...
Dans
les derniers mois de 1731, on voit surgir autour de La Pouplinière
trois hommes qui devaient à des titres divers prendre
une place considérable dans la maison : Rameau, Voltaire
et Thieriot. D'après l'opinion généralement
admise, Rameau aurait donné des leçons de
clavecin à Thérèse Boutinon des Hayes,
maîtresse de La Pouplinière et conquis par
la suite les bonnes grâces du fermier général
; mais il s'agirait alors de savoir à quel moment
s'établirent ces relations. Thérèse
des Hayes était née en 1714 ; ni la correspondance
de Voltaire, ni les mémoires du temps ne la mentionnent
avant 1734, l'année même où elle atteignit
ses vingt ans. Par contre, la première lettre de
Voltaire qui parle d'Orphée-Rameau et des projets
relatifs à Samson est adressée à Thieriot
le 1er décembre 1731. Nous croyons donc qu'il est
plus logique et plus sûr de ne point rattacher l'amitié
de Rameau et de La Pouplinière à la liaison
du fermier général et de Thérèse
des Hayes. Que cette dernière ait eu Rameau dans
la suite comme professeur de clavecin, cela est incontestable,
mais que ces leçons aient amené la fortune
du compositeur, c'est ce qui nous paraît inconciliable
avec les dates et les faits.
Il
est plus simple d'admettre que La Pouplinière connut
Rameau de fort bonne heure, avant même son départ
pour la Provence. Sans doute, le compositeur, fixé
à Paris depuis 1723, nous apparaît comme un
personnage assez obscur, mais les curieux de musique comme
La Pouplinière n'étaient-ils pas capables
de l'aller découvrir ? Parmi les ouvrages théoriques,
la bibliothèque de la rue de Richelieu renfermait
le Traité de l'Harmonie réduite à ses
principes naturels publié en 1722. Peut-être
l'acquisition remontait-elle à cette époque.
Entre La Pouplinière et Rameau deux hommes en réalité
servirent d'intermédiaires : le financier Durey d'Harnoncourt
et le poète Piron. Pierre Durey d'Harnoncourt, fils
d'un trésorier de l'extraordinaire des guerres, était
receveur général des finances en Bourgogne,
lorsqu'il fit la connaissance de Piron qui devint son secrétaire
en 1712 ; quand le poète arriva à Paris en
1719, il trouva M. d'Harnoncourt qui s'intéressa
à lui. Le financier fut toute sa vie un ami et un
compagnon de plaisir de La Pouplinière et il est
tout naturel qu'il ait présenté Piron rue
des Petits-Champs. La Pouplinière entretenait d'excellentes
relations avec tous les hommes d'esprit qui fondèrent
le Caveau en 1733 : Collé, Crébillon, Panard,
Gentil-Bernard, Fuzelier. L'amie de Piron, la spirituelle
Mlle Quinault, se chargeait aussi de recommander le poète
dans les nombreuses maisons qui lui étaient ouvertes.
Remarquons ensuite que l'époque où Piron dût
être introduit chez La Pouplinière est précisément
celle où il collaborait avec Rameau. L'Endriague
fut jouée à la Foire Saint-Germain, le 8 février
1723, pour les débuts de Mlle Petitpas ; les deux
compatriotes donnèrent encore en 1726 l'Enrôlement
d'Arlequin et La Robe de dissenssion ou le Faux Prodige.
Lorsqu'en 1765 Maret écrivit son Eloge de Rameau,
il obtint de Piron quelques vieux souvenirs sur le compositeur
:
"Voici,
dit Piron, tout ce que j'en puis dire de science certaine,
et d'après celle des autres. Toute son âme
et son esprit étaient dans son clavecin ; quand il
l'avait fermé, il n'y avait plus personne au logis.
Il était onze heures du matin ; il allait aux Tuileries
pour y trouver de l'appétit et bien représenter
à la table de quelque gros financier qui dans sa
première jeunesse, s'étant amouraché
des violons de nos guinguettes, s'était raffiné
le goût sur la cuisine et sur la musique et ne manquait
pas de mettre à grand honneur celui de boire avec
votre illustre associé."
Tout le récit de Piron s'applique à la période
où Rameau compose des divertissements pour la Foire,
c'est-à-dire entre 1723 et 1726 ; en même temps,
comme le remarque judicieusement M. Brenet, le musicien
travaille à son Nouveau système de musique
théorique qui parut en 1726, mais dont le privilège,
assez étendu, fut utilisé en 1724 pour un
second livre de pièces de clavecin : voilà
pourquoi Piron nous le montre si préoccupé
de basse fondamentale. Quant au gros financier amateur de
musique, il ne peut être que La Pouplinière
; Durey d'Harnoncourt n'a jamais passé pour mélomane
et rien ne nous indique qu'il ait été en rapports
directs avec Rameau. Nous pouvons désormais relier
tous les anneaux de la chaîne ; Durey d'Harnoncourt
recommande Piron à son ami La Pouplinière
; le poète se hâte d'introduire à son
tour Rameau, que l'on trouve installé dans la place
vers 1725. Les renseignements donnés par Piron à
Maret nous paraissent tout à fait décisifs
en la matière.
Dans de telles conditions, on se demandera pourquoi il fallut
attendre Hippolyte et Aricie jusqu'en 1733 ? La réponse
est simple ; l'exil de La Pouplinière de 1727 à
1730 vint contrarier tous ses projets, en l'arrachant à
une vie mondaine déjà fort remplie. Il est
probable qu'il avait déjà en tête quelque
dessein d'opéra ; si le prince de Carignan n'avait
pas découvert le flagrant délit avec Mlle
Antier, Rameau aurait peut-être trouvé plus
vite la gloire.
Hors
ces témoignages et ces présomptions, il ne
nous reste aucune uvre musicale, aucun souvenir littéraire
de cette première relation entre Rameau et La Pouplinière.
Dès qu'il fut loisible au fermier général
de rentrer à Paris et de reprendre son existence
ordinaire, le musicien retrouva le chemin retrouva le chemin
de son hôtel. Quand bien même, par un détour
de sa nature capricieuse, La Pouplinière aurait oublié
Rameau, il avait des amis autour de lui pour l'en faire
souvenir. S'il n'assistait pas aux dîners du Caveau,
le goût pour le théâtre l'avait en tout
cas rapproché de l'abbé Pellegrin et de Houdard
de la Motte, les poètes à la Motte. La Motte,
qui avait soigneusement mis de côté la lettre
si attachante que Rameau lui écrivit le 25 octobre
1727, fut fort capable de la montrer à La Pouplinière,
autant que celui-ci d'y prendre un vif intérêt.
Je
rappelle les termes dans lesquels Voltaire écrit
à Thieriot le 1er décembre 1731 : "Quand
Orphée-Rameau voudra, je serai à son service.
Je lui ferai air et récits comme sa muse l'ordonnera
il y a vingt canevas que je crois qu'il a perdus et moi
aussi. Mais quand il voudra faire jouer Samson il faudra
qu'il tâche d'avoir quelque examinateur au-dessus
de la basse envie et de la petite intrigue d'auteur."
Le 11 octobre de la même année, après
une absence de quatre mois, La Pouplinière arrivait
au château de Mouy où il se promettait un long
séjour. Aurait-il donc suffi de six semaines pour
connaître, apprécier Rameau, le présenter
à Voltaire, choisir avec eux un sujet d'opéra
et assister à l'éclosion de vingt canevas
aussitôt perdus ? Qu'on ajoute encore les complication
résultant de l'installation à Paris après
un long voyage, on verra que l'hypothèse est inadmissible.
En définitive Rameau devait connaître La Pouplinière
depuis cinq ou six ans ; l'opéra de Samson s'élaborait
depuis 1730 et les deux collaborateurs avaient poursuivi
leurs négociations pendant le voyage de Hollande
qui éloignait d'eux le fermier général.
