Le
texte suivant a été publié par Claude Debussy dans le
Figaro du 8 mai 1908.
Monsieur
de La Pouplinière, riche fermier général, ami des arts, profitait
de cette aimable situation pour faire de la pauvre musique
à ses moments perdus. Pourtant il avait du goût, et nous lui
devons un partie du génie de Rameau.
Du
moins il arrive au moment où Rameau,
tout en pressentant qu'il réussira dans la musique dramatique,
ne trouve rien qui lui fournisse le sérieux prétexte d'en
écrire.
La
Pouplinière le met en relation avec l'abbé Pellegrin, faiseur
de tragédies, qui, dénaturant la Phèdre de Racine,
lui confectionne Hippolyte et Aricie dont l'indigence
poétique est extrême, mais qui contient un spectacle varié
en divertissements, entrées de bergers, choeurs de prêtresses,
choeurs de chasseurs, et toutes espèces de symphonies où pourra
s'exercer la prodigieuse invention de Rameau.
On
joua Hippolyte et Aricie chez La Pouplinière d'abord ;
la réussite en fut si complète que l'abbé Pellegrin en rendit
les cinquante pistoles qu'il avait exigées en cas d'insuccès.
La
première représentation eut lieu le 1er octobre 1733. On trouva
généralement qu'il y avait trop de musique ; des gens
s'en fâchèrent comme d'une offense. Il ne pourra jamais en
être autrement : le mouvement qui fait avancer le génie
en faisant reculer le public est un réflexe. C'est aussi une
très vieille constatation qui permet aux esprits indécis de
se fixer, à défaut d'autres moyens d'information. Hâtons-nous
de dire, pour diminuer les craintes qu'on pourrait avoir de
manquer à ce jugement, que les occasions de le vérifier sont
extrêmement rares.
Dans
la suite, le tumulte des premières représentations s'apaisa,
le succès devint presque un triomphe.
Si
Rameau y trouve l'encouragement
à continuer d'écrire pour l'Opéra, sa vie n'en est pas moins
faite de constante mauvaise humeur et d'indiscible besoin
de solitude ; il ne trouva guère de repos qu'en écoutant
sa musique - dieu sait après quelles batailles !
- Il se dispute avec les philosophes de son temps, tout
en ayant cherché ardemment leur approbation ; ceux-ci
avaient la dent aussi large que dure, et Rousseau, l'un d'eux,
des raisons - pas très valables - d'en vouloir à
Rameau.
Ils
avaient chacun leur façon de comprendre l'harmonie, et dans
cette querelle de système à système, il fallait bien que le
musicien fût battu. La fin de sa vie s'entoure de considération
et d'honneur sous forme de lettres de noblesse dont la mort
lui empêche de porter les armoiries.
Pourquoi
la musique française oublie-t-elle Rameau
pendant un demi-siècle est un mystère fréquent dans l'histoire
de l'art, qui ne s'explique peut-être que par l'arbitraire
et étrange enchaînement des événements historiques. La reine
Marie-Antoinette qui ne cessa jamais d'être autrichienne,
sentiment qu'on lui fit payer une fois pour toutes, imposa
Gluck au goût français ; de ce coup, nos belles traditions
se faussent, notre besoin de clarté se noie, et en passant
par Meyerbeer nous aboutissons, très logiquement d'ailleurs,
à Richard Wagner. Pourquoi cela ?... Wagner est nécessairement
l'épanouissement de l'art en Allemagne - épanouissement
prodigieux ; mais aussi virtuelles funérailles, -
on peut douter, sans singularité, qu'il eût jamais quelque
chose à faire en France, en tant qu'influence sur notre façon
de penser, s'entend ; et s'il n'est permis qu'à l'avenir
de juger les événements, sans passion de parti, nous pouvons
au moins constater ce fait brutal : il n'y a plus de
tradition française.
Pourquoi
ne pas regretter cette façon charmante d'écrire la musique,
que nous avons perdue, aussi bien qu'il est impossible
de retrouver la trace de Couperin. Elle évitait toute redondance
et avait de l'esprit ; nous n'osons presque plus avoir
de l'esprit, craignant de manquer de grandeur, ce à quoi nous
nous essoufflons sans y réussir bien souvent.
Et
cette subtilité si souple à nombrer les syllabes de notre
douce langue, qu'est-elle devenue ? Nous la retrouverons
dans cet Hippolyte et Aricie de 1733 que l'opéra va
représenter en 1908. Malgré le mélancolique reproche contenu
dans ces deux dates accouplées, on peut être sûr que, si le
cadre, la musique d'apparat - en quelque sorte -
se sont fanés, l'expression est restée intacte, tant elle
est juste et "en place", égale et pareille en cela
à ces choses de beauté pour toujours, qui malgré l'injuste
oubli des hommes ne pourront jamais complètement mourir.
Pourquoi
n'avoir pas suivi les bons conseils qu'il nous donnait d'observer
la nature avant de nous essayer à la décrire ? Nous n'avons
plus le temps, sans doute ? Et notre musique se tient
à la remorque des faits divers qui nous viennent d'Italie,
ou d'anecdotes légendaires - miettes tombée de la table
d'hôte tétralogique. Nous laissons inemployé le "ballet
avec chant", qui nous appartenait par les exemples décisifs
qu'en avait laissés Rameau. Quoi
que la Russie nous l'ait repris, il s'adaptait infiniment
mieux à certains côtés de notre caractère ; il suffisait
d'y conserver quelque souci d'élégance.
On
ne peut prévoir ce que sera la représentation d'Hippolyte
et Aricie à notre Opéra. C'est une tentative qui comporte
plus d'audace qu'on ne le suppose. Rameau
est un musicien de la vieille France qui, s'il se prête obligeamment
à l'agrément du spectacle, prétend ne rien abdiquer de son
droit à faire de la musique... Cela semble naturel ;
peut-être que cela ne l'est plus autant. Nous avons adopté
une manière frénétique de secouer l'orchestre comme une salade,
pendant quoi tout espoir de musique doit être complètement
abandonné. Cette frénésie est d'une beauté d'autant plus profonde
qu'on ne la perçoit qu'assez difficilement.
On
peut en craindre que nos oreilles n'aient perdu la faculté
d'écouter avec une attention délicate cette musique qui s'interdit
tout bruit disgracieux, mais réserver l'accueil d'une politesse
charmante à ceux qui savent l'écouter.
Il
serait fâcheux que nous eussions oublié ces manières qui furent
les nôtres, en y répondant par des attitudes de barbares.
Ne craignons d'être ni trop respectueux, ni trop attendris.
Ecoutons le coeur de Rameau,
jamais voix plus française ne s'est fait entendre, et depuis
longtemps, à l'Opéra.