fortes
ou gracieuses, des aplombs & tout le détail des exercices
académiques & des tours de salle, n'ont de prix sur
le théâtre qu'autant qu'ils sont placés à-propos, avec goût
& avec intelligence, qu'ils servent à l'expression d'une
situation touchante, d'une action intéressante & pathétique,
& qu'on aperçoit dans le danseur, indépendamment de
cette science, une étude profonde de la nature & de
la vérité de ses mouvements
Ce qui vient
d'être dit ne contient que les premiers éléments d'une poétique
de la danse, mais qui mériteraient pour les progrès d'un
art bien peu perfectionné, d'être développés avec plus de
soin & dans un plus grand détail. Les lettres pleines
de chaleur & de vues que M. Noverre a publiées sur la
danse, il y a quelques années, paraissent lui imposer le
devoir d'écrire cette poétique, & de rendre à son art
l'empire qui lui est dû & qu'il a exercé chez les anciens
par la magie & l'enthousiasme de son langage.
De
l'exécution du poème lyrique.
La réunion du chant & de la danse dans le même poème
ne serait point impossible, & serait peut-être une chose
désirable ; mais cette association serait bien différente
de celle qu'on a imaginée dans l'opéra français, & que
le bon goût semble proscrire.
Le chant est
un art si difficile, il demande tant d'application &
d'étude, qu'il ne faut pas espérer qu'un grand chanteur
puisse aussi être grand acteur. Ce cas serait du moins trop
rare pour n'être pas regardé comme une exception. L'exécution
du chant & l'expression qu'il exige occupent déjà trop
un chanteur pour lui permettre de donner le même soin à
l'action. Très souvent les mouvements que la situation demande,
sont si violents, qu'ils ne permettraient guère de chanter
avec grâce, ni même avec la force nécessaire ; &
je crois impossible qu'au dernier période de la passion,
le même acteur puisse chanter avec la chaleur & l'enthousiasme
qu'il exige, & s'abandonner en même tems au délire &
au plus grand désordre de la passion, sans que la précision
de son chant en souffre.
D'un autre
côté, en réfléchissant sur le génie de l'air ou aria
des Italiens, on voit évidemment qu'il est dans son principe
autant destiné à l'expression du geste qu'à celle du chant,
& un pantomime intelligent trouvera dans la partie instrumentale
de l'air tous ses gestes, toute la succession de ses mouvements
notés avec la plus grande finesse. La musique a encore sur
ce point merveilleusement suivi la nature. Car la passion
n'élève pas seulement la voix, ne varie pas seulement les
inflexions ; elle met la même variété & la même chaleur
aussi dans le geste & dans les mouvements : ainsi le
moment de la passion doit être en effet la réunion de ces
deux expressions. Comment les rendrons-nous donc sur nos
théâtres, sans que l'une souffre par l'autre ?
Les plus grandes
découvertes sont toujours l'ouvrage du hasard. A Rome, Andronicus,
fameux acteur, c'est-à-dire chanteur & pantomime à la
fois, est enroué un jour à force de bis ; revocatus obtudit
vocem. Le public ne veut pas se passer d'un acteur chéri :
Andronicus continue donc les jours suivants de danser la
pantomime, agit canticum ; mais comme son enrouement
ne lui permet pas de chanter, il place un enfant devant
le flûteur ou l'orchestre, & cet enfant chante pour
lui : puerum ante tibicinem statuit ad canendum.
Cet expédient
plaît au peuple. Andronicus dispensé par un accident de
chanter, s'abandonne avec plus de chaleur au geste &
à la pantomime ; & depuis ce moment l'opéra, canticum,
est exécuté par deux sortes d'acteurs qui représentent un
même sujet en même tems, sur les mêmes airs, sur les mêmes
mesures, sur la même scène, les uns par le chant, les autres
par la danse ou pantomime. L'historien, ou le pantomime
ne chante plus que de la main, histrionibus fabularum
actus relinquitur ; & le chanteur ne joue plus
que de la voix. La voix d'accord avec la flûte explique
en chantant le sujet, tandis que la danse d'accord avec
la mesure du chant, l'exécute en gesticulant. Ad manum
cantatur... Diverbia voci relicta. Voyez Tite-Live.
Ce que le hasard
établit jadis sur le théâtre de Rome, une imitation réfléchie
devrait nous le faire adopter dans l'exécution de notre
poème lyrique. Par ce moyen nos castrats qui sont
ordinairement des chanteurs si excellents, & des acteurs
si médiocres, ne seraient plus que des instruments parlant
placés dans l'orchestre & le plus près de la scène qu'il
serait possible. Ils exécuteraient la partie du chant avec
une supériorité dont rien ne pourrait les distraire, tandis
qu'un habile pantomime exécuterait la partie de l'action
avec la même chaleur & la même expression.
Plus on pénétrera
l'esprit du poème lyrique, plus on sera engoué de
cette idée. L'opéra ainsi exécuté ne serait plus restreint
à ne charmer qu'un petit nombre d'hommes excessivement sensibles
& qui entendent le langage de la musique. Le plus ignorant
d'entre le peuple serait aussi avancé que le plus grand
connaisseur, parce que le pantomime aurait soin de lui traduire
la musique mot pour mot, & de rendre intelligible à
ses yeux ce qu'il n'a pu entendre de ses oreilles.
Cette manière
d'exécuter le poème lyrique rendrait aussi au poète
& au compositeur l'empire que le chanteur & l'entrepreneur
ont usurpé sur eux. Tout ce qui ne tient pas au fond du
sujet ne serait plus supportable sur ce théâtre. Tout le
style figuré & épique disparaîtrait des ouvrages dramatiques :
car quel geste le pantomime trouverait-il pour l'expression
de telles paroles & de tels airs ? & comment
nous ferait-il sentir, sans devenir ridicule, qu'il ressemble
à un coursier indompté & fier, ou qu'il se compare à
un vaisseau battu par la tempête ? Les situations les
plus pathétiques ne seraient plus énervées par des épisodes
froids & subalternes. Le poète, peu embarrassé de la
durée du spectacle & du nombre des acteurs, conduirait
son sujet par une intrigue simple, forte & rapide à
la catastrophe que l'histoire ou la nature des choses aurait
indiquée. Je ne sais combien d'actes, combien de décorations,
combien d'acteurs il faudrait pour l'opéra d'Andromaque
ou de Didon ainsi construit & exécuté ; mais je
sais que ces sujets dépouillés de tout ce qui les défigure
& les énerve, feraient les impressions les plus profondes
& les plus terribles. Le musicien aurait rien changé
à son faire ; le poète aurait rapproché le sien de
la simplicité & de la force du théâtre d'Athènes, &
la représentation théâtrale aurait acquis une vérité &
un charme dont il serait téméraire de marquer les effets
& les bornes.
Supposé que
la durée d'un drame ainsi serré ne remplisse pas le tems
consacré au spectacle, rien empêcherait d'imiter encore
l'usage d'Athènes en représentant plus d'une pièce Le poème
lyrique chanté & dansé serait suivi du poème ballet :
celui-ci seul serait peut-être propre à représenter quelques
instants d'un merveilleux visible.
Mais le sort
de l'homme veut que sa petitesse paraisse toujours à côté
de ses plus sublimes efforts de génie ; & nous
mettons dans les affaires les plus sérieuses tant de négligence
& d'inconséquence, qu'il ne faut pas nous croire capables
de l'obstination & de la persévérance nécessaires à
la perfection d'un simple art d'amusement. Et le sort des
empires, & le sort des théâtres sont l'ouvrage du hasard :
tout dépend de ce concours de circonstances qu'un heureux
ou un mauvais hasard rassemble. Qu'il paraisse quelque part
en Europe un grand prince ; & après avoir acquis
par ses travaux le droit de consacrer un glorieux loisir
à la culture des Beaux-arts, qu'il porte ses vues sur le
plus beau de tous, & l'art dramatique deviendra sous
son règne le plus grand monument érigé à la félicité publique
& à la gloire du génie de l'homme.
Les Italiens
ont un poème lyrique qu'ils appellent oratorio ;
ce sont des drames dont le sujet est tiré de nos livres
sacrés. On les a quelquefois joués sur des théâtres élevés
dans les églises ; mais ces exemples sont rares, &
communément on ne fait aucun usage de ces pièces. Il est
étonnant que la puissance spirituelle, qui favorise si fort
en Italie les pompes religieuses, n'ait pas secondé la Poésie
& la Musique dans le dessein de se consacrer à la Religion.
De tels spectacles auraient pu devenir très augustes &
très intéressants dans la célébration des solennités de
l'Eglise.
Il ne serait
pas singulier qu'un homme de goût fît plus de cas des oratorio
de Metastasio, que de ses opéra les plus célèbres. On apercevait
bien que le poète n'y a pas été assujetti à une foule de
lois arbitraires & absurdes, qui n'ont tendu qu'à le
gêner & qu'à défigurer le poème lyrique.
Le compositeur
pourrait se permettre dans l'oratorio un style plus
élevé, plus figuré que celui de l'opéra. La religion qui
rend ce drame sacré, semble aussi autoriser le musicien
d'éloigner ses personnages un peu plus de la nature par
des accents moins familiers à l'homme, & par une plus
forte poésie.
