Voltaire & Rameau
Georges Cucuel,
La Pouplinière et la musique de chambre au XVIIIe siècle, 1913.

Extrait du chapitre IV
:
"Organisation de la vie mondaine - Voltaire et Rameau : 1731-1737.
"




"to hide art by very art"
"cacher l'art par l'art même"

 

 

 



 

 



 



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Dans les derniers mois de 1731, on voit surgir autour de La Pouplinière trois hommes qui devaient à des titres divers prendre une place considérable dans la maison : Rameau, Voltaire et Thieriot. D'après l'opinion généralement admise, Rameau aurait donné des leçons de clavecin à Thérèse Boutinon des Hayes, maîtresse de La Pouplinière et conquis par la suite les bonnes grâces du fermier général ; mais il s'agirait alors de savoir à quel moment s'établirent ces relations. Thérèse des Hayes était née en 1714 ; ni la correspondance de Voltaire, ni les mémoires du temps ne la mentionnent avant 1734, l'année même où elle atteignit ses vingt ans. Par contre, la première lettre de Voltaire qui parle d'Orphée-Rameau et des projets relatifs à Samson est adressée à Thieriot le 1er décembre 1731. Nous croyons donc qu'il est plus logique et plus sûr de ne point rattacher l'amitié de Rameau et de La Pouplinière à la liaison du fermier général et de Thérèse des Hayes. Que cette dernière ait eu Rameau dans la suite comme professeur de clavecin, cela est incontestable, mais que ces leçons aient amené la fortune du compositeur, c'est ce qui nous paraît inconciliable avec les dates et les faits.

Il est plus simple d'admettre que La Pouplinière connut Rameau de fort bonne heure, avant même son départ pour la Provence. Sans doute, le compositeur, fixé à Paris depuis 1723, nous apparaît comme un personnage assez obscur, mais les curieux de musique comme La Pouplinière n'étaient-ils pas capables de l'aller découvrir ? Parmi les ouvrages théoriques, la bibliothèque de la rue de Richelieu renfermait le Traité de l'Harmonie réduite à ses principes naturels publié en 1722. Peut-être l'acquisition remontait-elle à cette époque.
Entre La Pouplinière et Rameau deux hommes en réalité servirent d'intermédiaires : le financier Durey d'Harnoncourt et le poète Piron. Pierre Durey d'Harnoncourt, fils d'un trésorier de l'extraordinaire des guerres, était receveur général des finances en Bourgogne, lorsqu'il fit la connaissance de Piron qui devint son secrétaire en 1712 ; quand le poète arriva à Paris en 1719, il trouva M. d'Harnoncourt qui s'intéressa à lui. Le financier fut toute sa vie un ami et un compagnon de plaisir de La Pouplinière et il est tout naturel qu'il ait présenté Piron rue des Petits-Champs. La Pouplinière entretenait d'excellentes relations avec tous les hommes d'esprit qui fondèrent le Caveau en 1733 : Collé, Crébillon, Panard, Gentil-Bernard, Fuzelier. L'amie de Piron, la spirituelle Mlle Quinault, se chargeait aussi de recommander le poète dans les nombreuses maisons qui lui étaient ouvertes. Remarquons ensuite que l'époque où Piron dût être introduit chez La Pouplinière est précisément celle où il collaborait avec Rameau. L'Endriague fut jouée à la Foire Saint-Germain, le 8 février 1723, pour les débuts de Mlle Petitpas ; les deux compatriotes donnèrent encore en 1726 l'Enrôlement d'Arlequin et La Robe de dissenssion ou le Faux Prodige. Lorsqu'en 1765 Maret écrivit son Eloge de Rameau, il obtint de Piron quelques vieux souvenirs sur le compositeur :

"Voici, dit Piron, tout ce que j'en puis dire de science certaine, et d'après celle des autres. Toute son âme et son esprit étaient dans son clavecin ; quand il l'avait fermé, il n'y avait plus personne au logis. Il était onze heures du matin ; il allait aux Tuileries pour y trouver de l'appétit et bien représenter à la table de quelque gros financier qui dans sa première jeunesse, s'étant amouraché des violons de nos guinguettes, s'était raffiné le goût sur la cuisine et sur la musique et ne manquait pas de mettre à grand honneur celui de boire avec votre illustre associé."
Tout le récit de Piron s'applique à la période où Rameau compose des divertissements pour la Foire, c'est-à-dire entre 1723 et 1726 ; en même temps, comme le remarque judicieusement M. Brenet, le musicien travaille à son Nouveau système de musique théorique qui parut en 1726, mais dont le privilège, assez étendu, fut utilisé en 1724 pour un second livre de pièces de clavecin : voilà pourquoi Piron nous le montre si préoccupé de basse fondamentale. Quant au gros financier amateur de musique, il ne peut être que La Pouplinière ; Durey d'Harnoncourt n'a jamais passé pour mélomane et rien ne nous indique qu'il ait été en rapports directs avec Rameau. Nous pouvons désormais relier tous les anneaux de la chaîne ; Durey d'Harnoncourt recommande Piron à son ami La Pouplinière ; le poète se hâte d'introduire à son tour Rameau, que l'on trouve installé dans la place vers 1725. Les renseignements donnés par Piron à Maret nous paraissent tout à fait décisifs en la matière.
Dans de telles conditions, on se demandera pourquoi il fallut attendre Hippolyte et Aricie jusqu'en 1733 ? La réponse est simple ; l'exil de La Pouplinière de 1727 à 1730 vint contrarier tous ses projets, en l'arrachant à une vie mondaine déjà fort remplie. Il est probable qu'il avait déjà en tête quelque dessein d'opéra ; si le prince de Carignan n'avait pas découvert le flagrant délit avec Mlle Antier, Rameau aurait peut-être trouvé plus vite la gloire.

Hors ces témoignages et ces présomptions, il ne nous reste aucune œuvre musicale, aucun souvenir littéraire de cette première relation entre Rameau et La Pouplinière. Dès qu'il fut loisible au fermier général de rentrer à Paris et de reprendre son existence ordinaire, le musicien retrouva le chemin retrouva le chemin de son hôtel. Quand bien même, par un détour de sa nature capricieuse, La Pouplinière aurait oublié Rameau, il avait des amis autour de lui pour l'en faire souvenir. S'il n'assistait pas aux dîners du Caveau, le goût pour le théâtre l'avait en tout cas rapproché de l'abbé Pellegrin et de Houdard de la Motte, les poètes à la Motte. La Motte, qui avait soigneusement mis de côté la lettre si attachante que Rameau lui écrivit le 25 octobre 1727, fut fort capable de la montrer à La Pouplinière, autant que celui-ci d'y prendre un vif intérêt.

Je rappelle les termes dans lesquels Voltaire écrit à Thieriot le 1er décembre 1731 : "Quand Orphée-Rameau voudra, je serai à son service. Je lui ferai air et récits comme sa muse l'ordonnera… il y a vingt canevas que je crois qu'il a perdus et moi aussi. Mais quand il voudra faire jouer Samson il faudra qu'il tâche d'avoir quelque examinateur au-dessus de la basse envie et de la petite intrigue d'auteur." Le 11 octobre de la même année, après une absence de quatre mois, La Pouplinière arrivait au château de Mouy où il se promettait un long séjour. Aurait-il donc suffi de six semaines pour connaître, apprécier Rameau, le présenter à Voltaire, choisir avec eux un sujet d'opéra et assister à l'éclosion de vingt canevas aussitôt perdus ? Qu'on ajoute encore les complication résultant de l'installation à Paris après un long voyage, on verra que l'hypothèse est inadmissible. En définitive Rameau devait connaître La Pouplinière depuis cinq ou six ans ; l'opéra de Samson s'élaborait depuis 1730 et les deux collaborateurs avaient poursuivi leurs négociations pendant le voyage de Hollande qui éloignait d'eux le fermier général.


2003/2007