Le
texte suivant est un extrait du compte-rendu, publié par Claude
Debussy dans le numéro de Gil Blas du 2
février 1903, rédigé après l'audition des deux premiers actes
de Castor et Pollux présentés à la Schola Cantorum,
sous la direction de Vincent d'Indy.
[...]
J'ai
dit en commençant combien était justement connu le nom de
Charles Bordes ; il n'en va pas de même pour Rameau...
Pour beaucoup de personnes, Rameau est l'auteur du célèbre
rigaudon de Dardanus, et c'est tout...
C'est
bien là un exemple de cette sentimentalité particulière au
peuple français qui le pousse à adopter frénétiquement aussi
bien des formules d'art que des formes de vêtements, qui n'ont
rien à faire avec l'esprit du sol.
On
sait l'influence de Gluck sur la musique française -
influence qui ne put se manifester que grâce à l'intervention
de la Dauphine Marie-Antoinette (Autrichienne) - aventure
assez semblable à celle de Wagner, qui dut la représentation
de Tannhäuser à Paris à la puissance de Mme
de Metternich (Autrichienne). Pourtant le génie de Gluck trouve
dans l'oeuvre de Rameau de profondes racines. Castor
et Pollux contient en raccourci les esquisses premières
que Gluck développera plus tard ; on peut faire de singuliers
rapprochements, qui permettent d'affirmer que Gluck ne put
prendre la place de Rameau sur la scène française qu'en assimilant
et rendant siennes les belles créations de ce dernier. Au
nom de quoi la tradition de Gluck serait-elle encore vivante ?
La façon pompeuse et fausse de traiter le récitatif en témoigne
suffisamment, s'il n'y avait encore cette habitude d'interrompre
impoliment l'action, ainsi que fait Orphée ayant perdu son
Eurydice, par une romance qui n'indique pas précisément un
si lamentable état d'âme... Seulement, c'est Gluck !...
et l'on s'incline. Pour Rameau, il n'avait qu'à se faire naturaliser !
C'est bien sa faute !
Nous
avions pourtant une pure tradition française dans l'oeuvre
de Rameau, faite de tendresse délicate et charmante, d'accents
justes, de déclamation rigoureuse dans le récit, sans affectation
à la profondeur allemande, ni au besoin de souligner à coups
de poings, d'expliquer à perdre haleine, qui semble dire :
"Vous êtes une collection d'idiots particuliers, qui
ne comprenez rien, si on ne vous force pas d'avance à prendre
des vessies pour des lanternes." On peut regretter
tout de même que la musique française ait suivi, pendant trop
longtemps des chemins qui l'éloignaient perfidement de cette
clarté dans l'expression, ce précis et ce ramassé dans la
forme, qualité particulières et significatives du génie français.
- Je connais fort bien la théorie du libre-échange en
art, et ce qu'elle a donné de résultats appréciables. Cela
ne peut excuser d'avoir oublié à ce point la tradition inscrite
dans l'oeuvre de Rameau, remplie de trouvailles générales,
presque uniques...
Revenons
à Castor et Pollux... Le théâtre représente
le lieu destiné à la sépulture des rois de Sparte. Après une
ouverture, bruit nécessaire pour permettre aux robes à panier
d'étaler la soie de leur tour, s'élèvent les voix gémissantes
d'un choeur célébrant les funérailles de Castor. Tout de suite
on se sent enveloppé d'une atmosphère tragique, qui, quand
même, reste humaine, c'est-à-dire que ça ne sent pas le peplum
ni le casque... Simplement des gens qui pleurent comme vous
et moi. Puis arrive Télaïre, amoureuse de Castor, et la plainte
la plus douce, la plus profonde qui soit sortie d'un coeur
aimant est ici traduite. Pollux paraît, à la tête des combattants ;
ils ont vengé l'insulte faite à Castor ; le choeur, puis
un divertissement guerrier dans un mouvement superbe de force,
traversé ça et là par d'éclatantes trompettes, terminent le
premier acte.
Au
deuxième acte, nous sommes dans le vestibule du temple de
Jupiter, où tout est préparé pour le sacrifice, et c'est une
pure merveille ; il faudrait tout citer... : l'air-monologue
de Pollux : "Nature, amour, qui partagez mon sort",
si personnel d'accent, si nouveau de construction, que l'espace
et le temps sont supprimés, et Rameau semble un contemporain
auquel nous pouvons dire notre admiration à la sortie.
En
vérité, cela est inquiétant !... La scène qui suit, où
Pollux et Télaïre sacrifient l'amour le plus grand au désir
des dieux, l'entrée du grand prêtre de Jupiter, Jupiter apparaissant
lui-même, assis sur son trône de gloire, si souverainement
bon, et pitoyable à la douleur humaine de Pollux, pauvre mortel
que lui, le maître des dieux, pourrait écraser à son gré.
Je répète, il faudrait tout citer...
Arrivons
à la dernière scène de cet acte. Hébé danse à la tête des
Plaisirs célestes, tenant dans leurs mains des guirlandes
de fleurs dont ils veulent enchaîner Pollux. - Jupiter
a voulu l'enchantement de cette scène afin d'arracher Pollux
à son désir de la mort. - Jamais la sensation d'une volupté
calme et tranquille n'a trouvé de si parfaite traduction ;
cela joue si lumineusement dans l'air surnaturel qu'il faut
toute l'énergie spartiate de Pollux pour échapper à ce charme,
et penser encore à Castor. (Je l'avais oublié depuis un bon
moment.)
Enfin,
il faut dire, pour conclure, ce que cette musique conserve
de fine élégance, sans jamais tomber dans l'afféterie, ni
dans des tortillements de grâce louche. L'avons-nous remplacée
par le goût du joli, ou nos préoccupations de serrurier byzantin
? Je n'ose l'affirmer. Remercions donc la Schola, MM. V. d'Indy
et Bordes, ainsi que ces artistes, formés par eux, de cette
restitution de beauté.
Que
l'on veuille bien me pardonner d'avoir tant écrit sur un sujet
qui manque peut-être d'actualité ; mais mon excuse sera
d'abord Rameau, qui en valait la peine, puis les minutes de
vraie joie dans la vie sont rares, et j'ai voulu qu'elles
ne me soient pas personnelles.