Lettre à Gluck
Claude Debussy




"to hide art by very art"
"cacher l'art par l'art même"

 



 



 

 



 


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Le texte suivant est extrait de la "Lettre ouverte à Monsieur le Chevalier C. W. Gluck", publiée par Debussy dans le  Gil Blas du 23 février 1903. Il est reproduit ici comme le témoignage, après sa prise de conscience, de la volonté de Debussy de remettre les choses en leurs lieux et place, et parce que cette remise en place des choses concerne largement la redécouverte de l'importance de Rameau dans l'histoire de la musique.

Monsieur,

Vais-je vous écrire ou vous évoquer ? Ma lettre ne vous arrivera vraisemblablement pas, et il est douteux que vous consentiez à quitter le séjour des ombres heureuses pour venir causer avec moi des destinées d'un art, dans lequel vous avez suffisamment excellé, pour désirer que l'on vous laisse en dehors des discussions qui ne cessent de l'agiter. J'userai donc alternativement de l'écriture ou de l'évocation en vous dotant d'une vie imaginaire qui permet certaines licences. Veuillez excuser le manque d'admiration pour votre oeuvre ; je n'en oublierai pas le respect dû à un homme aussi illustre que vous.

En sommes, vous fûtes un musicien de cour. Des mains royales tournèrent les pages de vos manuscrits, en penchant sur vous l'approbation d'un sourire fardé. On vous tracassait bien un peu avec un certain Piccini qui écrivit plus de soixante opéras. Vous supportiez en cela une loi commune qui veut que la quantité remplace la qualité et que les Italiens aient encombré tout le marché musical. - Le Piccini ci-dessus est tellement oublié qu'il a dû prendre le nom de Puccini pour arriver à se faire jouer à l'opéra-Comique. - Par ailleurs, ces discussions entre abbés élégamment érudits et encyclopédistes dogmatiques devaient vous importer assez médiocrement ; les uns comme les autres parlaient de musique avec cette incompétence que vous trouveriez aussi vive dans notre monde. Et si vous témoigniez d'indépendance en dirigeant, sans perruque, votre bonnet de nuit sur la tête, la première représentation d'Iphigénie en Aulide, il vous importait davantage de plaire à votre roi, à votre reine. Mais, voyez-vous, votre musique garde de ces  hautes fréquentations une allure presque uniformément pompeuse : si l'on aime, c'est avec une majestueuse décence, et la souffrance même y exécute de préalables révérences... [...]

Votre art fut donc essentiellement d'apparat et de cérémonie. Les gens du commun n'y participèrent que de loin... Ils regardaient passer les autres (les heureux... les satisfaits !). Vous représentiez en quelque sorte, pour eux, le mur derrière lequel il se passe quelque chose.

Nous avons changé tout cela, Monsieur le chevalier, nous avons des prétentions sociales et nous voulons toucher le coeur des foules. - Ça n'en va pas mieux et nous n'en sommes pas plus fiers pour cela ! (vous ne vous figurez pas combien nous avons de mal à fonder un Opéra populaire).

Malgré ce côté "luxe" de votre art, il a eu beaucoup d'influence sur la musique française. On vous retrouve d'abord dans Spontini, Lesueur, Méhul, etc. ; vous contenez l'enfance des formules wagnériennes et c'est insupportable (vous verrez pourquoi tout à l'heure). Entre nous, vous prosodiez fort mal ; du moins vous faites de la langue française une langue d'accentuation quand elle est au contraire une langue nuancée. (Je sais... vous êtes allemand.) Rameau, qui aida à former votre génie, contenait des exemples de déclamation fine et vigoureuse qui auraient dû mieux vous servir - je ne parle pas du musicien qu'était Rameau pour ne pas vous désobliger. - On vous doit aussi d'avoir fait prédominer l'action du drame sur la musique... Est-ce très admirable ? A tout prendre je vous préfère Mozart, qui vous oublie absolument, le brave homme, et ne s'inquiète que de musique. Pour exercer cette prédominance, vous avez pris des sujets grecs ; cela permit de dire les plus solennelles bêtises sur les prétendus rapports entre votre musique et l'art grec.

Rameau était infiniment plus grec que vous (ne vous mettez pas en colère, je vais bientôt vous quitter). Il y a plus, Rameau était lyrique, cela nous convenait à tout point de vue ; nous devions rester lyriques sans attendre un siècle de musique pour le redevenir.

De vous avoir connu, la musique française a tiré le bénéfice assez inattendu de tomber dans les bras de Wagner ; je me plais à imaginer que, sans vous, ça ne serait non seulement pas arrivé, mais l'art musical français n'aurait pas demandé aussi souvent son chemin à des gens trop intéressés à le lui faire perdre.

Pour conclure, vous avez bénéficié des diverses et fausses interprétations que l'on donne au mot "classique" ; d'avoir inventé ce ronron dramatique, qui permet de supprimer toute musique, ne suffit pas à légitimer ce classement, et Rameau a des titres plus sérieux à être appelé ainsi.

[...]